Beaucoup de peintres ont reproduit le corps humain, mais ce corps était toujours celui d'un autre. Réquichot ne peint que son propre corps : non pas ce corps extérieur que le peintre copie DEDANS en se regardant de travers, mais son corps du dedans ; son intérieur vient dehors, mais c'est un autre corps, dont l'ectoplasme, violent, apparaît brusquement par l'affrontement de ces deux couleurs : le blanc de la toile et le noir des yeux fermés. Une révulsion généralisée saisit alors le peintre; elle ne met au jour ni des viscères ni des muscles, mais seulement une machinerie de mouvements répulsifs et jouissifs; c'est le moment où la matière (le matériau) s'absorbe, s'abstrait dans la vibration, pâteuse ou suraiguë: la peinture (employons encore ce mot pour toutes sortes de traitements) devient un bruit (" L'extrême aigu du bruit est une forme de sadisme "). Cet excès de la matérialité, Réquichot l'appelle le méta-mental. Le méta-mental est ce qui dénie l'opposition théologique du corps et de l'âme: c'est le corps sans opposition, et donc, pour ainsi dire, privé de sens; c'est le dedans asséné comme une gifle à l'intime. Dès lors la représentation est troublée, la grammaire aussi: le verbe " peindre " retrouve une curieuse ambiguïté: son objet (ce que l'on peint) est tantôt ce qui est regardé (le modèle), tantôt ce qui est recouvert (la toile): Réquichot ne fait pas acception d'objet: il s'interroge en même temps qu'il s'altère: il se peint à la façon de Rembrandt, il se peint à la façon du Peau-Rouge. Le peintre est à la fois un artiste (qui représente quelque chose) et un sauvage (qui peinturlure et scarifie son corps).
Pourtant,
étant des boîtes au fond desquelles ily a quelque chose à
voir, les Reliquaires ressemblent à des machines endoscopiques.
N'est-ce pas le magma interne du corps qui est placé là,
au bout de notre regard, comme un champ profond? Une pensée funèbre
et baroque ne règle-t-elle pas l'exposition du corps antérieur,
celui d'avant le miroir? Les Reliquaires ne sont-ils pas des ventres ouverts,
des tombes profanées (" Ce qui nous touche de très
près ne peut devenir public sans profanation ")?
Dans certains collages (vers 1960), les mufles, les gueules, les langues d'animaux viennent en abondance: angoisse respiratoire, dit un critique. - Non, la langue, c'est le langage: non pas la parole civilisée, car celle-là passe par les dents (une prononciation dentalisée est un signe de distinction : les dents surveillent la parole), mais le langage viscéral, érectile; la langue, c'est le phallus qui parle. Dans un conte de Poe, c'est la langue du mort magnétisé, non sa denture, qui dit la parole indicible: "je suis mort"; les dents coupent la parole, la font précise, menue, intellectuelle, véridique, mais sur la langue, parce qu'elle se tend et se bombe comme un tremplin, tout passe, le langage peut exploser, rebondir, il n'est plus maîtrisable : c'est sur lalangue du cadavre hypnotisé que les cris de "Mort! Mort! " font explosion sans que le magnétiseur puisse les réprimer et faire cesser le cauchemar de ce mort qui parle; et c'est aussi, dans le corps, au niveau de la langue, que Réquichot met en scène le langage total : dans ses poèmes lettristes et dans ses collages de museaux.
La recherche de Réquichot porte sur un mouvement du corps qui avait également fasciné Sade (mais non le Sade sadique), et qui est la répugnance: le corps commence à exister là où il répugne, repousse, veut cependant dévorer ce qui le dégoûte et exploite ce goût du dégoût, s'ouvrant ainsi à un vertige (le vertige est ce qui ne finit pas: décroche le sens, le remet à plus tard). La forme fondamentale de la répugnance est l'agglomérat; ce n'est pas gratuitement, par simple recherche technique, que Réquichot en vient au.collage; ses collages ne sont pas décoratifs, ils ne juxtaposent pas, ils conglomèrent, s'étendent sur de vastes surfaces, s'épaississent en volumes; en un mot, leur vérité est étymologique, ils prennent à la lettre la colle qui est à l'origine de leur nom; ce qu'ils produisent, c'est le glutineux, la poix alimentaire, luxuriante et nauséeuse, en quoi s'abolit le découpage, c'est-à-dire la nominations Circonstance emphatique, ce que les collages de Réquichot agglomèrent, ce sont des animaux. Or il semble bien que le conglomérat de bêtes provoque en nous le paroxysme de la répugnance : grouillement de vers, noeuds de serpents, nids de guêpes. Un phénomène fabuleux (est-il encore attesté scientifiquement? Je n'en sais rien) résume toute l'horreur des agglomérats d'animaux : c'est le roi-de-rats: "En liberté, les rats - dit un ancien dictionnaire zoologique - sont quelquefois sujets à une maladie des plus curieuse. Un grand nombre se soudent par la queue et forment ainsi ce que le vulgaire a nommé le roi-de-rats... La cause de ce fait curieux nous est encore inconnue. On croit que c'est une exsudation particulière de la queue qui maintient ces organes collés ensemble. A Altenburg, on conserve un roi-de-rats formé par vingt-sept individus. À Bonn, à Schnepfenthal, à Francfort, à Erfurt, à Lindenau, près de Leipzig, on a trouvé de pareils groupes. " Ce roi-de-rats, Réquichot n'a cessé métaphoriquement de le peindre, de coller ce collage qui n'a même pas de nom; car ce qui existe, pour Réquichot, ce n'est pas l'objet, ni même son effet, mais sa trace: entendons ce mot au sens locomoteur : jailli du tube de couleur, le ver est sa propre trace, bien plus répulsive que son corps.
Le dégoût est une érection panique: c'est tout le corps-phallus qui gonfle, durcit et s'affaisse. Et c'est ce que fait la peinture: elle bande. Peut-être tenons-nous ici une différence irréductible entre la peinture et le discours: la peinture est pleine; la voix, au contraire, met dans le corps une distance, un creux; toute voix est blanche, ne parvient à se colorer que par des artifices pitoya bles. Il faut donc prendre à la lettre cette déclaration de Réquichot décrivant son travail, non comme un acte érotique (ce qui serait banal) mais comme un mouvement érectile et ce qui s'ensuit: " Je parle de ce rythme simple qui fait que pour moi une toile débutait lentement puis se faisait progressivement plus attachante et par un crescendo passionnant, me conduisait à l'effervescence de l'ordre de la jouissance. À ce sommet, la peinture m'abandonnait, à moins que ce ne fût moi-même, aux confins de mon pouvoir, qui lâchais prise. Si je savais alors ma peinture achevée, mon besoin de peindre ne l'était pas et ce paroxysme était suivi d'une grande déception. " L'oeuvre de Réquichot est cette débandade du corps (qu'il appelle parfois, du mot même dont certains désignent la pulsion: la dérive).
les deux sources de la peinture
Vers la fin du XVIlle siècle, les peintres néo-classiques
représentaient ainsi la naissance de la peinture: amoureuse, la
fille d'un potier corinthien reproduit la silhouette de son amant en portant
au charbon sur un mur les contours de son ombre. Substituons à
cette image romantique, qui, au reste, n'est point fausse puisqu'elle
allègue le désir, un autre mythe, à la fois plus
abstrait et plus trivial; concevons, hors de toute histoire, une double
origine de la peinture. Ces deux origines seraient liées aux deux gestes de la main, qui tantôt gratte, tantôt lisse, tantôt creuse, tantôt défripe; en un mot, au doigt et à la paume, à l'ongle et au mont de Vénus. Cette main double se partagerait tout l'empire de la peinture, parce que la main est la vérité de le peinture, non l'oeil (la " représentation ", ou la figuration, ou la copie, ne serait à tout prendre qu'un accident dérivé et incorporé, un alibi, un transparent mis sur le réseau des traces et des nappes, une ombre portée, un mirage inessentiel). Une autre histoire de la peinture est possible, qui n'est pas celle des oeuvres et des artistes, mais celle des outils et des matières; pendant longtemps, très longtemps, l'artiste, chez nous, n'a reçu aucune individualité de son outil: c'était uniformément le pinceau; lorsque la peinture est entrée dans sa crise historique, l'outil s'est multiplié, le matériau aussi: il y a eu un voyage infini des objets traçants et des supports; les limites de l'outil pictural sont sans cesse reculées (chez Réquichot même : le rasoir, la pelle à charbon, les anneaux en polystirène). Une conséquence (à explorer), c'est que l'outil, n'étant plus codé, échappe en partie au commerce: le magasin des fournitures est débordé: il ne distribue plus ses marchandises qu'à de sages amateurs; c'est au "Printemps", dans les kiosques de revues ménagères que Réquichot va chercher ses matériaux: le commerce est pillé (piller veut dire: ravir sans acception d'usage). La peinture perd alors sa spécificité esthétique, ou plutôt cette spécificité - séculaire - se dévoile fallacieuse: derrière la peinture, derrière sa superbe individualité historique (l'art sublime de la figuration colorée), il y a autre chose: les mouvements de la griffe, de la glotte, des viscères, une projection du corps, et non seulement une maîtrise de l'oeil. Réquichot tient dans sa main les rênes sauvages de la peinture. Comme peintre originel (on parle toujours ici d'une origine mythique: ni théologique, ni psychologique, ni historique: pure fiction), il revient sans cesse à l'écriture et à la nourriture.
la cuisine Avez-vous
vu préparer la raclette, ce mets suisse ? Un hémisphère
de gros fromage est là, tenu verticalement au-dessus du gril; ça
mousse, ça bombe, ça grésille pâteusement;
le couteau râcle doucement cette boursouflure liquide, ce supplément
baveux de la forme; ça tombe, tel une bouse blanche; ça
se fige, ça jaunit dans l'assiette; avec le couteau, on aplanit
la section amputée; et l'on recommence. Réquichot nous replace ici à l'une des origines mythiques de la peinture : toute une moitié d'elle appartient à l'ordre nutritif (viscéral). Pour tuer le sensualisme alimentaire de la chose peinte, il faut congédier la peinture elle-même: vous ne pouvez manger ni vomir l'article Thing de Joseph Kossuth ; mais aussi il n'y a plus aucune peinture (aucune nappe, aucune griffure) : la main du peintre et celle de la cuisinière sont amputées en même temps. Réquichot, lui, est encore un peintre: il mange (ou ne mange pas), se digère, se vomit; son désir (de peinture) est la très grande mise en scène d'un besoin.
Vers 1949, tout au début de son travail, Réquichot dessine au fusain un soulier; les trous de l'empeigne sont vides; seul reste un morceau de lacet ; en dépit de ses formes assez tendres, ce soulier est un objet déjeté. Ainsi commence chez Réquichot une longue épopée du déchet (il était juste que la chaussure fût à l'origine de cette épopée: voulant inverser l'ordre civilisé, Fourier fait de la savate, déchet majeur à l'égal du torchon et de l'ordure, un objet flamboyant). Qu'est-ce que le déchet? C'est le nom de ce qui a eu un nom, c'est le nom du dé-nommé; on pourrait développer ici ce que l'on dira plus tard : le travail de la dé-nomination, dont l'oeuvre de Réquichot est la scène; mieux vaut pour le moment rattacher le déchet à l'aliment. Le déchet défigure l'aliment parce qu'il en excède la fonction : il est ce qui n'est pas ingéré ; il est l'aliment mis hors de la faim. La nature, à savoir les abords des fermes, sont pleins de déchets, de ceuxlà même qui fascinaient Réquichot et qu'il mit dans certaines de ses compositions (os de poulet, de lapin, plumes de volaille, tout ce qui lui est venu des " rencontres de campagne "). Les choses qui entrent dans la peinture de Réquichot (les choses ellesmêmes, non leurs simulacres) sont toujours des déchets, des suppléments détournés, des parties abandonnées: ce qui a déchu de sa fonction: vermicelles de peinture jetés à même la toile comme à la poubelle dès la sortie du tube, photographies de magazine découpées, défigurées, désoriginées (vocation du journalisme au déchet), croûtes (de pain, de peinture). Le déchet est le seul excrément que puisse se permettre l'anorexique.
L'huile
est cette substance qui augmente l'aliment sans le morceler : qui l'épaissit
sans le durcir : magiquement, aidé d'un filet d'huile, le jaune
d'oeuf prend un volume croissant, et cela infiniment; c'est de la même
façon que l'organisme croît, par intussusception. Or l'huile
est cette même substance qui sert à la nourriture et à
la peinture. Abandonner l'huile, pour un peintre, c'est sacrifier la peinture
même, le geste culinaire qui, mythiquement, la fonde et l'entretient.
Réquichot a vécu l'agonie historique de la peinture (il
le pouvait, car il était peintre). Cela veut dire que d'une part
il a été très loin hors de l'huile (dans les collages,
les sculptures d'anneaux, les dessins au stylo-bille), mais que d'autre
part il était sans cesse tenté d'y revenir, comme à
une substance vitale: le milieu ancestral de l'aliment. Ses collages sans
huile obéissent eux-mêmes au principe de la prolifération
liée (celle de la mayonnaise infinie); pendant des années,
Réquichot accroît ses Reliquaires comme on développe
un corps organisé par ingestion lente d'un suc.
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