Rozenn EON
Philologie du crime
Une préface à "Courbes", roman policier de L.L. De MARS

Ce texte est la préface au roman "Courbes", de L.L. De MARS, publié pour la première fois par K' De M en 1995.
"L'entretien", une postface par Julien DEMARC de ce même roman, est aussi disponible sur ce site.


aturellement les opportuns ou les amateurs de roman noir n'y trouveront certainement pas leur compte, tant est que, d'Agatha CHRISTIE à Dashiel HAMMET, la mise à jour du meurtre se présente plus volontiers comme mise en scène d'un acte de reconnaissance, acte d'accusation lapidaire au sein d'un jeu de piste déjà éprouvé mille fois. Sotie bien plus préoccupée de moralité que de morale!
        N'en incombe à la nécessité policière seule qui, selon l'usage, pourrait bien receler, dans les mécanismes qu'elle suppose, la pratique d'une plus grande diligence heuristique (que ce à quoi on l'a presque toujours assigné: le suspense). Mais rarement la formation du texte n'a semblé s'y préoccuper de sa constitution littéraire, et rarement l'objet du texte (le meurtre) n'a semblé interroger ce qui le conditionnait (la notion de crime), en une société mortifère comme la nôtre1
.
        C'est pourtant dans cette perspective, me semble-t'il, que l'exigence d'une instruction n'est pas seulement dans Courbes un prétexte au discours, mais la condition sine qua non à une narration intempestive, complexe et préoccupée. Déjà l'écriture: la morale de la forme2
, féconde en retranchements et en ellipses, rappelle sans cesse combien il serait absurde ou grotesque de s'y sentir passionné, disons investi, de prétendre s'y identifier pour seul parcours; délibérément prompte à contredire avant toute chose le lecteur dans son habituelle immersion: noyade au coeur du texte qui y serait bien moins un engagement qu'une subtile décharge de la responsabilité! Et je crois que la lecture, je veux dire l'ultime assassinat, se mesure à l'échelle de la responsabilité qu'elle engendre dans la constitution du texte lu.
        En ce sens, existe-t'il une autre circonstance que la mort, et la faculté de mettre à mort, qui rende plus prolixe et plus inquiet, suspendu à la constitution des lois, aux rouages de la grande fabrique disciplinaire?
 
'énigme ici ne concerne ni l'assassin, immédiatement nommé, ni la victime, évoquée par entrelacs, ni même les circonstances de l'homicide. Si énigme il y a, c'est dans le corps du texte qu'elle opère, position singulière s'il en est dans le genre policier étiqueté. Car les atermoiements de ce dernier nous conduisent plus couramment à une entreprise du discernement immédiat (un fin limier!) et de la trouvaille pelliculaire.
Ordinairement, une investigation débute par la découverte d'un cadavre, et la parole de témoins permettra la reconstitution du crime. Sa projection. Comment alors parler de meurtre sans corps (sinon celui des autres) et sans déposition, sans preuve du dépassement de la règle morale et judiciaire? Y manque la principale pièce à conviction: la matérialité. Ainsi, la désignation du crime effectuera le cheminement parfaitement opposé à la délation ordinaire, évidente. L'évidence est le premier lieu du mensonge. La victime en sera soustraite des discours télénomiques de Cosme: c'est à partir d'une lecture inverse des traces qu'il en déterminera le profil, hors-identité.
 
ourtant, la réunion des trois instances consubstantielles au crime, archéologiques, atteste là de la nécessité du principe (qui à la fois conduit et commet, le punit...), soulevant le fait que le meurtre existe avant même que l'assassinat ait lieu. En attente. Et notre culture nous a si bien conditionnés à la faillite des responsabilités que, paradoxalement, nous serions prêts à nous en remettre à un pouvoir encore accru qui irait dans le sens de nos désirs3
.
        L'homicide, pour être évalué comme assassinat, suppose la préméditation. Ses trois pôles, personnifiés, désignent, dans leur éclatement d'abord puis dans leur confrontation, le processus entier d'idéation mené de bout en bout sans quoi il n'y a pas attentat à la légalité et à l'appareil moral, sans quoi il n'y a pas crime. Dans cette forme, comme idée, se conjuguent donc l'intention, puis l'acte qui porte atteinte à la chair, puis l'enquête qui a bel et bien pour tâche de faire correspondre le décès constaté à l'établissement des catégories judiciaires qui peuvent le faire valoir. Mieux encore, on dira que le mouvement qui fait acte de tuer s'en trouve raboté, incréé, pour mieux appartenir à
une désignation du code pénal.
Par extension, il revient donc à l'état d'instituer le terrorisme, c'est-à-dire (dans la formulation de ce que peut être la Terreur prodiguée à l'encontre d'un corps social, humain) de l'instaurer. Le déploiement criminel ainsi généré conduit les hommes à s'y plier s'ils veulent agir. En outre, suppose Cosme, les hommes ont peu d'imagination et la demande, de toutes parts, excède l'offre4
.
        Mais l'action plaît à l'homme5
. Disons la possibilité d'agir (croit-il y être seul!) continue d'être entreprise par lui car chacun de nous y perçoit, dans le resserrement de l'état de crime, une occurrence individuelle et le dernier lieu d'un pouvoir strictement personnel; y projette l'ultime velléité de son libre-arbitre, réalisant cette prédominance du but que considère Georges BATAILLE: Nul ne doute de la valeur de l'action et nul ne dispute à l'action l'autorité dernière. Reste à la rigueur une réserve insignifiante: nous nous disons qu'agir n'empêchera jamais de vivre. Car celui qui est contre l'action sait qu'il a tort et qu'il sera vaincu, non sans avoir lutté 6.
        En cela, Junichiro, dans sa solitude, se prête à ce comportement anomique, que pourtant l'élucidation judiciaire aura vite fait de faire basculer dans un champ sémantique qui en dénoncera l'ignominie contre la société. Dans l'acte meurtrier, Junichiro tend à ce qu'il est impuissant à formuler, compensant ainsi l'indigence de son discours sur sa propre mort. Ravaudant la déchirure, l'innommable. Sa victime cessera alors d'être un individu réel, rendue objet et non pas sujet, pour devenir une idée, une projection: Cette fille n'avait aucune raison d'être grandie parmi les hommes par autre chose que l'attention que je portais à son pied7
.

ais à son tour, dans la position du criminel, il cessera d'être autonome en sa conduite, cessera d'être, pour ne plus désigner qu'un concept de la pensée discursive judiciaire. Son crime offense l'ordre en tant qu'il est une échappatoire incontrôlable, que l'autorité devra donc neutraliser en le définissant et le catégorisant (dans le registre du déjà-admis). Ainsi l'investigation pourra réaliser l'assassinat différé du suspect.
        Mener l'enquête consiste donc, pour Cosme, à réitérer le crime. Y déterminer dans quelle mesure, fait et cause, les circonstances et le mobile correspondent au Droit qui le désignera comme tel. Le valider par ajustement à la transgression. Définir en lui les limites du Mal, évidemment dépassables dans la péripétie où elles s'écrivent. L'Accident, cet accident n'est-il pas déjà inscrit dans l'édiction des règles?
        Chacune des possibilités qui s'offrent à nous, dans l'ordre du refus de la loi (meurtre, vol, viol, profanation...), ne seront jamais qu'une alternative, niant l'invention en supposant l'indécence. Chacun de nos agissements soumis au canevas serré du jugement qui les précède, l'agitation des hommes résorbée en leurs tribunaux.
 
a fiction s'amenuise sous le poids d'une telle coercition. Du déploiement théorique contraint par l'étau de la textualité/du motif, comme idée, nourri par la structure qui le contient. L'échange (ou la conversation) naît de cette sorte de paradoxe qui l'a rendu nécessaire.
         Savele donne la réplique à Cosme en une dialectique de l'impensable. A ce titre, l'exercice de la médecine légale est une affaire d'homme seul. L'imaginaire collectif renforce cette figure bien évidemment, car il serait impensable, en vertu d'une morale en train de se faire, d'affirmer que la prophylaxie s'inscrive dans le même mouvement idéologique que l'ordination des cadavres. D'une médecine criminelle, bien avant que soit rendue nécessaire l'autopsie, on peut dire à l'instar de Blaise CENDRARS: La santé, reconnue bien public, n'est que le triste simulacre d'une maladie démodée, ridicule, immobile, quelque chose de solennellement vieillot qui se tient vaguement debout entre les bras de ses adulateurs et qui leur sourit de ses fausses dents. Lieu commun, cliché physiologique, c'est quelque chose de mort. Et c'est peut-être bien la mort8
.
        Et alors, l'assise d'un pouvoir (médical, culturel, politique somme toute) perpétuerait, au-delà d'un chantage à la vie, son plein effort de régulation en la mort, souterrain, nécessaire! Faisant de l'homme  un pur objet de cognition grâce au démantèlement méthodique de sa dépouille. L'autopsie, procédant finalement par métonymie, modifie l'échelle de la considération portée au corps. Dans l'appropriation, tentant de redéfinir à travers elle l'ordre moral et signifiant. Si penser le corps est une autre manière de penser le Monde et le lien social, alors le trouble semé dans la configuration du corps, démembré, est un trouble dans la cohérence morale. Mais Savele y fait d'autant plus figure de contradicteur, qu'en sa conscience et en son rôle, s'adjoint particulièrement l'attention qu'il porte aux particularismes individuels; négation parfaite du compte-rendu, de la standardisation attendue9
.

ien loin de l'optique manichéenne de Cosme où le Bien, la vertu, n'y serait que la contrariété du Mal. Au contraire de la jouissance en regard de l'interdit, toujours soumise par lui, jamais en-dehors, irriguée. En pourvoyant une extraction latitudinaire, y être juste tenterait de maintenir une oscillation constante, consciente de deux pôles inévitables et inextricables, fomentant dans leur embrassement une essentielle éthique. Désirante de la précarité de tout jugement dans son fondement, non pas à cause de son actualité  mais de son rayonnement, circonscrit dans l'irruption d'une circonstance et d'une individualité.
        Je crois que, dans une stricte définition philosophique, l'amoralisme auquel tient Savele n'existe pas, et ferait immédiatement songer à une aporie langagière. Mais, bien plus que l'idée de la contradiction d'une morale soustractive (l'immoralisme), l'inaptitude à l'édifiant représenterait, d'un point de vue apophantique, cette constante résignation à ne penser jamais alternativement ces deux limites précédemment désignées, à n'en comprendre aucune séparée l'une de l'autre, mais toujours ensemble et mobiles dans un même mouvement de pensée, indissociables.
        Supporter de n'être jamais dans le Bien ou dans le Mal, rigide, mais à l'oeuvre. Et le crime en est un lieu considérable.
 


     NOTES
 

  1. Je parle bien sûr ici de ce qu'on a pu appeler la frange comblant le hiatus entre littérature de gare et oeuvres de qualité, à propos du roman noir; et non pas de tentatives plus signifiantes et érudites se confrontant à la structure  policière que l'on trouve chez GOMBROWICZ, BORGES, FAULKNER ou SCIASCIA par exemple pour ne citer qu'eux. retour au texte
  2.  Roland BARTHES, Le Plaisir du Texte retour au texte
  3.  Louis-Vincent THOMAS, Mort et Pouvoir retour au texte
  4.  Courbes, page 15 retour au texte
  5. Courbes, page 18 retour au texte
  6.  Georges BATAILLE, La Littérature et le Mal, "Faut-il brûler KAFKA?" retour au texte
  7. Courbes, page 71 retour au texte
  8. Blaise CENDRARS, Moravagine retour au texte
  9.  Reconnaissons déjà l'écriture régulière, systématique, ordonnée, amusée parfois, des carnets de Savele rompant avec une position de simple exécutant. N'aurait-elle pas affaire au registre littéraire, au sens où KAFKA définit la littérature comme mouvements de l'esprit contredisant la multitude?  retour au texte