« Je n'ai pas toujours pratiqué la médecine, cette merde ! »
Céline, Mort à crédit.
'affirmation
de Nabokov, du reste destinée à ses élèves américains,
est parfaitement à sa place comme ouverture de Courbes. Le style
n'y est pas unitaire : inscrit dans un glissement perpétuel, chaque personnage
développant le sien à partir de ce qui le précède
(comme tenu au courant du processus littéraire) en lègue quelque
appuis (grâce au dialogue) à celui qui accapare de nouveau la parole.
La structure principale sous-tend ce geste dans un procédé de
courbe ouverte. Principalement les monologues troublent notre lecture : insidieusement,
d'une manière étonnement fluide, ils nous proposent des indécisions
: qui parle? (pas toujours clair), intérieurement ou -lorsque Cosme parle
de Savele, par exemple- déjà à Savele? De ces glissements
la solitude est l'enjeu : le monologue devient dialogue pour que la seconde
voix s'affirme bientôt comme unique voix, délaissant peu à
peu son interlocuteur pour parler d'abord de lui, puis finir par parler à
partir de lui -mais seul (ainsi pour notre exemple, Savele va répondre
à Cosme puis -polémiquement- répondre de Cosme).
a solitude de
Cosme et de Savele c'est de pouvoir parler l'un pour l'autre (se renvoyant,
entre autre, quelques doutes sur leur approche respective de morts qui s'avèrent
trop bavards pour eux). Les grandes idées verront ainsi se bousculer
toutes les opinions possibles à leur égard. Et d'abord (puisqu'on
est dans l'usage de la citation) l'ennui que procure leur réitération
harassée. Cosme joue de la citation poétique avec la désinvolture
de celui qui n'y a cru que tant que ça pouvait lui être reproché...
et même Savele se passerait bien de l'éveil tendu qu'il y a à
recueillir la singularité d'un corps ou d'un autre, si seulement on lui
proposait un système qui les englobe tous et qu'on n'en parle plus. Il
désapprouve un idéalisme qui a «choisi l'Homme contre
les hommes» et y voit un aveuglement qui nous empêcherait de
penser les charniers. Mais ce qui devrait le faire taire tient précisément
à son statut de médecin : pourrait-il comprendre qu'un seul homme
mort à Auschwitz suffit à transformer irrémédiablement
et notre idée de la mort et celle qu'on se fait de l'espèce humaine?
Sans doute lui faudrait-il commencer par le nommer corps... Mais ceci est une
autre discussion1.
L'opinion de Nabokov
sera vérifiée, en négatif : tout se dira sur les idées
et leur réitération en littérature. La phrase de Nabokov
annonce certaines préoccupations du texte, et surtout son fonctionnement
: par avancées successives d'affirmations associées et différantes.
a mort comme
rencontre, comme lieu -inhabitable mais le seul possible- d'une rencontre. Voilà
ce que Cosme et Savele pourraient s'avouer s'ils s'écoutaient discuter
sans fin. Seule la mort, débordant les limites d'un sujet leur permet
l'éveil, un éveil douteux ou ambigu qui n'ose affronter seul le
fait qu'«on» meurt. Savele entretient son rapport aux corps qu'on
lui confie d'une manière tout aussi judiciaire que Cosme, vis-à-vis
des victimes que lui soumettent les événements (et peut-être
peut-on l'imaginer priant pour elles). Pour Savele la mort est celle d'un autre,
un corps, dont on va dire le comment ; un comment purement technique, rarement
qualitatif. Cosme devra tenter de proposer un pourquoi. Ici comme là
c'est seulement l'autre qui meurt : tous deux soulignent l'identification de
ce mort comme s'ils se livraient à un rite païen d'exorcisme, tentant
à toute force de singulariser cette mort... de dire «il»
est mort pour moins entendre ce «on meurt» qui tisse leurs discussions
privées. Ivan Illich écrit ainsi qu'«on ne peut comprendre
les racines structurelles profondes de notre organisation sociale si l'on néglige
d'y voir un exorcisme multiforme contre toutes les "mauvaises" morts.»2.
Si je me permet d'introduire ici une réflexion qui ne semble pas concerner
directement les approches religieuses (Cosme, Junichiro), ou métaphysiques
de la mort, c'est que derrière leurs considérations Savele et
Cosme cherchent plus qu'une insupportable parole : le poids d'un mort. La curieuse
pesée qu'opèrent ces absents sur leur vie. Leur métier
les mets en tête des exorcistes, l'avant-garde du voile qui fera de la
"mauvaise mort" (tragique) un fait divers présentable, dramatique avant
tout, spectacle orbiculaire pour un public là encore avide d'apprendre
qu'il est mort -son héros ou un inconnu, qu'importe pourvu qu'on le nomme-
pour faire écran à ce «on meurt» qui monte de partout.
(Courbes : «tout et tous sont ici pour couvrir, chérir l'affaire
dans un curieux mouvement qui la rend accidentelle et régulière».)
Mais Cosme montre plus de ferveur à son idéal chrétien
de justice qu'à la flicitude poissarde d'un Ménardot...
«A force de coïncider avec son nom, Frénard, en revanche,
a fini par se confondre avec les vraies archives, celles qui sont effacées
ou brûlées tous les deux ou cinq ans, ça dépend du
Chiffre. Elles n'existent plus officiellement, mais elles pèsent comme
des morts, et beaucoup plus qu'eux, en un sens. Un mort, désormais, n'est
pas grand-chose, vague boursouflure résorbée ayant expiée
son mauvais goût d'être là, mince disquette de données
d'ailleurs sans fin réinterprétable.»3
Le poids de la victime4 est ici
contradictoire (et d'abord elle commence par léviter, figeant Cosme).
L'agitation de surface, le poli du métier contamine les intervenants
qui finiront, seuls, aussi agités qu'à la levée de corps.
Seule la victime offre un peu de stabilité au sein des contradictions,
des annulations incessantes -elle disparaît de la scène ; et tandis
que Cosme la juge négligeable au regard de son obsession de justice,
Savele la range parmi ses corps.
«Celui qui s'arrête fait remarquer l'emportement des autres,
comme un point fixe.»5
La victime immobile accueille le lecteur, comme une identification impossible.
C'est pourtant bien d'elle que s'enclenche tout le mouvement judiciaire et nécrologique
qui ne peut se lire que depuis ce lieu neutre, en repli. (Il faut à cet
égard insister sur l'importance du nom au-delà du signe social
-comme signe ontologique. Au Jugement Dernier Dieu lit les noms des élus
sur le Livre6... être sans
nom c'est être damné : on ne peut mourir que nommé, y compris
et surtout si ce nom aveugle les autres sur la mort, les empêche de la
reconnaître de face. Pensez au roman de Maurice Roche, Compact
: concert de voix précis et profond provoqué par un homme malade
qui erre dans «Mnémopolis», à la recherche d'un nom7,
derrière sa mort, et vend sa peau en viager à un médecin...
tatoueur japonais8. Pensez aussi,
par exemple, au Benjy de Faulkner dans Le Bruit et la Fureur. D'abord
appelé Maury, ce débile mental est rebaptisé après
une tentative de viol et une castration -pour qu'il ne souille pas le nom de
son oncle Maury.
«C'est ça, dit Dilsey. M'est avis que ça
va être à mon tour de pleurer. M'est avis qu'il va falloir que
je pleure un moment sur Maury, à mon tour.
-Il s'appelle Benjy maintenant, dit Caddy.
-Comment ça, dit Dilsey. Il n'a pas déjà usé
le nom qu'il a reçu en naissant, j'imagine.
-Benjy vient de la Bible, dit Caddy. C'est un meilleur nom pour lui que Maury.
-Comment ça, dit Dilsey.
-C'est maman qui l'a dit, dit Caddy.
-Hm, dit Dilsey. C'est pas avec un nom qu'on pourra lui faire du bien, du
mal non plus du reste. Changer de nom, ça ne porte pas chance. Je m'appelle
Dilsey du plus loin que je peux me rappeler, et ça sera encore Dilsey
quand tout le monde m'aura oubliée.
-Comment saura-t-on que c'est Dilsey quand tout le monde l'aura oublié,
Dilsey, dit Caddy.
-Ca sera dans le Livre, ma chérie, dit Dilsey, écrit tout au
long.
-Tu pourras le lire, dit Caddy.
-J'aurai pas cette peine, dit Dilsey. On le lira pour moi. J'aurai qu'à
dire : me v'là.» Notre victime n'a pas de nom... et cette dépression,
cet éclairage soudain sur la présence véritable de la mort,
c'est ce que Cosme et Savele tentent tour à tour de voiler : boucher
cet obscène manque du nom par un feu-nourri d'informations médicales
et judiciaires... par de l'épitaphe plat9.)
La pesée paradoxale de la victime c'est celle de l'irruption du tragique,
celle de sa présence qui fait de ces hommes d'art, de science et de morale
de mauvais acteurs : Cosme cabotinant en pleine confusion, cherchant des assises
d'idéaliste planqué ; Savele innocent provocateur bouffi de l'orgueil
qu'il a à surmonter le dégoût d'ouvrir des cadavres -pauvre
entomologiste égaré ; Junichiro qui tente naïvement d'accorder
ses actes à des pensées qu'il n'a formulé que pour légitimer
d'autres actes vides de sens. Seul un questionnement constant les agite, car
seul il les rapproche de l'incommensurabilité du crime.
osme nie que la victime lui soit d'aucune utilité : le hasard (ici esthétique) l'a choisi et elle ne saurait rien nous apprendre que de conjoncturel sur le crime. Or il cherche une approche plus précise, de moraliste : en quoi le criminel est-il maudit (ou du moins Savele pourrait le lui demander) et surtout pourquoi peut-il accomplir ce qui fait de lui un réprouvé? Cosme est le plus à même de concevoir la transgression, le plus au fait de l'interdit du meurtre. Mais cette morale chrétienne qui lui révèle l'intensité de cet acte le dessaisit dans le même temps de la capacité à l'accompagner plus loin : jamais il ne pensera le criminel comme sacré. L'anathème lui semble aller de soi comme s'il n'y avait pas quelque tour de passe-passe vital à réserver au criminel le domaine de la malédiction. (Cosme fait penser à ces chrétiens pour qui Judas reste un traître par fatalité, et pour qui le baiser du Christ n'est qu'un geste de cartomancienne à trente deniers la passe.) Jamais il n'oserait se formuler que l'acte criminel puisse hisser hors d'une certaine civilité, écaillant le vernis d'une servitude acceptée pour une autre servitude, plus déprimante et peut-être plus proche de la question du divin.
ais
peut-être un questionnement radical ne peut-il s'appeler, comme le suppose
Blanchot, que littérature. Toujours est-il que le criminel de ce livre
ne saisit Dieu en lui que dans la pauvreté d'une réponse. L'accointance
entre la conscience de la mesquinerie humaine et la présence de Dieu
n'évanouit pas en lui le mensonge de l'individu.
«A qui vais-je écrire. Je n'ai plus personne. Plus un être pour recueillir l'esprit gentil des morts... pour parler après ça plus doucement aux choses... Courage pour soi tout seul !»Céline, Ibidem.