Écouter et lire Adorno
deux conférences en français


merci à Raphaël Badawi pour le repiquage des flux,
à Maëlig C. et Claude Grunspan pour les scans et
corrections du texte publié et surtout à Thomas Deville
pour les retranscriptions des conférences.

 

 

  1. 1963 L'industrie Culturelle, mp3

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  2. sept 1967 L'art et les arts, mp3
    (rencontres internationales de Genève)

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2. L'art et les arts - Conférence

transcription de Thomas Deville

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Theodor Adorno - 1967
L'ART ET LES ARTS

Cette conférence, Die Kunst und die Künste, fut prononcée à l'Académie des arts de Berlin le 23 juillet 1966, et fut d'abord publiée dans Anmerkugen zur Zeit, n°12 ( Berlin, 1967). Sa traduction a été publiée pour la première fois dans Pratiques, Rennes, automne 1996

Dans l'évolution la plus récente, les frontières entre les divers arts se fluidifient et s'interpénètrent, ou, pour dire mieux, leurs lignes de démarcation se dissolvent et s'effilochent, leurs limites se disloquent. Si possible, il nous faut interpréter le processus de la dislocation des frontières entre les arts. Ce processus s'affirme avec le plus de vigueur là où il prend naissance de façon immanente de l'intérieur même d'un art. Certes, il est indéniable que plus d'un artiste jette un regard oblique d'un côté ou de l'autre. Quand, par exemple, des compositions musicales empruntent leur titre à Paul Klee, on objectera qu'elles ne revêtent qu'un caractère décoratif, ce qui est tout le contraire de la modernité dont elles voudraient se targuer de la sorte. Des tendances de ce genre sont-elles répréhensibles ? Pas autant que se plaît à le croire une indignation déjà routinière contre un soi-disant snobisme. Ce sont ceux qui restent immobiles qui se moquent le plus volontiers des suiveurs de la mode. En vérité, ils visent les devanciers. Être immunisé contre l'esprit d'époque n'est pas en soi un mérite. Il est rare que cette attitude négative annonce une résistance ; la plupart du temps, c'est du provincialisme. Même sous l'aspect médiocre de l'imitation, le besoin d'être moderne est une parcelle d'énergie productive. Mais dans la tendance à la dislocation des frontières, il s'agit d'autre chose que d'un bon compagnonnage entre les arts, ou de cette douteuse synthèse qui s'était donné le nom d'œuvre d'art totale (Gesammtkunstwerk) et dont les vestiges nous effraient encore. Les happenings ne sauraient être des œuvres d'art totales que sous l'aspect inversé d'anti-œuvres d'art totales. Ainsi, lorsque des valeurs sonores sont juxtaposées en tâches séparées, l'on est enclin à y reconnaître à première vue un procédé pictural. Mais c'est là, en vérité, un procédé qui dérive du principe de la mélodie de timbres (Klangfarbenmelodie), principe qui élève les timbres au rang d'éléments constitutifs sans nulle imitation des effets propres à la peinture. Webern a écrit voici près de soixante ans des pièces faites de notes ponctuellement isolées, afin de critiquer cet inutile ressassement qui inspire si facilement le sentiment - tout illusoire - qu'il se passe quelque chose dans la pure extension temporale de musique. Et les notations graphiques à l'invention desquelles l'humeur joueuse peut revendiquer une part nullement illégitime, correspondent au besoin de fixer des événements musicaux avec plus de flexibilité, et donc plus de précision, que ne le permettent les signes étalonnés d'après le système tonal ; ou bien, inversement, ces notations cherchent aussi parfois à laisser à l'exécutant la faculté d'improviser. Dans tous ces cas, on obéit donc à des exigences purement musicales. Dans la plupart des phénomènes de dislocation des frontières entre les arts, il ne devrait pas être trop difficile de déceler des motivations immanentes du même genre, issu de l'intérieur de chaque genre artistique. Si je ne fais erreur, les artistes qui transforment la peinture en espace sont à la recherche d'un équivalent du principe d'organisation formelle qui s'est perdu lorsqu'a été abandonnée la perspective. Semblablement, les innovations musicales qui ont malmené le stock des ressources traditionnelles tenues d'avance pour de la musique ont été provoquées par la perte de la dimension de profondeur liée à l'harmonie et aux types formels connexes. Ce qui abat les bornes des différents arts est mis en mouvement par des forces de l'histoire qui sont éveillées à l'intérieur des limites pour les submerger par la suite.
Dans l'antagonisme entre l'art contemporain évolué et ce que l'on appelle le grand public, ce processus joue probablement un rôle considérable. Là où des frontières sont violées, la peur du métissage s'éveille aisément et s'accompagne d'une réaction de défense. Ce complexe s'est exprimé de façon pathologique dans le culte national-socialiste de la race pure et dans le dénigrement des hybrides. On déclare décadent et dévergondé tout ce qui ne se soumet pas à la discipline de zones établies une fois pour toutes, bien que ces zones ne soient pas d'essence naturelle mais d'origine historique. Pour ne citer qu'un exemple, c'est à une date tardive que la sculpture s'est émancipée définitivement de l'architecture, ces deux arts s'étant encore trouvés unis, pour la dernière fois, à l'époque baroque. Quand le musicien entend la question bien connue 'ceci est-il encore de la musique ?", il se trouve en présence de la résistance la plus habituellement opposée à une évolution tenue pour incompatible avec tel art spécifique où le changement s'est fait jour. Cette question avait été depuis longtemps déjà reprise en cœur, alors que la musique évoluait selon des lois qui, bien que modifiées, lui restaient indubitablement immanentes. Aujourd'hui l'avant-garde prend au mot la question du petit-bourgeois, "est-ce là toujours de la musique ?" ; Il arrive en effet que l'on réponde à cette question par une musique qui ne veut plus en être une. Un quatuor à cordes composé par l'italien Franco Donatoni, par exemple, est fabriqué entièrement de bruits produit par les quatre instruments à cordes. Les Atmosphères de György Ligeti, pièce très remarquable et hautement élaborée, ne connaissent plus de tons individuels que l'on pourrait distinguer les uns des autres au sens traditionnel. Le Ionisation d'Edgar Varèse, composé il y a plusieurs décennies, préfigurait ces tendances. Les divers arts semblent se complaire à une sorte de promiscuité qui enfreint les tabous imposés par la civilisation. D'une part, la confusion qui vient embrouiller les catégories d'arts rigoureusement ordonnées éveillent des réactions de peur chez les tenants des valeurs de civilisation. Mais d'autre part, à l'insu des consciences alarmées, la tendance générale se soumet cependant au courant rationnel et aux valeurs de civilisation auxquelles l'art a participé depuis toujours. Lorsqu'on enterre un homme fortuné, il arrive qu'on dise qu'il a été un ami des arts (Freund der Kunste) et qu'il les a encouragés. Cette formule toute faite permet de comprendre l'impatience de l'art à l'égard de la diversité des arts. Cette impatience s'émeut régulièrement à l'idée non moins répugnante du plaisir esthétique. L'art souhaite n'avoir avec ses amis "délicats" par plus de rapports qu'il ne lui est inévitable d'en avoir pour satisfaire ses besoins matériels. «My music is not lovely » grommelait Schönberg à Hollywood, alors qu'un magnat du cinéma qui ne connaissait pas sa musique voulait lui en faire compliment. L'art se révolte contre toute sujétion à l'égard d'éléments donnés d'avance et qui entravent la structuration autonome de l'œuvre. La classification qui subdivise l'art en divers arts est le reflet de ce système de matériaux inventoriés à l'avance, car les matériaux épars sont le lieu des excitations sensorielles diffuses.
Le triomphe de la spiritualisation dans l'art, Hegel l'avait anticipé en construisant ce qu'il nommait l'œuvre d'art romantique, dans sa terminologie. Mais comme tous les triomphes, c'était une victoire à la Pyrrhus. Le livre de Vassily Kandinsky sur le spirituel dans l'art, par son titre même, donnait tant bien que mal la formule de programme implicite des expressionnistes. Mais il a surtout pris acte pour la première fois de la tendance à l'unification dont nous nous occupons. Ce n'est pas un hasard si, dans ce livre de Kandinsky, à la place d'une symbiose des arts, à la place de leur agglomération en vue d'une efficacité apparemment accrue, on voit intervenir l'idée de la réciprocité technique. Ce livre, produit d'une pensée ambitieuse, ne craint pas d'en appeler à des témoignages plus que douteux, comme ceux de l'anthroposophe Rudolf Steiner ou de l'escroc Madame Blavatsky. Pour justifier son idée du spirituel dans l'art, il est prêt à recourir à tout ce qui se réclame de l'esprit contre le positivisme, et recourt même à l'occultisme, au témoignage des esprits (comme spirits). Pareil faux pas ne doit pas seulement être mis au compte de la désorientation de cet artiste dans le domaine de l'expression théorique. Un assez grand nombre d'artistes aux prises avec les difficultés du métier éprouvaient, et éprouvent encore, la nécessité d'une apologétique théorique. Ils ont perdu les évidences qui rendaient spontanément intelligibles leurs objets et leurs procédés. Les voici amenés à des réflexions qu'ils ne dominent pas toujours. Incapables de choisir à bon escient, à demi cultivés, ils prennent leurs arguments où ils les trouvent. Mais ce qui est en cause n'est pas l'imperfection subjective de la pensée. Le teste de Kandinsky dont je parle a beau donner forme très fidèlement à l'expérience de son moment historique, le contenu de cette expérience elle-même a son aspect douteux à côté de sa vérité. Cela a obligé Kandinsky à étayer sa conception avec des arguments douteux. L'esprit, ne trouvant plus satisfaction à s'exprimer dans l'art à travers une manifestation sensible, se rend indépendant. Aujourd'hui, comme il y a cinquante ans, chacun peut faire soi-même l'expérience du sentiment que « ça ne va plus » lorsqu'en présence d'œuvres d'art qui, fussent-elles authentiques d'abord, visent à procurer un plaisir purement sensoriel. L'esprit, de façon aussi légitime qu'inévitable, se rend autonome ; il devient alors quelque chose de séparé (Hegel aurait dit quelque chose d'abstrait) qui s'oppose aux matériaux et aux procédés propres aux œuvres. L'esprit devient quelque chose qui se surajoute, comme c'était le cas autrefois dans les allégories. La question des correspondances et des significations se posera : l'on se demandera quelle valeur spirituelle correspond à tel élément sensible, notamment à propos de la valeur symbolique des couleurs. Mais à la question du signifié répondra non sans paradoxe la seule convention, c'est à dire précisément la catégorie contre laquelle tout le mouvement de l'art moderne s'est élevé avec le plus de passion. On trouve la confirmation de ce recours à la convention dans les rapports obliques qui ont rattaché à ses débuts l'art avancé et les arts appliqués (Kunstgewerbe). Un rôle louche revient ici à la valeur significative intrinsèque attribuée à des couleurs, à des sons, à toutes sortes d'autres matériaux. Les œuvres d'art qui déprécient à juste titre l'attrait sensoriel ont néanmoins besoin de substrats sensoriels si elles veulent, selon le mot de Cézanne, se réaliser. Plus l'exigence de spiritualisation devient rigoureuse et intransigeante, et plus les œuvres d'art s'éloignent de la réalité qui devrait être spiritualisée. L'esprit plane en quelque sorte au-dessus des œuvres et, entre cet esprit et son substrat sensoriel, le vide est béant. Le primat de l'agencement cohérent que le principe de construction met en œuvre dans le matériau subit un renversement, si bien que la domination du matériau par l'esprit aboutit à une perte d'esprit, c'est à dire à une perte de sens immanent de l'œuvre. Depuis lors, toute création s'achoppe à cette aporie, et cet affrontement est d'autant plus douloureux que l'art est plus sérieux. Spiritualisation, domination rationnelle du procédé, voilà qui semble chasser l'esprit, en tant que contenu, de la chose même, de l'œuvre concrète. Ce qui prétendait spiritualiser le matériau aboutit au matériau nu, réduit à l'état de chose inerte ; et c'est bien là, d'ailleurs, <ce> que certaines écoles ont réclamé dans leur évolution la plus récente, notamment John Cage pour la musique. Kandinsky, et Schönberg de façon assez similaire dans sa période expressionniste, avaient tout deux lutté en faveur de l'esprit, d'un esprit net de toute souillure, exalté dans sa pleine vérité littérale, sans le moindre recours aux métaphores. Pour Schönberg aussi, cela n'allait pas sans une certaine dose de cette théosophie, qui appelle pour ainsi dire l'Esprit à comparaître parmi les vivants. Mais l'esprit est devenu quelque chose de gratuit, qui ne tire pas à conséquence, et c'est pour cette raison même qu'on le glorifie pour son propre compte. Il faut que tu croies en l'esprit (« Du muss an den Geist glauben »), comme Schönberg avait formulé dans un de ses textes.
En revanche, les divers arts tendent à leur unification sur une forme concrète. Ils tendent à s'approcher d'une idée de l'art tout court. La négativité de l'idée de l'art le concerne dans la <=sa> substance. Ce qui interdit de le définir, c'est quelque chose qui relève de sa constitution même, et nullement l'impuissance où nous serions de le penser. Son principe le plus profond, le principe utopique, se révolterait contre ce qui, dans toute définition, soumet l'objet défini à la domination de la nature. Il ne consent pas à demeurer ce qu'il a été jadis. Par là, le rapport de l'art à ses divers genres s'en trouve considérablement dynamisé, et cela apparaît au plus haut point dans le plus récent de ces genres : le cinéma. Se demander si le cinéma est de l'art ou non est un signe d'impuissance. Un fait que Walter Benjamin a été le premier à reconnaître dans son travail sur l'œuvre d'art à l'époque de sa reproduction mécanisée, c'est que le cinéma ne devient vraiment lui-même que lorsqu'il rejette un attribut qui appartenait à l'art antérieur au cinéma, je veux parler de l'Aura, l'aura, c'est à dire de l'illusion d'une transcendance garantie par la cohérence de l'œuvre. Autrement dit, le cinéma ne devient lui-même que lorsqu'il renonce aux éléments symboliques et aux significations surajoutées, dans une mesure que la peinture et la littérature réalistes avaient à peine soupçonnée. Siegfried Krakauer en a conclu que le cinéma est une sorte de sauvetage du monde des objets, et que le film n'est possible esthétiquement que par le refus du principe de stylisation, par la plongée de la caméra, dépourvue de toute intention, dans un monde à l'état brut antérieur à l'intervention de la subjectivité. Mais, de son côté, un tel refus, posé comme a priori de la création cinématographique, est à nouveau un principe de stylisation. Le procédé cinématographique, alors même qu'il cherche ascétiquement à se dépouiller de l'Aura et de l'intention subjective, introduit néanmoins des éléments qui prêtent inévitablement un sens à l'objet. Le cinéma aboutit à ce résultat sans recourir à autre chose qu'à sa technique, au script, à la structure de la photographie, à la prise de vue, au cadrage. Cela n'est pas sans analogie avec les procédés qui, en musique et en peinture, veulent mettre en évidence le matériau nu, et qui pour atteindre ce but même, préforment le matériau. Tandis que le cinéma, conformément à sa loi propre, s'efforce de rejeter ce qu'il peut avoir d'artistique, comme si le principe esthétique du cinéma y répugnait, il est néanmoins de l'art dans cette révolte même, et il contribue à élargir l'art. Cette contradiction, que le cinéma, à cause de sa dépendance à l'égard du profit financier, ne pouvait développer purement, est l'élément vital de tout art proprement moderne. On pourrait penser que les phénomènes de dislocation des limites entre les arts s'en inspirent secrètement. À cet égard, on peut tenir pour exemplaires les happenings. De manière indisciplinée, ils s'abandonnent au désir passionné de voir l'art devenir une réalité sui generis, contrairement à son principe de stylisation et à la parenté de ce principe avec le règne de l'image. Par cela même, ils élèvent la contestation la plus crûe, la plus choquante, contre la réalité empirique à laquelle ils aimeraient ressembler. Dans leur inadéquation clownesque aux fins utilitaires de la vie réelle au sein de laquelle ils sont organisés, les happenings en sont d'emblée la parodie, parodie qu'ils pratiquent d'ailleurs d'une manière qui ne prête pas à confusion, par exemple lorsqu'ils s'en prennent aux communications de masse, aux mass media.

Mesdames messieurs, la dislocation des limites entre les arts est une fausse disparition de l'art. L'art a un inévitable caractère de fiction, qui devient un scandale en regard de la suprématie écrasante de la réalité économique et politique, laquelle jette la dérision sur la fiction esthétique, fusse même en tant que idée. En effet, la réalité économique et politique ne ménage aucune échappée par laquelle le regard puisse essayer d'atteindre la réalisation du contenu esthétique, son accomplissement effectif. Cette fiction, ce recours aux apparences qui caractérise l'art s'accorde de moins en moins avec le principe de la domination rationnelle du matériau avec lequel l'art a eu partie liée à travers toute son histoire. La situation qui est la nôtre n'admet plus l'existence de l'art (c'est à cela que tendait le propos affirmant l'impossibilité d'écrire des poèmes après Auschwitz), et pourtant notre situation a besoin d'art ; car la réalité dénuée d'images est le contraire absolu de la situation collective où les images seraient abolies et où l'art disparaîtrait parce que se serait accomplie l'utopie dont le chiffre secret s'inscrit dans toute œuvre d'art. Par soi-même, l'art n'est pas capable d'une telle disparition ; c'est pourquoi les arts se consument au contact les uns des autres.