Numéro 20 (1986))

Le zizi des peintres ou les fonds déments de la peinture

par Léa Lublin

"… Si la surface est lisse, une certaine forme de souvenir a dû survivre en profondeur. Comment expliquer autrement que les traces de ce traumatisme aient pu être conservées dans les mythes et, comme nous le verrons, dans d’autres productions de l’imagination cristallisées autour d’un fragment de la réalité historique. Mais où sont ces souvenirs  ?"
Freud, Totem et Tabou.

L’histoire de l’art est un des réceptacles privilégiés de traces et de souvenirs, de signes visibles de l’amnésie de la mémoire de l’espèce humaine. Interroger un des coins de cette histoire, faite de camouflages et de tromperies, signifie soulever un des coins de la supposée "surface lisse" qui nous fait voir des couches épaisses de coins en cachant d’autres.

L’histoire des caches qui recouvrent l’histoire de l’art est l’histoire des écrans qui se sont superposés de telle sorte qu’ils ont fini par détourner le regard du spectateur, de ce qui constitue le vrai sujet de la peinture.
Ma conviction est que le thème du tableau (son sujet) est un des caches, un des écrans qui s’interposent entre le regard du spectateur et le simulacre que le peintre met en scène.

Soulever les caches qui occultent les fondements originaires de la peinture nous amène à découvrir l’étendue imprévisible de ses fonds-aimants, l’abîme insaisissable de ses fonds-déments.

Si je veux parler ici de l’histoire du petit corps nu sexué installé sur le corps maternel vierge et de sa répétition comme modèle d’art pendant des siècles, transformant ainsi l’utilisation d’un motif emprunté à l’art du passé (mais nous en verrons bien d’autres), c’est pour décoller des caches : ceux qui camouflent les traces peintes de cette "mémoire du corps" que le peintre qui a peint le tableau a conservée.

Le petit corps nu ou à peine voilé se place sur le corps maternel ; il est assis, couché, debout ; il grimpe ou suce, tête ou béni, amoureux ou fuyant, il lit ou signale le texte, le livre qui contient les interdits de la Loi, ou il présente des fruits dans une main, ou dans un coin de la scène, pour nous rappeler la nature du péché, sa permanence, ainsi que la jouissance des interdits transgressés.

L’espace qu’occupe le petit corps dans l’ensemble du tableau, les attitudes, la dimension et les proportions de ce corps, les plis qui marquent la peau des muscles, la configuration du visage et son expression, tout cela indique que l’image peinte du petit corps est la projection corporelle du peintre qui se fait petit. L’analyse de chacune des parties de l’image du corps "minimisé" et de l’espace qu’il occupe sur la toile, nous laisse supposer que l’espace est proportionnel à la dimension du désir inscrit dans le fond (dément ?) du tableau, espace du refoulement.

La figure du corps maternel qui apparaît recouvert de toiles, de voiles et de plis, devient le corps non érotique de la représentation. Ce sont ces toiles, ces voiles, ces plis - en un mot, ces caches de l’érotisme de la scène qui permettent la représentation de la transgression de l’interdit.
Si nous regardons encore de plus près la peinture de ces tableaux, nous pouvons remarquer que l’opération de réduction dans la représentation du corps de l’enfant ne répond pas aux proportions réelles d’un corps enfantin, mais à la contraction du corps d’un adulte. Régression hors temps, rétrécissement des dimensions corporelles : le simulacre s’organise par un dispositif visuel qui repose sur les oppositions, nu/habillé, petit/grand, couvert/découvert.

Ainsi, un des motifs secondaires de l’art du passé — l’Eros – Cupidon de l’antiquité gréco-romaine, il putti — devient le motif principal de l’art de la Renaissance, l’objet de la peinture et le sujet travesti à l’intérieur du thème du tableau. Tout à coup, le petit corps des représentations byzantines se "strip-tease", enlève les tuniques qui le recouvrent et le voilent. L’Eros-Cupidon perd ses ailes, sa dureté sculpturale, son autonomie décorative pour ocre doré, sans ombres, éclairé par les pulsions accomplies, jouissantes.

L’Eros enfantin pétrifié s’est transformé en petit corps peint érogène. Par le raccourci temporel, l’artiste de la Renaissance découvre son corps, se découvre par le truchement de la réduction de l’échelle de proportions et s’expose comme entité corporelle, sensitive, sensuelle.

S’il est vrai qu’il existe un lien très profond entre l’amnésie infantile normale et l’activité sexuelle de cette période, nous pouvons avancer l’idée que la représentation du petit corps charnu et potelé, nu ou semi-voilé, pourrait être la conséquence, à un moment donné de l’histoire personnelle du peintre, de l’apparition de poussées mnésiques liées aux premières sensations corporelles oubliées. Mais l’origine des pulsions de l’enfant est encore mal connue, comme la pulsion de voir ou la pulsion de cruauté, qui peuvent naître de la reproduction des satisfactions liées aux processus organiques non sexuels. Ainsi, les transformations de l’image du corps peint ou sculpté du Moyen Age, emmailloté, ligoté, qui, à la Renaissance, se découvre pour montrer sa nudité, peuvent être interprétées comme les traces d’anciennes pulsions de voir, ou comme la réminiscence des souvenirs du corps entier mnémotique.

Ce dispositif iconographique se répète pendant des siècles et s’impose comme modèle d’art par ses modules visuels qui organisent la surface peinte, avec ses figures figées aux gestes immobiles et ses silences condensés. Les fragments des mains maternelles caressantes, suspendues, posées sur les petits corps nus extatiques deviennent le vrai centre du tableau, même s’ils se trouvent à droite ou à gauche, en haut ou en bas de la scène représentée.

La ligne d’horizon où vient se situer le point de vue et le point de figure du système perspectif occulte une deuxième ligne d’horizon qui, elle, bascule et vient se placer par rotation dans l’axe vertical qu’occupe la place du sujet.

Par les effets de rotation, de réduction et de déplacement, la giure du corps peint réduit, déplace le point de fuite du système perspectif vers le point de régression temporel, c’est-à-dire vers le lieu des traces de la mémoire du corps naissant, détaché, du corps érogène, excentrique.

Les découpages des tableaux laissent apparaître les découpages des corps, du couple mère/enfant, des espaces formes minimales qu’ils occupent sur la surface des tableaux ainsi que l’espace entre, l’espace-distance qui éloigne les figures les unes des autres ou qui les relient.

Dans les limites du thème du tableau, la figure supposée représenter la mère de l’enfant dieu (la mère de l’enfant peintre ?) avec son regard oblique, absent ou vidé, occupe-t-elle la place du corps interdit, de la jouissance non représentable, pré-verbale ?
Dans les limites du sujet de la peinture, les corps rétrécis avec leur tête de vieillard aux traits paisibles ou tendus, boursouflés ou tirés, ces enfants rêveurs ou endormis, qui se font caresser, toucher, retenir, sont-ils la représentation de l’enfant dieu du récit biblique, le corps camouflé du voyeur ou la projection du corps du peintre qui régresse au stade de ses expériences psychosexuelles oubliées ?

Si c’est le matériel des XVe et XVIe siècles qui m’a permis de découvrir les caches qui sont à l’origine des fonds-déments de la peinture, c’est parce qu’à cette époque le code pictural, social et religieux est tellement dominant qu’il a permis aux peintres, pour la première fois, la possibilité d’une transgression des limites imposées, qui fut acceptée, adulée et commandée par tous.

Travail sur les rapports entre les connaissances (iconographie, sciences humaines, etc.) et les divers systèmes de représentation du monde (renaissance, monochrome, gestualité, etc.) "le "sens" s’élabore à partir des déplacements du "thème" du tableau et de ses fragments les plus significatifs.

L’articulation des systèmes de l’art contemporain et des fonctionnements de certains modèles de l’art (du passé) me permet la création d’ensembles ouverts afin que ce qui était auparavant pure visibilité devienne lisibilité du sens de l’œuvre.

En dévoilant l’espace des souvenirs enfouis et les caches qui recouvrent l’histoire de l’art, je propose de voir dans la peinture l’histoire des pulsions qui travaillent le corps (du peintre) et la mémoire de ce corps, ainsi que les rapports qu’ils entretiennent avec l’espace des désirs et l’espace des refoulements.

La réapparition des phénomènes de régression dans les dernières manifestations de l’art contemporain témoigne encore une fois aujourd’hui de la nature d’un fond démentiel de l’art qui ne finit pas de montrer les zizis tout en les voilant, ou de les voiler tout en les montrant.