Julien DEMARC
L'entretien
Une postface à Courbes, roman policier de L.L. De MARS

Ce texte est la postface au roman Courbes, de L.L. De MARS, publié pour la première fois par K' De M en 1995.
Philologie du crime, une préface par Rozenn EON de ce même roman, est aussi disponible sur ce site.



 
« Je n'ai pas toujours pratiqué la médecine, cette merde ! »
Céline, Mort à crédit.
 
         « Style et structure sont l'essence d'un livre, les grandes idées ne sont que foutaises.» L'exergue de Nabokov pourrait se présenter ironiquement (espère toute personne d'un peu réfléchie que rebute Le style contre les idées de Céline, ou les imprécations d'un Gombrowicz contre une littérature contemporaine qu'il juge corrompue et artificielle (sic); et l'élève moins réfléchi mais glorieux - remonté par un pédagogue qui ne jure que par Giono - de vous assener un Facho! péremptoire). Sans débattre avec notre élève ou son prof de la couleur politique des défenseurs du lyrisme...

'affirmation de Nabokov, du reste destinée à ses élèves américains, est parfaitement à sa place comme ouverture de Courbes. Le style n'y est pas unitaire : inscrit dans un glissement perpétuel, chaque personnage développant le sien à partir de ce qui le précède (comme tenu au courant du processus littéraire) en lègue quelque appuis (grâce au dialogue) à celui qui accapare de nouveau la parole. La structure principale sous-tend ce geste dans un procédé de courbe ouverte. Principalement les monologues troublent notre lecture : insidieusement, d'une manière étonnement fluide, ils nous proposent des indécisions : qui parle? (pas toujours clair), intérieurement ou -lorsque Cosme parle de Savele, par exemple- déjà à Savele? De ces glissements la solitude est l'enjeu : le monologue devient dialogue pour que la seconde voix s'affirme bientôt comme unique voix, délaissant peu à peu son interlocuteur pour parler d'abord de lui, puis finir par parler à partir de lui -mais seul (ainsi pour notre exemple, Savele va répondre à Cosme puis -polémiquement- répondre de Cosme).
 
a solitude de Cosme et de Savele c'est de pouvoir parler l'un pour l'autre (se renvoyant, entre autre, quelques doutes sur leur approche respective de morts qui s'avèrent trop bavards pour eux). Les grandes idées verront ainsi se bousculer toutes les opinions possibles à leur égard. Et d'abord (puisqu'on est dans l'usage de la citation) l'ennui que procure leur réitération harassée. Cosme joue de la citation poétique avec la désinvolture de celui qui n'y a cru que tant que ça pouvait lui être reproché... et même Savele se passerait bien de l'éveil tendu qu'il y a à recueillir la singularité d'un corps ou d'un autre, si seulement on lui proposait un système qui les englobe tous et qu'on n'en parle plus. Il désapprouve un idéalisme qui a «choisi l'Homme contre les hommes» et y voit un aveuglement qui nous empêcherait de penser les charniers. Mais ce qui devrait le faire taire tient précisément à son statut de médecin : pourrait-il comprendre qu'un seul homme mort à Auschwitz suffit à transformer irrémédiablement et notre idée de la mort et celle qu'on se fait de l'espèce humaine? Sans doute lui faudrait-il commencer par le nommer corps... Mais ceci est une autre discussion1.
          L'opinion de Nabokov sera vérifiée, en négatif : tout se dira sur les idées et leur réitération en littérature. La phrase de Nabokov annonce certaines préoccupations du texte, et surtout son fonctionnement : par avancées successives d'affirmations associées et différantes.
 
a mort comme rencontre, comme lieu -inhabitable mais le seul possible- d'une rencontre. Voilà ce que Cosme et Savele pourraient s'avouer s'ils s'écoutaient discuter sans fin. Seule la mort, débordant les limites d'un sujet leur permet l'éveil, un éveil douteux ou ambigu qui n'ose affronter seul le fait qu'«on» meurt. Savele entretient son rapport aux corps qu'on lui confie d'une manière tout aussi judiciaire que Cosme, vis-à-vis des victimes que lui soumettent les événements (et peut-être peut-on l'imaginer priant pour elles). Pour Savele la mort est celle d'un autre, un corps, dont on va dire le comment ; un comment purement technique, rarement qualitatif. Cosme devra tenter de proposer un pourquoi. Ici comme là c'est seulement l'autre qui meurt : tous deux soulignent l'identification de ce mort comme s'ils se livraient à un rite païen d'exorcisme, tentant à toute force de singulariser cette mort... de dire «il» est mort pour moins entendre ce «on meurt» qui tisse leurs discussions privées. Ivan Illich écrit ainsi qu'«on ne peut comprendre les racines structurelles profondes de notre organisation sociale si l'on néglige d'y voir un exorcisme multiforme contre toutes les "mauvaises" morts.»2. Si je me permet d'introduire ici une réflexion qui ne semble pas concerner directement les approches religieuses (Cosme, Junichiro), ou métaphysiques de la mort, c'est que derrière leurs considérations Savele et Cosme cherchent plus qu'une insupportable parole : le poids d'un mort. La curieuse pesée qu'opèrent ces absents sur leur vie. Leur métier les mets en tête des exorcistes, l'avant-garde du voile qui fera de la "mauvaise mort" (tragique) un fait divers présentable, dramatique avant tout, spectacle orbiculaire pour un public là encore avide d'apprendre qu'il est mort -son héros ou un inconnu, qu'importe pourvu qu'on le nomme- pour faire écran à ce «on meurt» qui monte de partout. (Courbes : «tout et tous sont ici pour couvrir, chérir l'affaire dans un curieux mouvement qui la rend accidentelle et régulière».) Mais Cosme montre plus de ferveur à son idéal chrétien de justice qu'à la flicitude poissarde d'un Ménardot...
 
 «A force de coïncider avec son nom, Frénard, en revanche, a fini par se confondre avec les vraies archives, celles qui sont effacées ou brûlées tous les deux ou cinq ans, ça dépend du Chiffre. Elles n'existent plus officiellement, mais elles pèsent comme des morts, et beaucoup plus qu'eux, en un sens. Un mort, désormais, n'est pas grand-chose, vague boursouflure résorbée ayant expiée son mauvais goût d'être là, mince disquette de données d'ailleurs sans fin réinterprétable3 Le poids de la victime4 est ici contradictoire (et d'abord elle commence par léviter, figeant Cosme). L'agitation de surface, le poli du métier contamine les intervenants qui finiront, seuls, aussi agités qu'à la levée de corps. Seule la victime offre un peu de stabilité au sein des contradictions, des annulations incessantes -elle disparaît de la scène ; et tandis que Cosme la juge négligeable au regard de son obsession de justice, Savele la range parmi ses corps.
 
 «Celui qui s'arrête fait remarquer l'emportement des autres, comme un point fixe5 La victime immobile accueille le lecteur, comme une identification impossible. C'est pourtant bien d'elle que s'enclenche tout le mouvement judiciaire et nécrologique qui ne peut se lire que depuis ce lieu neutre, en repli. (Il faut à cet égard insister sur l'importance du nom au-delà du signe social -comme signe ontologique. Au Jugement Dernier Dieu lit les noms des élus sur le Livre6... être sans nom c'est être damné : on ne peut mourir que nommé, y compris et surtout si ce nom aveugle les autres sur la mort, les empêche de la reconnaître de face. Pensez au roman de Maurice Roche, Compact : concert de voix précis et profond provoqué par un homme malade qui erre dans «Mnémopolis», à la recherche d'un nom7, derrière sa mort, et vend sa peau en viager à un médecin... tatoueur japonais8. Pensez aussi, par exemple, au Benjy de Faulkner dans Le Bruit et la Fureur. D'abord appelé Maury, ce débile mental est rebaptisé après une tentative de viol et une castration -pour qu'il ne souille pas le nom de son oncle Maury.
    «C'est ça, dit Dilsey. M'est avis que ça va être à mon tour de pleurer. M'est avis qu'il va falloir que je pleure un moment sur Maury, à mon tour.
-Il s'appelle Benjy maintenant, dit Caddy.
-Comment ça, dit Dilsey. Il n'a pas déjà usé le nom qu'il a reçu en naissant, j'imagine.
-Benjy vient de la Bible, dit Caddy. C'est un meilleur nom pour lui que Maury.
-Comment ça, dit Dilsey.
-C'est maman qui l'a dit, dit Caddy.
-Hm, dit Dilsey. C'est pas avec un nom qu'on pourra lui faire du bien, du mal non plus du reste. Changer de nom, ça ne porte pas chance. Je m'appelle Dilsey du plus loin que je peux me rappeler, et ça sera encore Dilsey quand tout le monde m'aura oubliée.
-Comment saura-t-on que c'est Dilsey quand tout le monde l'aura oublié, Dilsey, dit Caddy.
-Ca sera dans le Livre, ma chérie, dit Dilsey, écrit tout au long.
-Tu pourras le lire, dit Caddy.
-J'aurai pas cette peine, dit Dilsey. On le lira pour moi. J'aurai qu'à dire : me v'là.» Notre victime n'a pas de nom... et cette dépression, cet éclairage soudain sur la présence véritable de la mort, c'est ce que Cosme et Savele tentent tour à tour de voiler : boucher cet obscène manque du nom par un feu-nourri d'informations médicales et judiciaires... par de l'épitaphe plat9.)
La pesée paradoxale de la victime c'est celle de l'irruption du tragique, celle de sa présence qui fait de ces hommes d'art, de science et de morale de mauvais acteurs : Cosme cabotinant en pleine confusion, cherchant des assises d'idéaliste planqué ; Savele innocent provocateur bouffi de l'orgueil qu'il a à surmonter le dégoût d'ouvrir des cadavres -pauvre entomologiste égaré ; Junichiro qui tente naïvement d'accorder ses actes à des pensées qu'il n'a formulé que pour légitimer d'autres actes vides de sens. Seul un questionnement constant les agite, car seul il les rapproche de l'incommensurabilité du crime.

osme nie que la victime lui soit d'aucune utilité : le hasard (ici esthétique) l'a choisi et elle ne saurait rien nous apprendre que de conjoncturel sur le crime. Or il cherche une approche plus précise, de moraliste : en quoi le criminel est-il maudit (ou du moins Savele pourrait le lui demander) et surtout pourquoi peut-il accomplir ce qui fait de lui un réprouvé? Cosme est le plus à même de concevoir la transgression, le plus au fait de l'interdit du meurtre. Mais cette morale chrétienne qui lui révèle l'intensité de cet acte le dessaisit dans le même temps de la capacité à l'accompagner plus loin : jamais il ne pensera le criminel comme sacré. L'anathème lui semble aller de soi comme s'il n'y avait pas quelque tour de passe-passe vital à réserver au criminel le domaine de la malédiction. (Cosme fait penser à ces chrétiens pour qui Judas reste un traître par fatalité, et pour qui le baiser du Christ n'est qu'un geste de cartomancienne à trente deniers la passe.) Jamais il n'oserait se formuler que l'acte criminel puisse hisser hors d'une certaine civilité, écaillant le vernis d'une servitude acceptée pour une autre servitude, plus déprimante et peut-être plus proche de la question du divin.

ais peut-être un questionnement radical ne peut-il s'appeler, comme le suppose Blanchot, que littérature. Toujours est-il que le criminel de ce livre ne saisit Dieu en lui que dans la pauvreté d'une réponse. L'accointance entre la conscience de la mesquinerie humaine et la présence de Dieu n'évanouit pas en lui le mensonge de l'individu.
 

«A qui vais-je écrire. Je n'ai plus personne. Plus un être pour recueillir l'esprit gentil des morts... pour parler après ça plus doucement aux choses... Courage pour soi tout seul !»
Céline, Ibidem.
 
 

NOTES
 
 
1. Je renvoie à L'Espèce humaine de Robert Antelme.     retour au texte
2. Ivan Illich, Némésis médicale, éditions du Seuil, collection Points.      retour au texte
3. Philippe Sollers, Le Secret, Gallimard.      retour au texte
4. Ou du moins de la victimisation... Sans que l'on sache leurs noms ou mêmes leurs occurrences exactes, plusieurs victimes sont ici en jeu.      retour au texte
5. Pascal, Les Pensées     retour au texte
6. L'exemple peut se retrouver, de l'importance du nom face à la mort, à travers d'autres édifices religieux ou métaphysiques, du magique au rationnel. Le plus atroce reste cette désindividualisation de la mort que les SS opérèrent dans les camps d'extermination -les victimes perdant leurs noms au profit d'un matricule- qui a fait dire que «la mort est morte» à Auschwitz.      retour au texte
 7.       «  pour, ce trou de mémoire éblouie, t'y faufiler, en quête d'abord
            d'un nom (quel?) dont tu épouserais les sinuosités...afin de faire
            corps avec la calligraphie
            puis t'assoupir enfin dans ce mot...
            et dormir - reposer en paix - dormir le plus loin possible. »
Compact, page 16 (Editions du Seuil)      retour au texte
 8. Le tatoueur japonais de ce livre -Junichiro- a peut-être d'autres origines (une nouvelle de Junichiro Tanizaki s'appelle Le Tatouage) ; voici celle de Savele -le médecin légiste- : anagramme de Vésale (André ; 1514 - 1564), célèbre anatomiste franco-italo-belge qui combattit la scolastique et l'héritage de Galien en descendant de chaire pour faire lui-même les dissections de ses cours ; il a mis à la mode les gravures d'écorchés ; mort pendant le voyage d'exil à Jérusalem auquel l'église l'avait condamné sur une dénonciation probablement calomnieuse. Savele utilise son ouvrage de référence De Humani Corporis Fabrica comme un nom commun : «il prend sans doute la Fabrica pour un détournement de l'herbier, une sorte de contemplation mélancolique, ou l'exercice de l'art pour un divertimento?» Ici Savele semble parler à la fois de l'ouvrage de Vésale et de celui qu'est un corps vivant (remarquez l'absence de tout signe -caractères italiques ou gras, guillemets- pouvant indiquer qu'il s'agit d'un titre).  L'onomastique de Witold Cosme -l'inspecteur- est plus tordue: Cosme est pour Cosmos, roman policier (où des déductions, aussi infiniment logiques que futiles, vont aboutir à une réification des instances rhétoriques dans des actes théâtraux) écrit par Witold Gombrowicz.      retour au texte
 9. Plat, le langage de la justice l'est certainement, qui ressemble à celui d'un roman à figures psychologiques du 19ème siècle. La psychanalyse et ses corollaires ne semblent pas pouvoir intéresser cette sphère qui nous ressert imperturbablement une même psychologie linéaire et mécaniste depuis des lustres.      retour au texte