aturellement
les opportuns ou les amateurs de roman noir n'y trouveront certainement pas
leur compte, tant est que, d'Agatha CHRISTIE à Dashiel HAMMET, la mise
à jour du meurtre se présente plus volontiers comme mise en scène
d'un acte de reconnaissance, acte d'accusation lapidaire au sein d'un jeu de
piste déjà éprouvé mille fois. Sotie bien plus préoccupée
de moralité que de morale!
N'en incombe à la nécessité
policière seule qui, selon l'usage, pourrait bien receler, dans les mécanismes
qu'elle suppose, la pratique d'une plus grande diligence heuristique (que ce
à quoi on l'a presque toujours assigné: le suspense). Mais rarement
la formation du texte n'a semblé s'y préoccuper de sa constitution
littéraire, et rarement l'objet du texte (le meurtre) n'a semblé
interroger ce qui le conditionnait (la notion de crime), en une société
mortifère comme la nôtre1.
C'est pourtant dans cette perspective,
me semble-t'il, que l'exigence d'une instruction n'est pas seulement dans Courbes
un prétexte au discours, mais la condition sine qua non à une
narration intempestive, complexe et préoccupée. Déjà
l'écriture: la morale de la forme2,
féconde en retranchements et en ellipses, rappelle sans cesse combien
il serait absurde ou grotesque de s'y sentir passionné, disons investi,
de prétendre s'y identifier pour seul parcours; délibérément
prompte à contredire avant toute chose le lecteur dans son habituelle
immersion: noyade au coeur du texte qui y serait bien moins un engagement qu'une
subtile décharge de la responsabilité! Et je crois que la lecture,
je veux dire l'ultime assassinat, se mesure à l'échelle de la
responsabilité qu'elle engendre dans la constitution du texte lu.
En ce sens, existe-t'il une autre
circonstance que la mort, et la faculté de mettre à mort, qui
rende plus prolixe et plus inquiet, suspendu à la constitution des lois,
aux rouages de la grande fabrique disciplinaire?
'énigme
ici ne concerne ni l'assassin, immédiatement nommé, ni la victime,
évoquée par entrelacs, ni même les circonstances de l'homicide.
Si énigme il y a, c'est dans le corps du texte qu'elle opère,
position singulière s'il en est dans le genre policier étiqueté.
Car les atermoiements de ce dernier nous conduisent plus couramment à
une entreprise du discernement immédiat (un fin limier!) et de la trouvaille
pelliculaire.
Ordinairement, une investigation débute par la découverte d'un
cadavre, et la parole de témoins permettra la reconstitution du crime.
Sa projection. Comment alors parler de meurtre sans corps (sinon celui des autres)
et sans déposition, sans preuve du dépassement de la règle
morale et judiciaire? Y manque la principale pièce à conviction:
la matérialité. Ainsi, la désignation du crime effectuera
le cheminement parfaitement opposé à la délation ordinaire,
évidente. L'évidence est le premier lieu du mensonge. La victime
en sera soustraite des discours télénomiques de Cosme: c'est à
partir d'une lecture inverse des traces qu'il en déterminera le profil,
hors-identité.
ourtant, la réunion
des trois instances consubstantielles au crime, archéologiques, atteste
là de la nécessité du principe (qui à la fois conduit
et commet, le punit...), soulevant le fait que le meurtre existe avant même
que l'assassinat ait lieu. En attente. Et notre culture nous a si bien conditionnés
à la faillite des responsabilités que, paradoxalement, nous serions
prêts à nous en remettre à un pouvoir encore accru qui irait
dans le sens de nos désirs3.
L'homicide, pour être évalué
comme assassinat, suppose la préméditation. Ses trois pôles,
personnifiés, désignent, dans leur éclatement d'abord puis
dans leur confrontation, le processus entier d'idéation mené de
bout en bout sans quoi il n'y a pas attentat à la légalité
et à l'appareil moral, sans quoi il n'y a pas crime. Dans cette forme,
comme idée, se conjuguent donc l'intention, puis l'acte qui porte atteinte
à la chair, puis l'enquête qui a bel et bien pour tâche de
faire correspondre le décès constaté à l'établissement
des catégories judiciaires qui peuvent le faire valoir. Mieux encore,
on dira que le mouvement qui fait acte de tuer s'en trouve raboté, incréé,
pour mieux appartenir à
une désignation du code pénal.
Par extension, il revient donc à l'état d'instituer le terrorisme,
c'est-à-dire (dans la formulation de ce que peut être la Terreur
prodiguée à l'encontre d'un corps social, humain) de l'instaurer.
Le déploiement criminel ainsi généré conduit les
hommes à s'y plier s'ils veulent agir. En outre, suppose Cosme, les hommes
ont peu d'imagination et la demande, de toutes parts, excède l'offre4.
Mais l'action plaît à
l'homme5.
Disons la possibilité d'agir (croit-il y être seul!) continue d'être
entreprise par lui car chacun de nous y perçoit, dans le resserrement
de l'état de crime, une occurrence individuelle et le dernier lieu d'un
pouvoir strictement personnel; y projette l'ultime velléité de
son libre-arbitre, réalisant cette prédominance du but que considère
Georges BATAILLE: Nul ne doute de la valeur de l'action et nul ne dispute à
l'action l'autorité dernière. Reste à la rigueur une réserve
insignifiante: nous nous disons qu'agir n'empêchera jamais de vivre. Car
celui qui est contre l'action sait qu'il a tort et qu'il sera vaincu, non sans
avoir lutté 6.
En cela, Junichiro, dans sa solitude,
se prête à ce comportement anomique, que pourtant l'élucidation
judiciaire aura vite fait de faire basculer dans un champ sémantique
qui en dénoncera l'ignominie contre la société. Dans l'acte
meurtrier, Junichiro tend à ce qu'il est impuissant à formuler,
compensant ainsi l'indigence de son discours sur sa propre mort. Ravaudant la
déchirure, l'innommable. Sa victime cessera alors d'être un individu
réel, rendue objet et non pas sujet, pour devenir une idée, une
projection: Cette fille n'avait aucune raison d'être grandie parmi les
hommes par autre chose que l'attention que je portais à son pied7.
ais
à son tour, dans la position du criminel, il cessera d'être autonome
en sa conduite, cessera d'être, pour ne plus désigner qu'un concept
de la pensée discursive judiciaire. Son crime offense l'ordre en tant
qu'il est une échappatoire incontrôlable, que l'autorité
devra donc neutraliser en le définissant et le catégorisant (dans
le registre du déjà-admis). Ainsi l'investigation pourra réaliser
l'assassinat différé du suspect.
Mener l'enquête consiste donc,
pour Cosme, à réitérer le crime. Y déterminer dans
quelle mesure, fait et cause, les circonstances et le mobile correspondent au
Droit qui le désignera comme tel. Le valider par ajustement à
la transgression. Définir en lui les limites du Mal, évidemment
dépassables dans la péripétie où elles s'écrivent.
L'Accident, cet accident n'est-il pas déjà inscrit dans l'édiction
des règles?
Chacune des possibilités qui
s'offrent à nous, dans l'ordre du refus de la loi (meurtre, vol, viol,
profanation...), ne seront jamais qu'une alternative, niant l'invention en supposant
l'indécence. Chacun de nos agissements soumis au canevas serré
du jugement qui les précède, l'agitation des hommes résorbée
en leurs tribunaux.
a fiction s'amenuise
sous le poids d'une telle coercition. Du déploiement théorique
contraint par l'étau de la textualité/du motif, comme idée,
nourri par la structure qui le contient. L'échange (ou la conversation)
naît de cette sorte de paradoxe qui l'a rendu nécessaire.
Savele donne la réplique
à Cosme en une dialectique de l'impensable. A ce titre, l'exercice de
la médecine légale est une affaire d'homme seul. L'imaginaire
collectif renforce cette figure bien évidemment, car il serait impensable,
en vertu d'une morale en train de se faire, d'affirmer que la prophylaxie s'inscrive
dans le même mouvement idéologique que l'ordination des cadavres.
D'une médecine criminelle, bien avant que soit rendue nécessaire
l'autopsie, on peut dire à l'instar de Blaise CENDRARS: La santé,
reconnue bien public, n'est que le triste simulacre d'une maladie démodée,
ridicule, immobile, quelque chose de solennellement vieillot qui se tient vaguement
debout entre les bras de ses adulateurs et qui leur sourit de ses fausses dents.
Lieu commun, cliché physiologique, c'est quelque chose de mort. Et c'est
peut-être bien la mort8.
Et alors, l'assise d'un pouvoir (médical,
culturel, politique somme toute) perpétuerait, au-delà d'un chantage
à la vie, son plein effort de régulation en la mort, souterrain,
nécessaire! Faisant de l'homme un pur objet de cognition grâce
au démantèlement méthodique de sa dépouille. L'autopsie,
procédant finalement par métonymie, modifie l'échelle de
la considération portée au corps. Dans l'appropriation, tentant
de redéfinir à travers elle l'ordre moral et signifiant. Si penser
le corps est une autre manière de penser le Monde et le lien social,
alors le trouble semé dans la configuration du corps, démembré,
est un trouble dans la cohérence morale. Mais Savele y fait d'autant
plus figure de contradicteur, qu'en sa conscience et en son rôle, s'adjoint
particulièrement l'attention qu'il porte aux particularismes individuels;
négation parfaite du compte-rendu, de la standardisation attendue9.
ien
loin de l'optique manichéenne de Cosme où le Bien, la vertu, n'y
serait que la contrariété du Mal. Au contraire de la jouissance
en regard de l'interdit, toujours soumise par lui, jamais en-dehors, irriguée.
En pourvoyant une extraction latitudinaire, y être juste tenterait de
maintenir une oscillation constante, consciente de deux pôles inévitables
et inextricables, fomentant dans leur embrassement une essentielle éthique.
Désirante de la précarité de tout jugement dans son fondement,
non pas à cause de son actualité mais de son rayonnement,
circonscrit dans l'irruption d'une circonstance et d'une individualité.
Je crois que, dans une stricte définition
philosophique, l'amoralisme auquel tient Savele n'existe pas, et ferait immédiatement
songer à une aporie langagière. Mais, bien plus que l'idée
de la contradiction d'une morale soustractive (l'immoralisme), l'inaptitude
à l'édifiant représenterait, d'un point de vue apophantique,
cette constante résignation à ne penser jamais alternativement
ces deux limites précédemment désignées, à
n'en comprendre aucune séparée l'une de l'autre, mais toujours
ensemble et mobiles dans un même mouvement de pensée, indissociables.
Supporter de n'être jamais
dans le Bien ou dans le Mal, rigide, mais à l'oeuvre. Et le crime en
est un lieu considérable.
NOTES