Réquichot
et sont corps - Roland BARTHES - I |
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« Je ne sais
pas c'qui m'quoi.»
(Bernard Réquichot)
Beaucoup de peintres
ont reproduit le corps humain, mais ce corps était toujours celui
d'un autre. Réquichot ne peint que son propre corps : non pas ce
corps extérieur que le peintre copie DEDANS en se regardant de travers,
mais son corps du dedans ; son intérieur vient dehors, mais c'est
un autre corps, dont l'ectoplasme, violent, apparaît brusquement par
l'affrontement de ces deux couleurs : le blanc de la toile et le noir des
yeux fermés. Une révulsion généralisée
saisit alors le peintre; elle ne met au jour ni des viscères ni des
muscles, mais seulement une machinerie de mouvements répulsifs et
jouissifs; c'est le moment où la matière (le matériau)
s'absorbe, s'abstrait dans la vibration, pâteuse ou suraiguë:
la peinture (employons encore ce mot pour toutes sortes de traitements)
devient un bruit (" L'extrême aigu du bruit est une forme de
sadisme "). Cet excès de la matérialité, Réquichot
l'appelle le méta-mental. Le méta-mental est ce qui dénie
l'opposition théologique du corps et de l'âme: c'est le corps
sans opposition, et donc, pour ainsi dire, privé de sens; c'est le
dedans asséné comme une gifle à l'intime.
Dès lors la
représentation est troublée, la grammaire aussi: le verbe
" peindre " retrouve une curieuse ambiguïté: son
objet (ce que l'on peint) est tantôt ce qui est regardé (le
modèle), tantôt ce qui est recouvert (la toile): Réquichot
ne fait pas acception d'objet: il s'interroge en même temps qu'il
s'altère: il se peint à la façon de Rembrandt, il
se peint à la façon du Peau-Rouge. Le peintre est à
la fois un artiste (qui représente quelque chose) et un sauvage
(qui peinturlure et scarifie son corps).
Pourtant,
étant des boîtes au fond desquelles ily a quelque chose à
voir, les Reliquaires ressemblent à des machines endoscopiques.
N'est-ce pas le magma interne du corps qui est placé là,
au bout de notre regard, comme un champ profond? Une pensée funèbre
et baroque ne règle-t-elle pas l'exposition du corps antérieur,
celui d'avant le miroir? Les Reliquaires ne sont-ils pas des ventres ouverts,
des tombes profanées (" Ce qui nous touche de très
près ne peut devenir public sans profanation ")?
Non. Cette esthétique de la vision et cette métaphysique
du secret se troublent aussitôt, si l'on sait que Réquichot
répugnait à montrer sa peinture, et surtout, qu'il mettait
des années à faire un Reliquaire. Cela veut dire que pour
lui la boîte n'était pas le cadre (renforcé) d'une
exposition, mais plutôt une sorte d'espace temporel, l'enclos où
son corps travaillait, se travaillait : se retranchait, s'ajoutait, s'enroulait,
s'étalait, se déchargeait : jouissait : la boîte est
le reliquaire, non des os de saints ou de poulets, mais des jouissances
de Réquichot. Ainsi, sur la côte du Pacifique, trouve-t-on
d'anciennes tombes péruviennes où l'on voit le mort entouré
de statuettes en terre cuite : elles ne représentent ni ses parents,
ni ses dieux, mais seulement ses façons préférées
de faire l'amour : ce que le mort emporte, ce ne sont pas ses biens, comme
dans tant d'autres religions, mais les traces de sa jouissance.
Dans
certains collages (vers 1960), les mufles, les gueules, les langues d'animaux
viennent en abondance: angoisse respiratoire, dit un critique. - Non,
la langue, c'est le langage: non pas la parole civilisée, car celle-là
passe par les dents (une prononciation dentalisée est un signe
de distinction : les dents surveillent la parole), mais le langage viscéral,
érectile; la langue, c'est le phallus qui parle. Dans un conte
de Poe, c'est la langue du mort magnétisé, non sa denture,
qui dit la parole indicible: "je suis mort"; les dents coupent
la parole, la font précise, menue, intellectuelle, véridique,
mais sur la langue, parce qu'elle se tend et se bombe comme un tremplin,
tout passe, le langage peut exploser, rebondir, il n'est plus maîtrisable
: c'est sur lalangue du cadavre hypnotisé que les cris de "Mort!
Mort! " font explosion sans que le magnétiseur puisse les
réprimer et faire cesser le cauchemar de ce mort qui parle; et
c'est aussi, dans le corps, au niveau de la langue, que Réquichot
met en scène le langage total : dans ses poèmes lettristes
et dans ses collages de museaux.
La
recherche de Réquichot porte sur un mouvement du corps qui avait
également fasciné Sade (mais non le Sade sadique), et qui
est la répugnance: le corps commence à exister là
où il répugne, repousse, veut cependant dévorer ce
qui le dégoûte et exploite ce goût du dégoût,
s'ouvrant ainsi à un vertige (le vertige est ce qui ne finit pas:
décroche le sens, le remet à plus tard). La forme fondamentale
de la répugnance est l'agglomérat; ce n'est pas gratuitement,
par simple recherche technique, que Réquichot en vient au.collage;
ses collages ne sont pas décoratifs, ils ne juxtaposent pas, ils
conglomèrent, s'étendent sur de vastes surfaces, s'épaississent
en volumes; en un mot, leur vérité est étymologique,
ils prennent à la lettre la colle qui est à l'origine de
leur nom; ce qu'ils produisent, c'est le glutineux, la poix alimentaire,
luxuriante et nauséeuse, en quoi s'abolit le découpage,
c'est-à-dire la nominations
Circonstance emphatique,
ce que les collages de Réquichot agglomèrent, ce sont des
animaux. Or il semble bien que le conglomérat de bêtes provoque
en nous le paroxysme de la répugnance : grouillement de vers, noeuds
de serpents, nids de guêpes. Un phénomène fabuleux
(est-il encore attesté scientifiquement? Je n'en sais rien) résume
toute l'horreur des agglomérats d'animaux : c'est le roi-de-rats:
"En liberté, les rats - dit un ancien dictionnaire zoologique
- sont quelquefois sujets à une maladie des plus curieuse. Un grand
nombre se soudent par la queue et forment ainsi ce que le vulgaire a nommé
le roi-de-rats... La cause de ce fait curieux nous est encore inconnue.
On croit que c'est une exsudation particulière de la queue qui
maintient ces organes collés ensemble. A Altenburg, on conserve
un roi-de-rats formé par vingt-sept individus. À Bonn, à
Schnepfenthal, à Francfort, à Erfurt, à Lindenau,
près de Leipzig, on a trouvé de pareils groupes. "
Ce roi-de-rats, Réquichot n'a cessé métaphoriquement
de le peindre, de coller ce collage qui n'a même pas de nom; car
ce qui existe, pour Réquichot, ce n'est pas l'objet, ni même
son effet, mais sa trace: entendons ce mot au sens locomoteur : jailli
du tube de couleur, le ver est sa propre trace, bien plus répulsive
que son corps.
Le
dégoût est une érection panique: c'est tout le corps-phallus
qui gonfle, durcit et s'affaisse. Et c'est ce que fait la peinture: elle
bande. Peut-être tenons-nous ici une différence irréductible
entre la peinture et le discours: la peinture est pleine; la voix, au
contraire, met dans le corps une distance, un creux; toute voix est blanche,
ne parvient à se colorer que par des artifices pitoya bles. Il
faut donc prendre à la lettre cette déclaration de Réquichot
décrivant son travail, non comme un acte érotique (ce qui
serait banal) mais comme un mouvement érectile et ce qui s'ensuit:
" Je parle de ce rythme simple qui fait que pour moi une toile débutait
lentement puis se faisait progressivement plus attachante et par un crescendo
passionnant, me conduisait à l'effervescence de l'ordre de la jouissance.
À ce sommet, la peinture m'abandonnait, à moins que ce ne
fût moi-même, aux confins de mon pouvoir, qui lâchais
prise. Si je savais alors ma peinture achevée, mon besoin de peindre
ne l'était pas et ce paroxysme était suivi d'une grande
déception. " L'oeuvre de Réquichot est cette débandade
du corps (qu'il appelle parfois, du mot même dont certains désignent
la pulsion: la dérive).
les
deux sources de la peinture
Vers la fin du XVIlle siècle, les peintres néo-classiques
représentaient ainsi la naissance de la peinture: amoureuse, la
fille d'un potier corinthien reproduit la silhouette de son amant en portant
au charbon sur un mur les contours de son ombre. Substituons à
cette image romantique, qui, au reste, n'est point fausse puisqu'elle
allègue le désir, un autre mythe, à la fois plus
abstrait et plus trivial; concevons, hors de toute histoire, une double
origine de la peinture.
La première serait l'écriture, le tracé des signes
futurs, l'exercice de la pointe (du pinceau, de la mine, du poinçon,
de ce qui creuse et strie - même si c'est sous l'artifice d'une
ligne déposée par la couleur). La seconde serait la cuisine,
c'est-à-dire toute pratique qui vise à transformer la matière
selon l'échelle complète de ses consistances,.par des opérations
multiples telles que l'attendrissement, l'épaississement, la fluidification,
la granulation, la lubrification, produisant ce qu'on appelle en gastronomie
le nappé, le lié, le velouté, le crémeux,
le croquant, etc. Freud oppose ainsi la sculpture - via di levare - à
la peinture - via di porre; mais c'est dans la peinture même que
l'opposition se dessine: celle de l'incision (du "trait") et
de l'onction (de la "nappe").
Ces deux origines
seraient liées aux deux gestes de la main, qui tantôt gratte,
tantôt lisse, tantôt creuse, tantôt défripe;
en un mot, au doigt et à la paume, à l'ongle et au mont
de Vénus. Cette main double se partagerait tout l'empire de la
peinture, parce que la main est la vérité de le peinture,
non l'oeil (la " représentation ", ou la figuration,
ou la copie, ne serait à tout prendre qu'un accident dérivé
et incorporé, un alibi, un transparent mis sur le réseau
des traces et des nappes, une ombre portée, un mirage inessentiel).
Une autre histoire de la peinture est possible, qui n'est pas celle des
oeuvres et des artistes, mais celle des outils et des matières;
pendant longtemps, très longtemps, l'artiste, chez nous, n'a reçu
aucune individualité de son outil: c'était uniformément
le pinceau; lorsque la peinture est entrée dans sa crise historique,
l'outil s'est multiplié, le matériau aussi: il y a eu un
voyage infini des objets traçants et des supports; les limites
de l'outil pictural sont sans cesse reculées (chez Réquichot
même : le rasoir, la pelle à charbon, les anneaux en polystirène).
Une conséquence (à explorer), c'est que l'outil, n'étant
plus codé, échappe en partie au commerce: le magasin des
fournitures est débordé: il ne distribue plus ses marchandises
qu'à de sages amateurs; c'est au "Printemps", dans les
kiosques de revues ménagères que Réquichot va chercher
ses matériaux: le commerce est pillé (piller veut dire:
ravir sans acception d'usage). La peinture perd alors sa spécificité
esthétique, ou plutôt cette spécificité - séculaire
- se dévoile fallacieuse: derrière la peinture, derrière
sa superbe individualité historique (l'art sublime de la figuration
colorée), il y a autre chose: les mouvements de la griffe, de la
glotte, des viscères, une projection du corps, et non seulement
une maîtrise de l'oeil.
Réquichot
tient dans sa main les rênes sauvages de la peinture. Comme peintre
originel (on parle toujours ici d'une origine mythique: ni théologique,
ni psychologique, ni historique: pure fiction), il revient sans cesse
à l'écriture et à la nourriture.
la
cuisine
Avez-vous
vu préparer la raclette, ce mets suisse ? Un hémisphère
de gros fromage est là, tenu verticalement au-dessus du gril; ça
mousse, ça bombe, ça grésille pâteusement;
le couteau râcle doucement cette boursouflure liquide, ce supplément
baveux de la forme; ça tombe, tel une bouse blanche; ça
se fige, ça jaunit dans l'assiette; avec le couteau, on aplanit
la section amputée; et l'on recommence.
C'est là, strictement, une opération de peinture. Car dans
la peinture, comme dans la cuisine, il faut laisser tomber quelque chose
quelque part : c'est dans cette chute que la matière se transforme
(se déforme): que la goutte s'étale et l'aliment s'attendrit:
il y a production d'une matière nouvelle (le mouvement crée
la matière). Dans l'oeuvre de Réquichot, tous les états
de la substance alimentaire (ingérée, digérée,
évacuée) sont présents: le cristallisé, le
craquelé, le filandreux, la bouillie granuleuse, l'excrément
séché, terreux, la moire huileuse, le chancre, l'éclaboussure,
l'entrailles Et pour couronner ce spectre du bol digestif, dans les grands
collages, dans les derniers Reliquaires, l'origine matérielle est
franchement alimentaire, prélevée dans des revues ménagères:
voici l'entremets franco-russe, voici des pâtes, des côtelettes,
des fraises, des saucisses (mêlées à des torsades
de cheveux, à des museaux de chien); mais c'est le brouillage qui
est culinaire (et pictural) : la jonchée, l'entrelacs, le ragoût
(d'une manière symétrique, le sukiyaki japonais est une
peinture développée dans le temps).
Réquichot
nous replace ici à l'une des origines mythiques de la peinture
: toute une moitié d'elle appartient à l'ordre nutritif
(viscéral). Pour tuer le sensualisme alimentaire de la chose peinte,
il faut congédier la peinture elle-même: vous ne pouvez manger
ni vomir l'article Thing de Joseph Kossuth ; mais aussi il n'y a plus
aucune peinture (aucune nappe, aucune griffure) : la main du peintre et
celle de la cuisinière sont amputées en même temps.
Réquichot, lui, est encore un peintre: il mange (ou ne mange pas),
se digère, se vomit; son désir (de peinture) est la très
grande mise en scène d'un besoin.
On pourra toujours
dire que la nourriture est le centre névrotique de Réquichot
(il n'aimait pas la viande rouge et se laissait mourir de faim), mais
ce centre n'est pas sûr. Car dès lors que la nourriture est
imaginée dans son trajet, de l'aliment à l'excrément,
de la bouche (celle qui mange, mais aussi celle qui est mangée,
le museau) à l'anus, la métaphore se déplace et un
autre centre apparaît: la cavité, la gaine intérieure,
le reptile intestinal est un immense phallus. Aussi, pour finir, la recherche
thématique devient vaine: on comprend que Réquichot ne dit
qu'une chose, qui est le déni même de toute métaphore:
le corps entier est dans son dedans; ce dedans est donc à la fois
érotique et digestif. Une anatomie inhumaine règle la jouissance
et l'oeuvre: cette anatomie se retrouve dans les derniers objets abstraits
produits par Réquichot: ce sont (toute abstraction ressemble à
quelque chose) des coquillages, unissant en eux le graphisme de la spirale
(thème d'écriture) et l'animalité digestive, car
ces mollusques (patelles, fissurelles, vers annelés pourvus de
soies locomotrices) sont des gastéropodes: s'ils marchaient, ce
serait avec leur estomac: c'est l'intérieur (l'intérieur,
non l'intime) qui fait bouger.
Vers
1949, tout au début de son travail, Réquichot dessine au
fusain un soulier; les trous de l'empeigne sont vides; seul reste un morceau
de lacet ; en dépit de ses formes assez tendres, ce soulier est
un objet déjeté. Ainsi commence chez Réquichot une
longue épopée du déchet (il était juste que
la chaussure fût à l'origine de cette épopée:
voulant inverser l'ordre civilisé, Fourier fait de la savate, déchet
majeur à l'égal du torchon et de l'ordure, un objet flamboyant).
Qu'est-ce que le déchet? C'est le nom de ce qui a eu un nom, c'est
le nom du dé-nommé; on pourrait développer ici ce
que l'on dira plus tard : le travail de la dé-nomination, dont
l'oeuvre de Réquichot est la scène; mieux vaut pour le moment
rattacher le déchet à l'aliment. Le déchet défigure
l'aliment parce qu'il en excède la fonction : il est ce qui n'est
pas ingéré ; il est l'aliment mis hors de la faim. La nature,
à savoir les abords des fermes, sont pleins de déchets,
de ceuxlà même qui fascinaient Réquichot et qu'il
mit dans certaines de ses compositions (os de poulet, de lapin, plumes
de volaille, tout ce qui lui est venu des " rencontres de campagne
"). Les choses qui entrent dans la peinture de Réquichot (les
choses ellesmêmes, non leurs simulacres) sont toujours des déchets,
des suppléments détournés, des parties abandonnées:
ce qui a déchu de sa fonction: vermicelles de peinture jetés
à même la toile comme à la poubelle dès la
sortie du tube, photographies de magazine découpées, défigurées,
désoriginées (vocation du journalisme au déchet),
croûtes (de pain, de peinture). Le déchet est le seul excrément
que puisse se permettre l'anorexique.
L'huile
est cette substance qui augmente l'aliment sans le morceler : qui l'épaissit
sans le durcir : magiquement, aidé d'un filet d'huile, le jaune
d'oeuf prend un volume croissant, et cela infiniment; c'est de la même
façon que l'organisme croît, par intussusception. Or l'huile
est cette même substance qui sert à la nourriture et à
la peinture. Abandonner l'huile, pour un peintre, c'est sacrifier la peinture
même, le geste culinaire qui, mythiquement, la fonde et l'entretient.
Réquichot a vécu l'agonie historique de la peinture (il
le pouvait, car il était peintre). Cela veut dire que d'une part
il a été très loin hors de l'huile (dans les collages,
les sculptures d'anneaux, les dessins au stylo-bille), mais que d'autre
part il était sans cesse tenté d'y revenir, comme à
une substance vitale: le milieu ancestral de l'aliment. Ses collages sans
huile obéissent eux-mêmes au principe de la prolifération
liée (celle de la mayonnaise infinie); pendant des années,
Réquichot accroît ses Reliquaires comme on développe
un corps organisé par ingestion lente d'un suc.
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