et je m'occupe de prendre un biberon de mette deux cuiêre
a soupe de chocolat et le remplir de lait et brencher le chaufe biberon et quen
il est chaus je le se-cous et je la porte a sophie en luis tirent sa suçe
que flaurence més dans sa bouche et sophie elle més son biberon
dans la bouche c'est a dire sa tétine et le tieins d'une main elle qui
est sur le coter gauche et suçe et la je me dis que la tente et l'oncle
a vraiment des bébés mé des grend la petite qui a 6 ans
et qui a plus lages de boire le biberon en a et sa soeur qui est un peus plus
grend elle c'est la suçe et son frêre luis c'est les couches et
cullotte caoutchous qui a son ages et tous les trois a un nounouçe pour
dormir dans la nuit et a 21H jais mon repas car la tente elle fais a menger
maman laide et fons le ménage vésselle lit et laver le leinge
les pêres le aide mois c'est les enfants que je m'occupe du matin au soir
mé le ma tin je lave tous le monde de la tête au piés et
je fais tous les matins que jaime pas sa me le fais je tire le mayeaus corps
a mickael et son corte qui son mouier et je passe a la cul lotte caoutchous
ou je suis aubliger de mette més deux mains sur des couches remplis de
pisse et auresement que je les laves tous les quatre sa lave les mains mois
qui est en mayeaus bain tous les quatre que sa sois fille ou garçon il
son nue tous les quatre sous la douche ou je les frortes avec du savons et gents
toillette et le gents toillette fais aussi bein les figures que les fêsses
et sexe et ... (illisible: puis? fais?) a tous les quatre qui sois pas
pissous ou qui le sois il on le même traittement et je les essuis abille
et il von déjeuner et aprês il von jouer je lés survaille
c'est mon rolle et les relave quen il son salle sur tous que mickael luis qui
sa longe sur une sêreviette de bain sur le solle et dor un peus allor
il pisse dans son mayeaus bain et sêreviette allor il finis le reste de
la journer nue car on se salis une fois par jour pas deux [...]
La lettre de A.B. est probablement tombée du portefeuille
de Véronique, au moment de régler l'addition, dans le restaurant
où elle fut trouvée, au sol, par le patron qui me l'a confiée
; elle porte les traces des dérèglements habituels que l'on retrouve
dans les écrits de certains schizophrènes ; encore serait-il très
rapide de tenter une forme de tableau normé des effets stylistiques propres
à une comparaison clinique quelconque, tableau improbable dans lequel
chaque déviance repérable pourrait être la trace d'un symptôme
lisi ble et pertinent ;
ce serait, d'abord, négliger par excès de classification, le fait
que la sin gularité de l'écriture de chaque malade est soumise
à cette hypothèse: les étroites simi litudes visibles entre
les différentes écritures malades (je vous renvoie aux écrits
bruts compilés par Michel Thévoz, publiés par les P.U.F.)
ne sont ni plus ni moins frappantes que le peu de distance, somme toute, qui
sépare deux écritures normales.
Et, surtout, el les ne peuvent que nous ramener, vis-à-vis des errances
monstrueuses du style, à la question de l'intention, et de la formalisation
de cette intention par l'écriture. Ceci aussi, est très clairement
développé par la plupart des rédacteurs des Cahiers de
l'Art Brut.
Pourquoi ai-je décidé de faire publier par La Parole
Vaine une telle lettre? Je conviens que sa fonctionnalité est bien plus
proche des préoccupations d'un écrivain que de celles d'un simple
lecteur...
Cependant, nul n'ignore que les bricolages des écrivains et leurs maux
de crâne constituent le principal du délassement chez les amateurs
de littéra ture un peu soucieux de savoir chez qui ils mettent les pieds.
L'enseignement que pro pose la publication d'une pièce à conviction
non littéraire dans une revue rédigée par des professionnels
de l'écriture, est -d'une certaine façon- la poursuite du travail
d'analyse que Barthes avait pu développer dans son Degré zéro
de l'écriture, à propos de la notion de réalisme en littérature
; c'est principalement sur celle de vérisme que je voudrais insister.
Rien n'est plus difficile en effet à envisager,
pour un écrivain intelligent, qu'un fragment d'écriture de l'idiotie
totale, ou pour un citadin celle du parler rural (et au maximum des difficultés,
on pourrait concevoir l'écueil d'un écrivain passablement niais
voulant faire par ler à la première personne un type supposé
génial) : les sources étant le plus souvent si abusives et si
pleinement écrites qu'elles infléchissent jusqu'à la méthode
et à l'enregistre ment du moindre reportage, on pourrait douter que la
tentative vériste puisse acccoucher d'autre chose que d'une caricature
reposante.
Le problème, lors de ce type de réacclimatation, est surtout le
fruit d'une évidente erreur stratégique, celle qui conduit à
décaler les codes en gardant les structures... ceci, probablement, est
dû à l'orgueil immense que procure la certitude que toute déviance
langagière est le produit d'une corruption de sa propre langue. Il n'est
pas très difficile d'imaginer que les plus talentueux des fourbisseurs
de paralangages se viandent malgré tout dans la confusion pittoresque
; on se représente sans peine les difficultés immenses qui attendent
un écrivain voulant se figurer l'écriture de la folie...
Il aurait pu sembler que la simple reproduction du texte original
fût suffisante pour remplir cette fonction de correc tion de l'espace
limité des représentations ; mais c'est bien la retranscription
qui, ici, pose clairement le problème d'une écriture étrangère
à celle d'un auteur en quête d'authenticité : si effectivement
l'aspect global du manuscrit nous donne la meilleure image possible d'une écriture
de la folie, seule la typographie de cette lettre nous confronte véritablement
aux enjeux de l'écriture destinée à la publication, montrant
bien les effets sur lesquels un écrivain ne peut pas compter. Il sera
donc intéressant de noter que la dégradation de l'écriture
ne se rencontre que très rarement là où un esprit rationnel
aurait pu vouloir les imaginer :
A.B. ne rature pas flaurenc parce qu'il lui a semblé l'avoir mal
orthographié, mais bien parce qu'elle est arrivée en bout de ligne
; il est presque évident qu'un écrivain eût choisi l'option
de recaler le "e" manquant hors de la ligne, confondant les usages de
l'écriture d'enfance avec ceux d'un schizophrène. On notera par
la même occasion que les grossièretés volontaires d'un écrivain
ten tant l'expérience du dérèglement sont très éloignées
de celles que propose A.B. : la plu part des mots mal orthographiés ne
sont pas les plus tordus de la langue française ("bein" systématique
pour "bien", ou encore, la complexification de Natacha devenue "nathacha",
ou encore celle, invraisemblable, de "mayeaus"), là où
certains d'entre eux, au contraire, sont irréprochablemnt inscrits (mickael,
pyjama). Malgré l'énorme difficulté qui fut la mienne à
retranscrir ce texte avec exactitude (j'ai du très souvent faire appel
à la logique là où, justement, le texte la rejettait),
je pense vous le livrer aujourd'hui dans le meilleur des états.
L'absence de majuscules n'est pas due à une indécision de ma part, aucune d'entre elles n'étant en fait spécifiée dans l'original. Je finis en répétant que l'erreur usuelle de celui qui aurait voulu imaginer un texte de fou, aurait été de grossir ou diminuer les réseaux de cohérence d'une écriture normale, là où A.B., tout simplement, en a fait des suggestions parallèles et autonomes. Je dois, pour être franc, avouer que, surtout, j'ai beaucoup aimé cette incroyable let tre, son style, son rythme, et que seul mon propre dérèglement m'a permis de m'arrêter sur ce texte-là.