Introduction à l'œuvre de Bernard Réquichot - I
Alfred Pacquement

ême lorsqu'un artiste est un solitaire- et dans le cas de Réquichot cette solitude était telle qu'elle l'a conduit jusqu'au suicide -, son oeuvre ne doit pas pour autant être considérée isolément, et en dehors du contexte artistique et même " politique " où elle se situe. La solitude d'un artiste pourrait en effet servir de prétexte à ne s'occuper que de l'aspect anecdotique d'une oeuvre, laissant de côté les éléments qui permettraient d'analyser ses significations profondes. Sans vouloir dire non plus que l'anecdote ne contient pas, dans certains cas, un sens de portée assez générale pour mériter d'être mentionnée, il nous semble toutefois que ce qui concerne les relations entre une oeuvre et le personnage même qui l'a façonnée, le caractère de l'artiste, les principaux traits de sa personnalité ne possèdent qu'une valeur anecdotique et ne sauraient être en tout cas le point de départ approprié pour une analyse qui prétend à une certaine objectivité. En d'autres termes, l'obsession de solitude chez Réquichot ngus paraît très significative de certains aspects de son travail; mais, au lieu de partir de cette solitude pour expliquer ses oeuvres, c'est au contraire à partir des oeuvres elles-mêmes et de leur analyse que nous voudrions poser la question des rapports qu'elles peuvent avoir avec le fait que Réquichot ait été un solitaire.


ette perspective rend nécessaire de tenir compte de l'art contemporain à Réquichot. Les relations entre une oeuvre et les autres créations immédiatement contemporaines peuvent en effet ouvrir la voie à une étude de portée plus générale dont l'objectif consiste finalement beaucoup plus à comprendre l'art d'une époque par l'intermédiaire d'un artiste qu'à cerner cet artiste en tant qu'individu autonome. En tout état de cause, cette prise de position implique nécessairement que l'art ne peut pas être un phénomène autonome, ni l'artiste réduit à une simple individualité. L'oeuvre d'art ne fait que réagir par rapport à un environnement artistique et à une histoire de l'art. L'art surgit toujours à partir d'une réflexion sur l'art. Il n'est ni acte gratuit, ni geste totalement spontané. L'art le plus automatique ne présente cette particularité que par une réflexion de l'artiste sur l'absence d'automatisme, de spontanéité dans l'oeuvre d'art. De plus, cette " réflexion " ne se joue pas seulement au niveau du rapport entre une oeuvre d'art déterminée et les autres, mais aussi à travers l'étroite connexion entre l'art et la société dont il fait partie. L'art ne prend un sens qu'à travers cette relation. Pour aussi simple que puisse paraître cette affirmation, elle a pourtant été souvent négligée par la critique. Il apparaît donc indispensable de redire que l'art est communication et pose par là le problème de cette communication. Les oeuvres de Réquichot que nous allons considérer ne peuvent donc être vues comme des objets autonomes, mais comme des objets s'inscrivant à l'intérieur d'un ensemble culturel et social où ceux qu'on appelle " artistes " produisent des formes. Devant l'immense diversité de ces formes, une première attitude pourrait consister à ne tenir compte que des différences et donc d'aspects de l'oeuvre qui peuvent superficiellement apparaître comme les plus originaux. Refusant d'admettre que l'art ne subit que des ruptures et des bouleversements illogiques, nous avons préféré adopter une attitude inverse en essayant plutôt de déterminer des recoupements, des chevauchements d'un artiste à l'autre et, partant d'un individu solitaire, de montrer les liens profonds qui l'unissent à son époque. Ceci implique une priorité donnée à certains aspects de l'oeuvre, dont on pourra dire qu'ils concernent plus directement cette étude, mais dont nous espérons pouvoir montrer non seulement l'intérêt majeur dans l'oeuvre de Réquichot, mais aussi en quoi ils se révèlent comme les plus significatifs pour démontrer la logique interne de cette oeuvre, ceci étant notre objectif final.
Pour éclairer la recherche, nous serons contraints de déterminer, à l'intérieur de l'oeuvre, un certain nombre de "séries" (terme que nous préférerons à celui de "période"), plus ou moins arbitraires en tout cas dans leurs appellations, et de montrer leur succession ou, plus exactement, leurs combinaisons. La tentation serait grande d'éviter en quelque sorte le problème, en se contentant de voir comment l'oeuvre évolue logiquement en passant d'une série à une autre. Mais il se trouve qu'une telle logique est inexistante chez Réquichot, où nous assistons à la juxtaposition simultanée des différentes séries, à condition bien entendu de ne s'occuper que des oeuvres postérieures à 1953, année des premières toiles abstraites. Auparavant, l'artiste n'arrive pas encore à se dégager d'influences et refait, à sa manière, le parcours de l'histoire de l'art (figuration académique d'inspiration religieuse, cubisme et surtout Villon ...). Si l'on peut donc déterminer des séries, et même les énumérer exhaustivement, il n'est parcontre pas possible de les classer chronologiquement. Les dessins à formes spiralées, par exemple, s'échelonnent entre 1956 et 1961. C'est même un de ces dessins qui sera trouvé sur la table de travail de l'artiste, le jour de sa mort. Mais pendant cette même période, Réquichot a fabriqué des boîtes et des reliquaires (en l955, et de l957 à l96O).Quant aux "papiers choisis", s'ils apparaissent dès 1957, Réquichot en exécutera encore peu avant sa mort. Enfin, pour prendre un dernier exemple, les fausses écritures, c'est-à-dire l'invention de signes extrêmement proches dans leur disposition de l'écriture, sont presque toutes exécutées en 1961, mais une première fausse lettre date de 1956. Il n'y a donc pas eu de passage chronologique entre le dessin en spirale et le reliquaire, ou inversement. Certes, ces passages d'une série à une autre existent, mais ils se produisent sans cesse. Les séries coexistent, cohabitent comme un ensemble de différentes directions, de départs qui peuvent être abandonnés, puis repris, ou bien poursuivis sans interruption bien que d'autres interviennent simultanément. Bien entendu, il n'est pas question d'entendre par là qu'une série ne peut pas évoluer. L'utilisation des papiers choisis se transforme dans le temps et suit sans doute une logique évolutive, mais ces transformations ne peuvents'expliquerqu'en tenantcompte de l'évolution de l'oeuvre dans son ensemble.

lutôt que de s'attacher à définir les caractéristiques spécifiques de chacune de ces séries, il nous a donc paru plus intéressant de rechercher comment s'établissent des rapports entre elles. C'est seulement à travers une telle analyse que l'on risque de découvrir le lien logique qui unit l'ensemble de l'oeuvre, et seul ce rapport de sens peut justifier la coexistence des séries. À ce propos, une remarque s'impose d'emblée : il existe un certain nombre d'"oeuvres-charnières", combinant à elles seules plusieurs séries. Ainsi, " Episode de la guerre des nerfs " intègre en même temps peinture à l'huile, dessin en spirale, papiers déchirés et recollés. De nombreux dessins en forme de spirales incluent les fausses écritures, soit comme prolongement formel de la spirale, soit en guise de légende placée au bas du dessin. Par ailleurs, on trouve fréquemment dans les reliquaires des morceaux de toile peints, des toiles roulées ou des éléments ayant pu servir à des collages, en particulier des pages de garde. Il arrive enfin que les papiers choisis soient partiellement recouverts de peinture ou mêlés à du dessin.

l'intérieur de l'extrême diversité des séries et surtout de leur incohérence apparente, on peut ainsi établir des rapports plastiques extrêmement étroits. Nous avons choisi trois points de liaison, qui ne sont certainement pas les seuls, mais qui permettront d'aborder l'oeuvre de Réquichot de manière synthétique, c'est-à-dire de la considérer comme un tout. Nous étudierons donc en premier lieu le rapport que Réquichot entretient avec l'objet, ensuite le plasticien, le peintre qu'est Réquichot, et enfin ses interrogations par rapport à la toile peinte. Qu'on ne s'étonne pas si des chevauchements interviennent entre ces trois catégories et si elles ne se distinguent pas rigoureusement l'une par rapport à l'autre dans l'analyse. Elles relèvent en effet toutes trois d'une ambiguïté fondamentale entre un peintre fou de peinture et un artiste qui décide de remettre en cause la peinture en utilisant par exemple des objets, tout en revenant toujours à la peinture. Cette ambiguïté, loin d'être une incohérence, nous semble au contraire révélatrice d'une tendance assez générale de l'art actuel et permet comme nous le souhaitions pour commencer, de replacer Réquichot parmi les artistes contemporains.

 

RÉQUICHOT ET L'OBJET

i l'on voulait résumer l'évolution de l'art au XXe siècle en quelques termes, l'un d'eux pourrait être la découverte de l'objet, naturel ou fabriqué, en tant que matériau de construction de l'oeuvre d'art. Au moins aussi importante que l'apparition des formes non représentatives, cette découverte de l'objet va dans le sens d'une désacralisation de l'oeuvre d'art, qui peut être constituée d'objets courants, voire se contenter de ces objets. Nous employons à dessein le terme de découverte, car il semble que les artistes aient brusquement pris conscience des objets de tout ordre qui les entouraient, et du parti qu'ils pouvaient en tirer. Bien entendu, l'apparition de l'objet dans l'art peut s'expliquer historiquement par un besoin de renouvellement des formes d'art, une lassitude, mais aussi par la prise de conscience des limites de la peinture. Ce n'est certainement pas pur hasard si la première utilisation radicale de l'objet, le ready made de Marcel Duchamp, est contemporaine du "Carré blanc sur fond blanc" où Malevitch annonce pour la première fois la fin de la peinture. Par ailleurs, la découverte de l'objet coïncide avec une industrialisation grandissante et une production délirante d'objets. Le fait se situe donc à la fois sur le plan proprement artistique de l'évolution des formes et sur le plan sociologique. L'utilisation de l'objet permet à la fois de rejeter la peinture traditionnelle et de rapprocher l'art de la vie quotidienne. La création n'est plus le fait de génies, de techniciens du pinceau, elle devient une appropriation d'une portion du monde environnant.
Cette dernière démarche est bien sûr de très loin la plus radicale et tous les utilisateurs de l'objet n'ont pas forcément travaillé dans la même direction et avec des buts identiques. S'il s'agit, pour certains, d'une simple appropriation de l'objet brut, ainsi le porte-bouteilles de Duchamp ou le tableau-piège de Spoerri, il y a dans bien d'autres cas travail sur l'objet, fabrication de faux objets, soit dans un sens de pure dérision avec les objets surréalistes, soit, le plus souvent, pour mettre l'accent sur certains aspects de la société industrielle qui fabrique ces objets. On retrouve cette attitude chez la plupart des Nouveaux Réalistes qui, en accumulant, en détruisant, en fabriquant de fausses machines, en dissimulant, ont à peu près abouti aux diverses utilisations qui pouvaient être imaginées à partir de l'objet. Dans d'autres cas enfin, l'objet ne sert que de matière première à la création de formes plus ou moins esthétiques. Même cette dernière attitude, pour paraître la plus régressive, voire la plus traditionnelle, suffit à conférer une signification toute différente à l'oeuvre d'art. Lorsque Schwitters se sert de déchets divers pour les Merzbilder, ou lorsque les cubistes font simplement apparaître un fragment de journal, ce sont déjà là des éléments de perturbation profonde par rapport à une toile peinte. On pourrait ainsi multiplier les exemples; mais ils ne serviraient qu'à confirmer cette diversité tout en s'inscrivant, nous semble-t-il, dans l'une de ces trois catégories.

e rapport de Réquichot à l'objet recouvre ces différentes directions. De fait, on peut distinger dans son oeuvre certaines approches du ready made, d'innombrables utilisations de l'objet comme matière première à la création de formes, ces tentatives étant reliées par la logique proprement interne de son oeuvre, qu'il va s'agir de déterminer. Si Réquichot est certainement fasciné par l'objet de la vie quotidienne, l'objet courant qui n'attire pas le regard, cette fascination ne consiste pas, chez lui, à mettre en rapport cet objet avec la société industrielle, mais simplement à lui conférer une dimension poétique ou plastique. En fait, l'objet trouvé ou abandonné ne le concerne que lorsqu'il s'agit d'un objet naturel et non d'un objet fabriqué. Il évite à tout prix cette imprégnation industrielle sur l'objet, pour ne s'intéresser qu'à l'objet brut au vrai sens du terme. L'objet peut, certes, être fabriqué, façonné, mais seulement par les hasards de la nature ou des intempéries. Réquichot est à la recherche de ce que nous appellerons un " ready made organique " qu'il s'agisse d'une " tranche de foie de cheval atteint du cancer exposée dans un bocal " ou " de pierres, de racines, de mâchefer" pour reprendre des passages de ses textes et de sa correspondance. Pourtant, ce ready made reste le plus souvent à l'état d'idée. Il éprouve le désir de signer tous les rochers mais ne le fait pas. De ses promenades, il rapporte toutes sortes d'objets, mais ne les élève pas au rang de ses créations, se contentant de les intégrer à ses oeuvres travaillées, en particulier aux reliquaires. Dès lors, il s'agit d'un assemblage et non plus d'un ready made puisqu'il y a travail sur l'objet, confrontation de cet objet avec la peinture. Pour lui, le morceau de bois, comme le papier choisi ou l'anneau de rideau, n'est que matière première à la création des formes, avec une extraordinaire diversité de ces matières premières puisque ce sont souvent même des fragments d'anciennes toiles qui tapissent le fond des reliquaires ou qui se retrouvent collés sur d'autres toiles.
Il existe pourtant dans l'oeuvre de Réquichot un véritable ready made : une simple page de garde collée sur de la toile et encadrée. Toutefois celle-ci ne peut être séparée de l'idée de matière première telle que nous l'avons évoquée, car la page de garde a fréquemment servi à Réquichot, en particulier pour des collages. Le grand triptyque "La moisson des fourmis buissonnières" en est presque exclusivement constitué. Mais dans ce dernier cas, comme dans d'autres collages de la même époque, la page de garde est retravaillée, c'est-à-dire découpée et recollée pour mettre l'accent sur les " yeux " dans le dessin. Le choix de la page de garde en tant que matière première s'explique par la fascination esthétique qu'elle a pu provoquer chez lui. Il est pourtant frappant que ce soit là le seul cas dans toute son oeuvre où il a pu considérer la matière première comme se suffisant à elle-même pour être hissée au rang d'oeuvre d'art authentique au même titre que ses autres créations. La raison en est sans doute la variété de significations que peut évoquer la page de garde, son absence de références à la société industrielle. Tel n'aurait pas été le cas avec, par exemple, une page de journal dont Réquichot extrayait ses "papiers choisis", car ce ready made aurait évoqué un contexte de publicité, de consommation. La page de garde peut faire penser à des éléments végétaux; telle que Réquichot l'agence dans ses collages, elle dessine une flore marine. Si elle peut se suffire à elle-même, c'est donc avant tout formellement et esthétiquement. Car dans l'esprit de Réquichot, le ready made n'est pas n'importe quel objet, mais un objet "choisi". Et ce que nous venons de dire à propos de l'évocation formelle de la page de garde, nous ramène à l'idée d'un "ready made organique", à la fois choisi en fonction de critères plastiques et se rapprochant, d'une manière ou d'une autre, d'un phénomène naturel.
On pourrait rétorquer que, chez Duchamp, l'objet est également " choisi ", et on aurait sans doute raison. Mais ces deux attitudes se distinguent fondamentalement une fois situées dans leur contexte. Pour Duchamp, l'idée du ready made consiste à faire entrer n'importe quoi au musée si l'artiste en décide ainsi, et à détruire toute une idéologie fondée sur la beauté et le travail pictural. Il choisit l'objet le plus banal, le plus impersonnel, le plus arbitraire possible, donc le plus éloigné de l'idée qu'on a d'une oeuvre d'art. Réquichot ne s'intéresse au contraire qu'aux connotations formelles inhérentes à l'objet. De même que les papiers collés ne résultent pas du hasard mais sont soigneusement choisis et souvent réutilisés, la page de garde laissée telle quelle n'existe que de par sa plasticité, sa force d'évocation formelle, comme ce petit crâne d'animal peint par Réquichot et devenant une sculpture.

n autre aspect, dans la conception du ready made chez Réquichot, mérite d'être souligné quoiqu'il soit entièrement resté à l'état d'idée. Il permet d'expliciter certaines interrogations sur l'oeuvre d'art, voire une mise en question fondamentale sur laquelle nous aurons l'occasion de revenir. Dans ce texte de 1955, intitulé "Métaplastique", où Réquichot exprime son désir de s'approprier des pierres et des mottes de terre, il ajoute : "Cependant, arrivé chez moi, il me manque souvent quelque chose et ce manque dépare toute ma collection. Je cherche ce qui me manque et pourquoi les choses se parent et se déparent subitement. Je cherche ce que j'ai oublié dans un champ ou sur une route, et je trouve qu'il me manque non un galet, ni un arbre, mais la circonstance de leur vision, le rythme de la marche, la distraction surprise dans sa trouvaille, la tournure de la pensée, l'état, l'instant."
Plus que toute autre, cette idée d'emporter en même temps que l'objet, sa "circonstance", son "instant" donne à l'art de Réquichot une extraordinaire actualité. Depuis une dizaine d'années, l'art s'est de plus en plus dirigé vers une dématérialisation de l'oeuvre, c'est-à-dire le remplacement de l'objet matériel par l'idée de cet objet. L'exemple le plus marquant dans ce domaine, sans doute aussi l'un des plus anciens, est "l'immatériel" d'Yves Klein dont la procédure compliquée aboutissait à une absence de possession matérielle tant pour l'artiste que pour le collectionneur. L'oeuvre d'art se résumait ici à une série de gestes plus ou moins symboliques.
D'autre part, l'idée de saisir l'instant relève de la prise de conscience d'un manque : le phénomène temporel. L'artiste d'aujourd'hui cherche à intégrer le temps à l'oeuvre d'art, par exemple par la réalisation d'oeuvres éphémères ou se détruisant elles-mêmes, ou encore en insistant plus sur la procédure qui conduit à réaliser l'oeuvre que sur l'oeuvre elle-même. Cette priorité de l'idée sur la réalisation nous permet donc d'insister sur la portée de ce texte de Réquichot : que celui-ci n'ait pas poussé plus loin en cherchant une manière de résoudre le problème nous paraît finalement sans grande importance. D'autant plus que la réalisation de cette idée était à peu pres impossible à moins de faire appel à d'autres media visuels. De toute manière, cette simple évocation est sans doute tout aussi passionnante et ne remet aucunement en cause l'intérêt de cette idée.
Il n'est cependant pas question de parler d'une influence qu'aurait pu avoir Réquichot sur les nombreux artistes qui ont, depuis, pris souvent pour point de départ une démarche similaire. D'abord parce que son oeuvre est restée trop confidentielle pour que tous les artistes en aient connaissance. Mais aussi, il y a toujours chez lui une dimension naturelle, végétale, qui est, il faut bien le dire, à contre-courant de la plupart des mouvements artistiques actuels. Réquichot n'aurait jamais pu vouloir fixer l'instant d'un moteur de voiture ou de toute autre machine. Encore une fois, chez lui, il s'agit d'instants, de promenades champêtres qu'il cherche à fixer, évitant tout rapport avec un monde industriel. Enfin - ceci est essentiel - si nous nous refusons à parler d'éventuelles influences, c'est à cause de la méfiance avec laquelle on doit toujours aborder un problème d'influence, quel qu'il soit. Il n'existe pas de véritable relation de cause à effet; sauf évidemment lorsqu'on se trouve en présence de faux (et on entend par "faux" bien des oeuvres qui ne sont que la reprise intégrale d'une oeuvre antérieure). Plutôt donc que de nous aventurer dans une délicate théorie des influences, il nous semble beaucoup plus fascinant de mettre l'accent sur la simultanéité de certaines idées, sur la soudaine attirance d'une multitude d'artistes pour des phénomènes similaires, sur le rapprochement d'oeuvres jusque-là sans rapport apparent par la brusque révélation de certains aspects. L'intérêt pour la dématérialisation, pour la circonstance de la vision plutôt que pour la vision elle-même est l'un de ces points de rencontre. Et Réquichot nous paraît être parmi les premiers à l'avoir au moins pressenti et formulé.
Au lieu de nous arrêter à des problèmes de datation et de querelles autour des inventeurs d'une forme d'art - ce qui relève de l'histoire de l'art la plus classique - nous pouvons, à partir de cette idée, ouvrir notre analyse vers une mise en question de la toile peinte et de la peinture elle-même chez Réquichot. La signification de toute son oeuvre tient peut-être simplement au fait qu'il soit un peintre qui doute de la peinture.

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