VERSION PDF IMPRIMABLE
Si c’est vendable, c’est pas une œuvre !
Pour Henri Meschonnic…
Et si je m’obstine, ce n’est pas bêtise.
C’est parce que je suis condamné à vivre dans
mes propriétés et qu’il faut bien que j’en fasse
quelque chose.
Mes propriétés, Henri Michaux
Anticipons sur la propriété qu’une œuvre est rare et difficile, qu’elle défie le temps de sa compréhension et de sa valeur, que nous ne choisissons pas de la reconnaître mais que sa reconnaissance s’impose à nous, qu’elle n’accède au présent que de casser le contemporain, là où il fait masse comme fermeture de la pensée. Elle fait l’utopie, là où le contemporain socialise la pensée.
Rappelons nous un instant : que dire devant une œuvre ? Comment ce qu’elle nous fait passe-t-il dans le langage ? Nous ne savons pas le dire ; nous ne savons pas prédire l’inconnu d’un sens qui se fait de l’altérité du sujet. Une œuvre bouleverse la pensée dans la difficulté à dire et elle tient le langage comme problème de sa propre pensée. Dans cette altérité, l’activité de l’inconnu reste inconnue au sens.
Sortez d’un film, qu’est-ce que vous en pensez ? Si c’est une œuvre, il n’y a rien à dire. Dans un livre, plus qu’ailleurs encore, le langage tout entier est silence ; dans sa transformation-sujet, il renvoie au travail de l’inconnu, à d’autres sujets qui débordent le langage. Il se fait en traversant les mots qui le composent. Le monde y est non pas sur les mots, mais entre les mots du sujet. Je me souviens avoir été transformé du Pèse-Nerfs, de L’homme sans qualité, du Procès, de la Nuit remue, d’avoir été mis devant mon incapacité à parler, à simplement faire le rapport d’objets extérieurs à moi-même. Je ne me souviens pas des mots mais de l’émanation des phrases. Entre les mots, ce qui est vendu ce n’est pas l’œuvre, c’est sa possibilité.
Un poème peut balayer toutes nos certitudes, nous perdre dans la grâce, tenir le monde ouvert dans nos manières de penser, transformer notre vie ; et pourtant que vaut un poème dans l’économie du livre ? Si ce n’est d’abandonner le droit d’auteur plus qu’ailleurs, de montrer « l’humilité de catastrophe » qui tient la pensée dans la perte de ce qu’est penser ? Sans doute est-ce dans un poème que l’auteur est le plus sujet, c’est-à-dire le moins lui-même en opposition aux autres, le plus asocial dans l’altérité du langage. Le poème fait la socialité d’un inconnu qui montre le sujet à sa naissance ; une « station incompréhensible et toute droite » du sujet du poème, un infini à l’œuvre dans tout le langage, indéfini du sujet.
Quelle est cette culpabilité qui nous tient au silence devant une œuvre, de ne pas savoir en dire le sens ? À quoi vous fait penser le regard d’une peinture, une composition répétitive, un objet de Tony Cragg ? N’est-ce pas parce que l’œuvre nous échappe et nous fait nous échapper à nous-même, qu’elle disperse le sens de l’institution ? Une œuvre d’art met en évidence que nous n’avons pas le contrôle de ce que nous pensons, mais que nous tenons le contrôle de ce qu’est l’inconnu de notre pensée dans son altérité. L’œuvre nous met dans une situation réflexive de la pensée : « à quoi penses-tu? À rien ». C’est là son tour de force, de ramener le sens au seuil liminaire du sujet dans le langage, à sa plénitude dans l’inconnu de ce qu’est signifier. En ce sens, le discours que nous sentons émerger en nous devant une œuvre, est le discours d’un conflit entre l’institution de l’autre en nous et « le sujet en nous » qui fait l’altérité de notre pensée dans le langage.
Le poème, c’est peut-être ce qui circule dans le silence et que nous tenons du feint recueillement de l’incompréhension devant une œuvre d’art. Avec la stupéfaction que penser, passe par ce vide dans lequel nous sommes mis en demeure d’absence. Sortis de ce qu’il ce qu’il y a à penser des œuvres, c’est toujours de soi-même que nous en prolongeons l’expérience d’inconnu.
Contre l’idée de l’économie dominante, ce n’est pas le marché de l’art qui fait les œuvres ; une œuvre est une œuvre d’art particulière de provoquer l’inconnu d’une démesure de la valeur qui n’est pas son prix. L’ordinaire du poème fait le ridicule des odes à la grandeur ; il montre le dérisoire de l’œuvre dans le spectacle de « l’enchaire », le coup de force du marché à incorporer le symbolique de sa puissance dans le sujet, à pénétrer le sujet, à violer sa parure dans la réification transactionnelle de ce qu’elle donne. C’est le prix du don dans la démesure de la valeur économique. C’est le don libéral, l’asservissement du sujet à travers les conditions de son invention et de sa transformation. Les agents de la Colonie pénitentiaire – des agents Nova peut-être ? – atteignent l’intimité du sujet, au point de non-retour de cette inscription physique du système dans la chair. L’anesthésie de l’art est dans cette esthétique où le spectacle de l’œuvre ne nous fait plus sentir que ça fait mal, que penser peut-être douloureux. Le Body art a peut-être effleuré le sujet de cette cruauté sociale ; du mal endormi qui travaille le corps dans les signes.
Assignés à l’institution du sens, contre la difficulté de penser, nous ne percevons plus le monde qu’à l’image de cette puissance collective montée comme un sexe dans la pensée. Nous perdons le langage à l’image des signes. L’image efface la difficulté de penser et de dire, soustrait la critique aux critiques, la théorie aux spécialistes. L’image fait passer le langage comme un supplément de la perception, une déformation d’œuvre. Elle fait l’œuvre reproductible comme autant de tracts de propagande, une manière de penser la culture dans le bain de la consommation.
Cette esthétique du social, au sens du sensible qui fait corps dans la pensée, passe pour une démocratie de l’art. Cependant, elle n’a pas le langage de la démocratie ; son langage est celui de l’ordre de la pensée, celui du dépassement de la mesure dans la consommation ; dans l’oubli du poème et du sujet. Contre l’inconnu, elle fixe la valeur ; elle fait croire à la transparence du langage dans l’image de la société. Que serait la perception sans le langage pour poser que nos sens ont un sens ? À quoi rimerait une œuvre d’art en dehors du langage, ou même faisant son propre langage ? Les œuvres d’art ne procèdent-elles pas de la capacité à susciter le sens au point de son invention, c’est-à-dire au point thaumatique du sujet libéré dans l’inconnu du langage ? Les œuvres d’art posent la question de ce qu’est penser quand on ne sait pas ce qu’il y a à penser. Elles font situation de l’inconnu de la pensée.
Continue au langage, l’œuvre est théorie critique des capitalismes de sa valeur ; pratique de l’inconnu de sa pensée. C’est-à-dire qu’une œuvre, dans l’inédit de sa pensée, est critique de la valeur même qui l’indique socialement. Elle est critique d’être l’intempestif de la pensée, un imprévisible du politique. Il n’y a pas d’œuvre non plus dans les catalogues. Ou des œuvres-catalogues, des Xérox de la dématérialisation de l’art dans l’image du langage.
Rangeons-nous à l’idée qu’il n’y a d’œuvre que de l’inconnu du sens et de son invention historique, que de l’empiricité d’un sujet. Le marché de l’art devenant secondaire de l’activité des œuvres, traversé de l’insignifiance de l’objet dans sa démesure, essayons de voir si nous pouvons penser les œuvres sans le marché.
À qui appartient une œuvre d’art, une fois passée l’épreuve de l’oubli contemporain, alors que le sujet n’est plus seulement l’individu de sa création, mais la transformation historique d’un sens collectif ? Alors qu’elle continue à faire de l’énigme de sa valeur, l’inconnu encore présent d’un discours à venir ? La réponse n’a pas d’auteur, qu’un ensemble historique qui nous unit à travers les œuvres.
La « culture » a toujours eu un sens politique, l’ambition d’une identité. Il n’y a pas eu un moment de la primitive anthropologie politique où l’art, invention poétique, auraient eu une autonomie sociale. Dès lors que la culture est à la fois représentation et moyens de sa pensée, langage, sujet et société sont nécessairement liés. Et la propriété de l’un agit dans le rapport à l’autre. Considérons, à cet effet, que l’histoire est le produit d’un discours particulier et que, pour notre partie du monde, Eschyle et Sophocle ont inventé les dieux. L’œuvre est possédée de cet inconnu. Il y a un poème de la société et du sujet qui traverse les propriétés.
Le poème de la société depuis l’Iliade et l’Odyssée transforme encore nos manières de penser. Notre discours sur les choses est imprégné de cette guerre dans le langage de cette lutte du sujet pour trouver son poème. Nous avons appris à dire l’inconnu depuis Homère, à traverser le temps, à nous perdre. Nous avons appris à n’être pas seulement désespérés dans un poème. L’organisation de sa pensée dans le langage travaille encore l’imagination que nous mettons à vivre d’une altérité lointaine. Sa flèche traverse encore d’autres poèmes et d’autres pensées, d’autres inconnus. Il y a un discours du poème homérique qui continue à faire notre présent. L’avenir de quelque chose qu’il nous suggère et qui n’a pas encore trouvé son nom.
Ce discours nous montre où se fait le social dans le langage, comment l’histoire tient autant à l’individuation qu’à l’épopée, au récit qu’à son invention dans le discours, c’est-à-dire au discours du poème. La fondation de la cité tient de l’art du langage et du poème de son invention. L’œuvre d’Homère reste inconnue pour nous et c’est là son avenir : l’hypothèse d’une démocratie de la valeur.
Nous sommes donc situés historiquement, socialement, politiquement et pas par la moindre des choses : par la subjectivité qui se fait dans le langage et qui emprunte sa forme au poème, à l’inconnu du sens. De cet inconnu nous tirons notre liberté et notre capacité à devenir, un infini de la pensée. Le connu que nous croyons voir proliférer comme la réalité, nous échappe dans l’inconnu, par où le monde est en perpétuelle invention à la recherche d’un sens dans le langage. Imaginez le vide de l’histoire en dehors du langage, nettoyé de la subjectivité du discours, sans les œuvres qui font l’activité de sa question, sans rien qui fixe l’éphémère des transformations de la société ; non pas dans la pensée, mais pour la penser.
Nous ne parlons pas le langage, nous ne disons pas la langue ; nous réalisons chaque fois une configuration subjective particulière de la pensée dans le langage – un discours du sujet qui nous tient comme la pensée du poème, du langage à l’altérité ; c’est-à-dire que c’est le langage qui contient la pensée dans l’histoire des rapports entre sujets ; que la pensée est un infini, un inachèvement permanent. Cette perspective est sa démocratie, l’avenir de la société dans la pensée du sujet, son invention politique.
Alors, si nous ne pouvons posséder que le connu, si nous prenons notre vie de l’inconnu de la pensée, la pensée à nous-mêmes est-elle notre propre pensée ? La pensée est-elle réductible à une propriété individuelle ? Non, nous ne possédons pas notre pensée. Ou alors elle serait connue pour nous-mêmes et nous en prolongerions le sujet dans l’infini de notre solitude. Nous ferions son devenir jusqu’à l’extinction de son sens en nous-mêmes.
La pensée a besoin d’une altérité qui fasse son inconnu, de la société intérieure qui est liée au sens du langage pour un sujet, à l’historicité de son devenir pour faire l’inconnu du sens d’autres sujets. Le connu est une oreille interne, un simple appareil d’équilibre dans l’histoire. Écouter, c’est écouter dans le langage, construire le discours d’un inconnu qui nous parvient. « Penser, dit Henri Meschonnic, c’est transformer la penser » ; et transformer la pensée se fait dans le langage, dans cette oralité spécifique au sujet qui fait à la fois une physique du langage et son historicité dans la transformation d’autres sujets. Ce n’est pas simplement exprimer un contenu individuel, une subjectivité flottante entre inconscient et personnalité. C’est transformer la vie en histoire à travers le langage, au sens que la Poétique d’Aristote entend du terme muthos pour signifier que l’histoire est transformation du sens.
Ainsi, nous ne pouvons nous approprier que le connu. Et à y réfléchir, nous ne sommes pas sûr de savoir ce qui est vraiment de l’ordre du connu ; si ce n’est justement à y reconnaître un ordre donné.
Les poèmes, les œuvres d’art sont critiques des ordres de la pensée. Ils bouleversent le sens donné de la pensée. Ils ramènent la société à cet intime silence du sujet qui fait les désordres de la pensée. Ils bouleversent donc la logique individuelle qui laisse imaginer la grandeur de l’œuvre dans le calque d’une politique de la société. Car les poèmes, les œuvres d’art ne sont pas des reflets intériorisés de la société par des individus. Ils agissent sur la conception même de l’histoire qui fait le politique. Rien n’est seul, ni simplement possédé dans le langage. La subjectivité travaille aussi dans le sentiment de propriété. La propriété est un discours ; avec sa théorie individualiste du sujet et l’inconnu du social comme éthique du politique.
Aussi, quels sont donc ces misérables objets qu’on tient pour des œuvres d’art et qui n’ont jamais gagné l’humilité du risque et de la perte, qui tiennent leur rançon pour immédiate, sûrs de leur valeur historique, sûr de transformer pour toujours l’humanité depuis le sujet absolu de la création ? Qui sont ces possesseurs de fétiches qui pensent posséder des œuvres d’art alors qu’ils n’y possèdent pas même le reflet de leur propre vanité ?
Il n’y a pas d’œuvres dans les galeries ; il n’y a que des propositions d’œuvre. La part d’invention y est à l’état brut, négligeable dans la singularité économique du spectacle du prix.
L’invention artistique est d’une autre altérité qui échappe à l’individuel et à la propriété. Puisque l’art est problématique, l’œuvre d’art est un défi au sens et à l’historicité de sa valeur. Pour qu’il y ait œuvre, il faut certes un public, c’est-à-dire non seulement un possesseur de l’œuvre, mais une historicité qui entraîne sa pensée et qui la provoque, qui fasse l’espace public non seulement d’une esthétique, mais des enjeux de ce qu’il signifie. Prenez le catalogue de la FIAC, par exemple : n’est-il pas révélateur qu’il soit ordonné par ordre alphabétique de galeries ? N’est-ce pas révélateur de l’emboîtement logique qui tient le monde de l’art contemporain dans les structures de sa représentation ?
De fait, si on considère la valeur marchande d’une œuvre d’art comme l’indice de sa réussite, on tient plus à l’art comme célébration des valeurs sociales qu’à l’activité des oeuvres d’art dans ce qu’elles transforment de la pensée et du langage ; et par-là même de l’économie politique. Ce qu’on fait d’une œuvre d’art signifie dans la manière de sa pensée l’éthique des rapports entre sujet et société. Vendez l’art, marchandez-le, vous perdrez la critique en concédant l’assujettissement du discours du sujet au discours de la société ; offrez-le, rendez-le public, vous libérez l’invention du sujet, la critique du politique.
Ce que l’économique fait des œuvres d’art révèle sa conception de la valeur ; de même ce que fait une société du sujet. L’œuvre d’art vaut par ce qu’elle signifie d’une situation critique de la valeur, par la mise en question du monde donné comme représentation normative ; elle n’est pas seulement un document historique ou un objet reflétant le caractère d’une culture. Elle n’est pas réductible à la création d’un artiste ou au jugement de goût d’une société. Elle est critique d’être une signification en question ; de produire l’enjeu de sa signification propre comme invention d’un rapport inédit entre sujet et société, d’être historique et sociale dans et par ce qu’elle transforme ensemble du sujet et de la société dans le langage. L’œuvre d’art n’est pas que le spectacle d’un narcissisme culturel exacerbé par l’émotion esthétique. Elle n’est pas la réification sociale de la psychologie d’un sujet qu’il soit artiste ou public-spectateur. L’œuvre d’art a une valeur critique transsubjective qui fait du monde donné non plus le monde connu mais le problème d’un inconnu de sa valeur et de sa signification comme devenir ; c’est-à-dire comme transformation et comme invention de la société par un sujet, par l’invention historique d’un sujet du poème. L’œuvre d’art est critique tant qu’elle fait l’invention de la société dans la situation critique d’autres sujets ; sa valeur est d’agir dans le langage, la transformation d’une culture.
La vie d’une œuvre d’art tient moins à l’artiste et à la création, au génie individuel comme on l’appelle, qu’à l’altérité interne qui fait de son enjeu une forme-sociale doublée d’une forme-sujet dans le langage. Ce n’est pas seulement le parcours de son individuation qui importe, mais l’éthique du social qu’elle suggère en devenant sujet, à la fois heuristique, problématique et transformante des conditions de la pensée en générale. Une œuvre n’a pas seulement à trouver sa place dans la société. Elle a à en transformer les principes. Elle n’a de valeur que si elle vous transforme et que si vous la transformez en retour, si vous ajoutez une empiricité à son historicité, que si vous vous livrez dans l’écoute, moins comme un consommateur qu’un inconnu de sa valeur.
Partant des œuvres d’art, je voulais simplement mettre en évidence que la propriété intellectuelle n’est pas seulement une conception sociale de la responsabilité et des droits des uns et des autres. Au-delà de l’argument d’une éthique de la propriété et d’une recherche de l’équité, les raisons qui motivent la propriété intellectuelle sont essentiellement idéologiques ; idéologiques par ce qu’elles impliquent une théorie du sujet, une théorie de la société, une situation arbitraire du sens. La propriété intellectuelle montre une conception de l’homme, une conception du droit ; une conception de ce qu’on fait de la pensée de l’homme dans l’invention du social.
L’appropriation de l’art – et du monde en général – nous montre que nous ne pouvons nous défaire de la propriété d’un simple geste politique, sans prendre le risque de perdre le sujet et l’altérité comme limites de l’inconnu de sa valeur, sans mettre en jeu le devoir de responsabilité et l’éthique du politique qui nous incombent au-delà d’un simple partage des richesses. Paradoxalement, nos propriétés font aussi notre subjectivité, nos manières de dire et de faire. Il n’y aura pas de révolution culturelle en la matière sauf à sortir du point de vue individualiste libéral. La pensée est transitoire. Peut-être faut-il changer le sens de ce que veut dire « donner », non plus à l’image de la gratuité économique, mais de l’éthique que le don constitue d’une invention de la pensée, d’une puissance de l’inconnu à faire que l’autre soit sujet, sans qu’on lui impose l’inconnu de sa pensée.
Jean-François Savang
|