"Style et structure sont l'essence d'un livre,
les grandes idées ne sont que foutaises"
V. Nabokov
on
crâne, fruit sec, ballotté à l'axe du cou, pissa au mur.
Saisie aux chevilles, elle avait tournoyé autour d'un corps immense inembrassable
d'un seul jet, plus de dix fois, le sang poussé, bloqué aux tempes
à l'éclat, avant que les mains gantées ne lâchent
prise définitivement.
aître!
Maître! Maître! Lui dit-on; Junichiro, tatoueur indépassable...
Le soleil, dont les traits brûlent les arêtes des meubles... Fleuve
couvert par celui des foules jaunes... Huit tatamis pour tourner en rond...
Dévorés par un incendie... Les rais, par l'eau, irisaient d'ondes
blanches le papier huilé des shojis... Des cloisons. à peine des
murs... Le visage de la jeune femme abîmée par les coups retrouvait
dans la mort la densité d'un être, le brouillard sanguin se dissipant
devant les pupilles de Junichiro... Cloisons tirées... Dans les
mains, les chevilles
invisibles qu'elles avaient relâchées... Junichiro pourrait rester
un siècle encore sans jamais connaître à nouveau l'éveil...
Des lumineuses couleurs encroûtées par le sang du tatouage sur
la peau au grain de femme endormie... Il serra... Un annulaire cassable et blanc...
Le petit doigt de la main gauche... Il appliqua la pointe sur le dos de la fille
étendue... La ligne se certifiait sans précipitation. De sa main
droite, il piquait; alors que la paume écarquillée de sa main
gauche tendait les tissus autour de la surface de travail. Aussi pénétrait
dans la peau, diluée dans l'encre de Chine, chaque goutte de vermillon,
de sienne, d'ombre brûlée, de ce jaune aplani, tégumentaire,
d'Utamaro;
des RyûKyû mélangés d'alcool: une goutte, la couleur
même, lentement diffusée et serrée par les mailles de chair.
ne
journée s'acheminait vers sa chute... La main inlassable ne s'accordait
pas la pause: Rien, rien! ( un porteur de shamisen. Junichiro avait dit: elle
est partie! Foutez-moi la paix! Pardon, maître, mille fois!) en face,
la lune se suspendit entre trois masses gorgées d'ombres bleues... Des
seigneurs de Tosa... Versant son humeur, ses errances, dans les chambres des
maisons tassées; il redressa la mèche de sa chandelle... Instiller...
Piqûre; piqûre d'encre; enfoncer l'aiguille... La retirer, la replonger...
Il avait percé sans doute mille fois... Les icatrices veinaient l'omoplate
en des rigoles à-demi séchées, collantes et épaisses
d'un ongle... Par l'effet d'un trouée nuageuse que traversait la lune,
la pièce devint plus claire (l'espace plus vertigineux)... éclats
d'étoiles perceptibles, à peine perceptibles: La bête étrange...
Lovée au centre du corps: le...
La nuit s'achevait. La brise blanche glissant dans l'estuaire... La brume qui
s'écrase entre les doigts, palpable, voit jaillir des toits de Nakasu...
de Hakozaki... de Reiganjima ...Des tuiles vernissées. Junichiro laissa
tomber l'aiguille, son corps était passé par tous les échelons
de la fatigue: mollesse, redressement, rire nerveux, peau de plomb, somnambulisme,
il avait fini; fini,
complètement vide
Les ombres, un moment furent en courses ralenties aux plis du futon... Puis
léger murmure, propageant ses ondes aux
cimaises, échoué en nappes dans l'alcôve muette du tokonoma
itold
Cosme, mesurant chaque impact de pluie sur ses épaules avec la
satisfaction enfantine d'avoir choisi, pour la distribution de ses efforts intellectuels,
l'échelle hiérarchique exacte avec laquelle il allait composer
son temps à perdre, comptait, autant qu'il lui était possible
de le faire. Mesurait avec le sérieux de celui à qui manquent
les instruments de mesure, le degré de perméabilité de
son manteau, et ne voyait à ce moment du légiste Savele qu'une
forme indécidable et nuisible à sa concentration. Saisi dans la
situation d'un assiégé qui, stoppant son élan sous une
chape de bombes, debout et affaissé sur une place de vacarme, se recompose
en souriant le rêve de la nuit précédente. Sourd. Même
aux plus extrêmes limites de la survivance, il est nécessaire d'avoir
politisé son corps pour décider de ce qui est important ou non.
osme observait
Savele qui n'avait rien à foutre ici; le corps dénudé d'une
femme incongrûment alangui sur le trottoir, pâle, pâleur uniformément
conquise par le faisceau du réverbère, ruisselle d'une détrempe
désaturée de rouge, qui tisse un réseau fluide de stries
mobiles aux flancs, une flaque rosâtre creuse l'abdomen au nombril. Il
avait beaucoup plu. Surtout à Savele, je comprends son désarroi,
vous vous sentez probablement membre coupé de l'ordre, j'imagine; pourquoi
vous interdirais-je votre papillonnement ici? Je rôde bien autour des
tables pour observer votre orfèvrerie, ceux qui ne sont ici que pour
me rendre possible dans l'appareil judiciaire -vous m'affirmez que je le sers
plus que je ne les sers eux- ils redeviennent chez vous regardables, comme hommes?
Probablement, mais distribués; somme des abstractions qui composent un
homme en dehors de son corps, distribuée par la rencontre, l'observation,
la solitude en fait, moi je poursuis un crime inexpiable qui les traverse tous,
soit: pas un seul; que le criminel soit mort n'implique pas qu'il en soit autant
pour le crime...
on
que les morts rôdent, Savele, non, non, c'est ailleurs que le relais s'effectue,
ce que je vous raconte, les victimes sont en fait assez vaines pour le crime,
une sorte de cérémonie d'habillage pour ceux qui le perpétuent;
il peut être prolongé tant que les circonstances (qu'on peut résumer
par: l'état) peuvent l'accueillir, et se passer d'une seule identité
pour criminel; je ne crois pas pour autant à une forme autoritaire, définitivement
figée, nouménale du crime, bien sûr, mais, voyez-vous, les
hommes ont peu d'imagination, et la demande,
de toutes parts, excède l'offre.
osme,
Savele, un tourbillon de relevés, claquements sourds de portes métalliques,
gravier qu'étalent qu'écrasent des semelles de bottes, crissent,
échanges: collections d'indices, Passe-moi ce bordel! Faites-gaffe Savele,
ça tourne! Pas mal de bruits, d'injonctions, phares blancs, Bouge ton
cul, Bernard! Curiosité de toutes part, chacun pèse l'importance
de l'affaire, la sienne, au coeur de ce tourbillon, et le corps nu de cette
femme devant vos yeux se soulève, une ombre profonde se glisse entre
le corps et le bitume, des gravillons se détachent de la peau, une irréelle
lévitation opère un échange troublant des mouvements, c'est
autour de cette pulsation assourdie, exagérément lente, que tout
est figé, rendu déraisonnable, Cosme vacille devant cette blancheur
qui a assombri tout ce qui lui est étranger et qui se fond en un seul
organisme noir, il sent sur ses épaules et sa poitrine un écrasement
atmosphérique intolérable, et, dissous lui-même dans cette
concrétion immobile qui embrasse avec prudence la silhouette flottante,
pèse sur lui la forme la plus détestablement pure de la raison,
qui émane de ce corps en l'éveillant.
"Mais le désir d'être bon fait-il encore partie des passions des adultes? Non, être bon fait partie de leurs principes! Ils ne sont pas bons, cela leur semblerait puéril, ils agissent bien; un homme bon est un homme qui a de bon principes, et qui fait de bonnes actions. [...] Il y a dans ces hommes bons une absurdité paradoxale. D'un état ils font une exigence, d'une grâce une règle, d'un être un but!"
R. Musil
'incessants
transports zébraient les lieux du crime, assommants, tournis redoublé
par le pilon matelassé des voix, Cosme tiraillé de toutes parts,
questionné, griffonnant sur un bloc-notes, tout et tous sont ici pour
couvrir, chérir l'affaire dans un curieux mouvement qui la rend accidentelle
et régulière; Jankélévitch ne décrit pas
autrement le constat paradoxal d'effarement et de cérémonie qui
enveloppe le phénomène létal... Ici, ce sont ses circonstances,
le crime, qu'il faut se résoudre à entourer d'un système
régulier, banal en somme, mais qu'il est interdit de ne pas considérer
comme un accident, un dérapage.
Les nymphes et les silènes assurent l'éducation de l'orphelin...
On prétends se mettre à la recherche d'une mission confiée
par Dieu ou par quelque obscure fatalité, on se soumet résolument
au constat d'un ordre supérieur, même s'il l'on n'est pas assez
naïf, dans le cas de la morale, par exemple, pour ignorer combien il est
plus contractuel que métaphysique...
A la recherche de Dieu Soi-même, oui! Mais la question à laquelle
nous ne pouvons répondre est celle-ci: l'homme demande-t'il?
Si l'homme Lui demande ce qu'en effet
cette prise de conscience d'un lien religieux multiple & serré entre
le meurtre des autres hommes, et le besoin de communion... le mot semble maigre.
Bouclier contre toutes les complaisances. L'action plaît à l'homme.
Il ne dit rien. Continuer à substituer un mystère à un
autre mystère. Dionysos nous a été livré par ses
exégètes, et Sémélé dans toute sa gloire?:
la foudre la consuma. L'innocent, s'il existe, est plongé dès
sa première heure dans l'inexplicables horreur, car les faveurs du Ciel
sont mesurées, le monde flamboyant de la connaissance, interdit.
L'instant clignote à travers le corps, braise ardente; Cette flamme,
comme une réplique exagérée donnée à l'anxiété,
scintille, conservée sous la cendre au fond de l'âme, l'épaisseur...
La lueur du corps, qui conduit certains
à la danse ou au meurtre, comprimée par inertie, insatisfaite,
nous inspire L'INTENTION de lumière; ou le prestige du mal; un souffle
léger, fentes lumineuses noyées dans la graisse, scintille, scintille
le Fünklein.
e
mouvement s'accomplit dans la lueur irréparable de l'instant, et la réponse:
un événement, votre événement, n'est arrivé
qu'une unique fois, invraisemblable après coup; le temps rend l'expérience
douteuse. A-t'il eu lieu? était-ce vous? Comment ai-je pu me tromper?
Irritante & composée ambiguïté du passé immédiat...
Cet imperceptible surgissement d'une intention s'éteint dans le même
instant; l'INTERVALLE... Dire plutôt: elle-même, la disparition,
faisait partie du projet; se contractant, un point dans une fracture, dont la
limite est la soudaineté... le point désigne pourtant un site
à l'intersection des existences... un site où on n'est pas. L'existence...
sa fin brutale ... comment ne seraient-elles pas infiniment douteuses? Comme
une fracture continue et une déchirure dans la trame du temps...
Tuer seul ou tuer dans l'émeute
ont des conséquences différentes surtout dans l'enseignement qu'en
tirera le criminel sur sa propre mort; disons, sa potentialité de mourir.
Et si ce n'était là que le même constat qu'offre l'expérience
amoureuse, la séparation ABSOLUE?
avele
se souvient-il de Béatrice? Je crois qu'elle lui faisait peur, parce
qu'elle voulait un enfant avec moi (De moi, c'est-à dire sans moi,
serait plus juste)... Je ne peux pas oublier la fièvre dont elle était
le sujet (ou peut-être la fièvre se nourrissait-elle d'elle-même...
j'ai oublié) avant que nous n'eussions baisé, bien avant; les
lieux d'attente bloquée, corps froid. Alors même que nous étions
infiniment liés par l'abstraction que représentait notre séparation
physique, bercé par la païenne illusion de la conjonction des êtres,
c'est au moment précis où nos corps se joignirent, où mon
abdomen fut collé au sien par la sueur, que je sentis que j'étais
irréductiblement séparé d'elle, incompréhensible
par elle, et que rien désormais ne nous séparerait tant que l'union
de nos sexes; nous y avions perdu l'inutile rêverie de l'harmonie, pour
y gagner l'opposition de deux corps pouvant alors jouir l'un de l'autre... Alors,
tuer, pour éprouver le sentiment apaisant d'avoir éteint l'intolérable
adhésion des êtres, par le même effet, se donner tout entier
à la séparation des corps... - Cosme? - Mais je m'éprouve
avec trop de plaisir dans le langage, vous savez, pour supporter d'avoir affaire
à un mort après m'être solidifié devant lui...
- Cependant, mon travail, Savele,
m'a conduit plus d'une fois à être gagné par ce sentiment
d'apaisement intellectuel, parce qu'il n'est rien d'autre en fait qu'un crime
sans cesse renouvelé... mais impuni, puisque, dans une certaine mesure,
toujours inaccompli...
- Mes morts seront touchés
de votre disposition à épouser leur cause...
- Toujours aussi peu chrétien,
mon cher Savele.
- Ce n'est qu'une image, poursuivez.
- Vous me trouvez toujours un peu
trop casuiste, hmm, elliptique... Je vous éclaircis: le crime, ne serait-ce
pas la forme même de l'enquête? En plus redoutable parce que plus
inventive et innocentée; la police comme organisation d'invention criminelle
plus encore que d'investigation, légalisée, commanditée
comme telle, même, puisque c'est à la hauteur de son aptitude à
la compréhension et l'organisation du crime, que l'on pourra compter
sur son aptitude à le déjouer; le révéler?
Puisque j'ai du envisager le corps des victimes dans la nébuleuse des
mobiles et des effets, ceci au point, non seulement, d'avoir outillé
ma pensée avec les outils du crime, mais surtout parce que j'ai du imaginer
toutes les probabilités de ses circonstances, prendre les méthodes
de ceux que je poursuivais... Me voilà alors plus criminel encore dans
cette invention permanente que ceux auxquels j'ai du ressembler un instant pour
marcher dans leurs traces... La probabilité ne m'a-t'elle pas conduit
à réifier ce qui n'était que probable? Et en combien de
mues successives?
- Ne vous inquiétez pas trop
pour ça Cosme; vous n'êtes qu'un épiphénomène
historique, finalement... à cette différence près que vous
n'attendez pas le silence des générations pour questionner les
morts
- Je vous en prie.
- Pardon... J'oubliais votre point
de vue à ce sujet. Je pense d'une manière plus générale
et commune que les historiens sont les coupables des crimes retracés
dans l'Histoire... Ils ne l'écrivent que dans des crises somnambuliques,
où la raison s'installe comme dans un fauteuil tendu par la raison. Mais
après tout, cela ne serait-il pas autre chose que de la poésie?
Une sorte d'analogie définitive? Progressisme? Négativité
des événements dans la positivité de leurs enchaînements?
Pourquoi désirent-ils tous réveiller les cadavres, quand ce sont
nous, vivants, qui sommes endormis?
- Cessez de parler de moi comme d'une
métonymie de l'appareil judiciaire, Savele, et oubliez ça... Vos
parallèles hâtifs... L'histoire. Le silence serait ici la pire
des propositions; une crapuleuse analyse sert finalement autant un bon analyste
qu'une analyse juste et droite. Dites-moi plutôt ce qui vous attire encore
ici: vous vous extrayez de temps à autre de la silencieuse froideur de
votre trou à rats pour toucher un peu à l'agitation des vivants?
Je sais que vous vivez seul. Que vous sortez peu.
- Pas.
- Pas... Vous regrettez les levées
de corps?...
- Non. Non, du moins, je ne peux
que respirer d'avoir été soustrait de la partie la plus judiciaire
de ma fonction. La compagnie des morts a fini par me rendre assez incrédule,
vous savez, vis-à vis du sens de votre travail, de notre travail en vérité...
Si on n'a pas foi en la loi, il n'y a plus de lois. Beaucoup la croient conditionnelle
à la survie de ceux qui s'y soumettent, dit-on. à mon avis, elle
n'est que liturgique. L'objet de la loi est la loi. Pour être plus précis,
j'ajouterai
- Seriez-vous immoral, Savele?
- Amoral serait plus juste quoiqu'insuffisant.
Et peut-être jouable uniquement dans un livre? J'ajouterai donc que la
particularité d'une affaire criminelle ne tient pas tant au fait de signaler
le crime, que de l'extraire d'une idée plus générale du
crime, de le singulariser... c'est-à dire, et sans réparation,
d'éluder l'environnement des crimes ignorés... Une mesure prophylactique
pour lutter contre ma contagieuse amoralité, peut-être?
Je plaisante. Disons, pour être
plus rapide, que le crime n'existe qu'en tant qu'il est pourchassé...
Votre rôle est celui de bercer de l'illusion que vous encadrez tout ça
au point que l'on puisse affirmer: ce qui n'est pas pourchassé n'est
pas criminel, ce qui n'est pas criminel n'a pas à être pourchassé.
- Voilà qui n'est guère
novateur, Savele.
- Voilà surtout qui fait de
nombreuses morts de faux morts; la guerre en est l'apothéose...
- Ne vous foutriez-vous pas de moi,
Savele, en vous émancipant aussi radicalement de votre fonction légale?
Je suis d'accord avec vous sur ceci: la mise en oeuvre de tout ce fatras autour
de nous, le déplacement de ces grandes manoeuvres de laborantins, d'experts,
le transport sur les lieux du crime de tout ce matériel d'analyse, d'expertise,
ne se fait que lorsque celui-ci est important. Ironie! C'est le déplacement
bien sûr qui est important
- Et qui déterminera un accord
harmonieux entre le crime et l'intérêt qu'on lui porte...
- Et qui déterminera cet accord...
Moi, je suis technologiquement inamovible, stationnaire...
- La petite touche qui rassure sur
l'appel fait à l'indétermination, en fait?
- Si vous voulez. Mais tout ceci
corrobore surtout la nécessité de vos actions en un seul point:
il a bien fallu vous trouver nécessaire parce que vous étiez là;
présent comme une sorte d'excroissance morbide de mon travail...
- Morbide?
- Oui. Votre traficotage veut prolonger
les morts au service des vivants, les soumet à la question: vous les
dépossédez du
silence de la sépulture comme une vulgaire nécromancienne...
- Vous allez trop loin avec l'appui
de votre morale chrétienne, Cosme.
- Oh, une excroissance en développement,
bien entendu, puisque c'est l'idée générale amoureuse du
développement qui a accouché de votre corporation de tripoteurs.
- Positivisme?
- Législatif et médical,
oui; une forme de greffe posthume. Vous servez un intérêt finalement
beaucoup plus irrationnel que moi. Donc, me voici dans la place, qu'est-ce que
vous me voulez?
- Des bruits et des cris plus que
suspects, pas très loin d'ici; un voisin a appelé, une patrouille
est sur place. On vous demande.
- Plus tard, s'il vous plaît.
J'arrive. Je disais?
- La place, vous étiez dans
la place et...
- Et ceci pour remettre ensuite entre
vos mains une affaire -j'insiste ici sur le fait qu'on ne considère la
victime que comme
une pièce à conviction- une affaire à-demi résolue
puisqu'artificiellement créée.
Qu'a-t'il fallu éradiquer ou suppléer à un crime pour qu'il
ait perdu son inintérêt relatif?
- Y trouvent rien, on va probablement
quitter les lieux. Mais à tout hasard, vous devriez faire un t
- Vous me cassez un peu les couilles, Menardot, vous savez... Vous savez quel
devrait être le bénéfice de ma situation
hiérarchique, Menardot?
- ?
- Ne pas vous avoir pour interlocuteur.
Barrez-vous, et dites aux autres trous du cul d'attendre. J'arrive.
Une conversation de dix minutes avec vous, Savele, m'enrichit plus que dix ans
de travail avec ces crétins pour qui la conversation est un exercice
de l'ennui...
- L'expérience n'est effectivement
pas la source la plus sûre d'enrichissement... Et le temps dans lequel
elle se fond
- Et sur lequel elle croit pouvoir
se reposer!
- ne fait qu'envenimer les choses...
Mon métier a cet avantage sur le vôtre qu'il m'autorise de véritables
coupures... Je veux dire: on n'y est plus dans le même système
d'échanges... Le repos dans le travail en quelque sorte...
- ...
- ...
- M'ouais... On la retrouvera.
- Quoi?
- L'éternité: c'est
la mer allée avec le soleil.
- J'aurais du m'y attendre... Méfiez-vous
quand même, Cosme. La lecture pour un flic, c'est tout de même assez
contre-nature. Et variez vos citations, je finirai par croire que votre travail
ne vous laisse plus le temps d'en apprendre d'autres. Fainéantise, peut-être?
Ou complaisance dans les private-jokes?
- Oh, à ce propos, vous savez
ce que dit Du Surreigner, là-dessus, dans ses carnets? Je cite approximativement:
"J'ai souvent eu la surprise, en relisant mes notes, d'y trouver des phrases
au goût étrange... Elles avaient la saveur de morceaux longtemps
remâchés, mais pas par ma seule salive: en fait, l'habitude prise
d'user avec familiarité et coutume de certaines citations extraites de
mes plus sûres et anciennes lectures -par le bonheur un peu usurpateur
de s'y sentir chez soi- m'a fait souvent oublier qu'elles en étaient.
Polies par ma bouche, elles ont fini par s'y installer sans que je me rendisse
compte qu'elles n'étaient pas de moi."
- Premièrement, je ne peux
pas croire qu'il en soit de même pour des vers... Surtout pas ceux-là,
vous n'êtes pas schizophrène, Cosme. Et ensuite, qui est ce Du
Surreigner? Pour une citation approximative, je vous trouve bien précis...
Me mentiriez vous?
- Bah, la prosopopée est une
sorte de déformation professionnelle, non?
- Hmmm...
Vous ne m'avez toujours rien dit sur votre façon de vous rendre ce travail
moralement possible, dans le cadre étriqué que nous ébauchions
tout-à l'heure...
- Le véritable problème,
c'est que je suis soumis à autre chose que cette édification extérieure,
vous savez. Mais pas moins soumis cependant. à quoi? En vérité,
il y a bon nombre de crimes qui ne m'intéressent tout bonnement pas.
C'est un embryon ridicule de révolte d'esthète, si vous voulez...
Contredire un peu cette impression étouffante qu'il ne m'est pas possible
de flairer une chiure fraîche quand on m'a plongé dans une cuve
de fleurs séchées. A l'instar de toute déduction scientifique,
en fait, a été éprouvée pour moi l'orientation de
mes recherches, sur ce point nous étions d'accord. La belle affaire que
de trouver un os quand on creuse un ossuaire!
- Plus délicat que les fleurs
séchées...
- Alors, bien sûr, je n'ai
trouvé d'assassins que là où il m'était enseigné
par un imaginaire collectivement entretenu
- Nécessairement entretenu
par des hommes à qui la solitude avait confié l'imagination...
- où il m'était enseigné
de les chercher: drogués, pauvres, psychotiques, jeunes, nègres...
Si vous vous offusquez du cliché, c'est que l'entretien aura été
efficace: il rend tout officiellement évident dans le souterrain, et
refuse officieusement et publiquement les évidences. C'est la broderie
solide de son manteau démocratique.
- Sur ce point, nous sommes chevillés
à la même volonté artificieuse de démontrer la justesse
et la justice du processus qui nous absorbe: les expertises criminalistiques,
les collections d'empreintes, les analyses toxicologiques, l'épreuve
du sang séché dans la gélatine, la récupération
et le balayage électronique des cheveux, des micro-indices, les frottis
en tous genres, et même l'architecture syllogistique propre à nos
systèmes déductifs, tout cela ne révèle pas l'identité
d'un coupable: juste de quoi nous conforter dans l'arrestation d'un suspect...
On s'illuminera de ne lui trouver aucun alibi. De quel droit exigerait-on de
Cosme qu'il se souvienne de ce qu'il faisait, lui, avant-hier à vingt
heures? Circonstances? Occurrences.
Chacun de nos concitoyens engorge-t'il
sa mémoire avec le moindre de ses lacets dénoués? Il ne
doit guère y avoir que des coupables à avoir des alibis... Est-ce
à cette évidence que je dois arriver? Non. Se conforter, par les
effets du monologue.
On se souvient qu'il faut en passez
souvent par là pour donner à une certitude tout l'éclat
de son évidence. Mais aucun enfant n'a pas tenté, pour se soustraire
à la tyrannie du langage, de répéter un mot évident
à satiété, jusqu'à ce qu'il ne devienne plus dans
la gorge que le borborygme d'une langue étrangère et comiquement
musicale. Savele ne devrait pourtant pas ignorer qu'une idée rendue trop
coutumière par son ressassement risque de se trouver dépourvue
de tout argument lorsqu'elle viendra à être contredite: il avait
cru se souvenir de son environnement complet? Il n'aura retenu que son énoncé.
Il en est probablement de même pour ce qu'il advient de l'expression d'une
idée devant transiter plusieurs dialogues: importante, plus qu'importante,
elle noiera le tapis; la première évocation est extrêmement
riche, à foison, rien n'y manque en développements, massues intestines,
subtilités de langue, et elle fera mouche. Ayant à être
réitérée parce qu'aucune oreille ne doit être négligée,
il y a de fortes chances pour qu'elle se soit appauvrie en chemin, abandonnant
quelques précisions qui la rendaient pourtant si impeccablement posée.
Se frayant au travers de dix conversations, l'ennui d'avoir à se répéter
(forcément insaisissable, hélas, par cette attention vierge),
et surtout, la certitude acquise par la reformulation continue de n'avoir rien
manqué, ne présentera plus, au bout du compte, qu'une dépouille
squelettique, une effigie d'idée.
Et elle fera hausser les épaules,
sans aucun doute.
Nombre de livres n'ont pas du être
écrits pour d'autres raisons que celle-ci, par la terreur de voir les
idées se perdre dans le temps, s'amenuiser et fondre; et écrire
aura sûrement été le plus fiable moyen de ne pas se trahir.
Ne pas le faire, serait laisser aux détracteurs le bénéfice
de l'épuisement.
De là à édifier
d'épais codes de pénalité pour ne pas se heurter, avec
le temps, à ce que la morale contient d'inévident, d'inactuel...
Savele a à son tour pris en
main un carnet sur lequel il prend en note les dernières phrases échangées
avec Cosme. Mais, restons-en au suspect: ce qu'il y a d'effrayant à notre
métier, malgré la défense technologique, judiciaire, morale,
mathématique dont il se couvre, c'est qu'il n'a somme toute qu'un pilier:
la suspicion.
Cosme s'est probablement déjà
formulé cette escroquerie. Le voilà reparti, ayant à
peine effleuré les limites posées par un corps, ayant fait le
tour de ses propres dispositions à poursuivre une enquête, vers
une hypothétique affaire qui n'enrichira que son aptitude à les
délaisser toutes.
Seule la méticulosité
d'un chimiste qui voudrait bien savoir comment se fabriquent les microscopes
qu'il utilise, avait conduit Savele sur les lieux d'un crime où sa présence
était devenue inutile depuis quelques années; la levée
du corps avait été pour lui, auparavant, le lieu de jonction qui
faisait de son travail la succursale d'une fabrique fictionnelle; agitation,
phares, turbulences des suppositions et éclats des voix, je suis une
sorte de confiseur légal, parachevant cette effervescence, voilà,
mais c'est deux morts maintenant, deux qui me divisent, qui divisent la mécanique
judiciaire, je ne sers pas la justice mais le justiciable; quelle ravine où
on me taupine, il n'y guère de place pour le crime dans la densité
étouffée qui environne mes criminalisés, je ne certifie
moi-même, tout comme Cosme, que la certitude...
Chapitre V
"Les hommes peuvent retrouver par la perte le mouvement libre de l'univers, ils peuvent danser et tournoyer avec une ivresse aussi délivrante que celle des grands essaims d'étoiles, mais, dans la dépense violente qu'ils font ainsi d'eux-mêmes, ils sont contraints d'apercevoir qu'ils respirent dans le pouvoir de la mort."G. Bataille
isons
qu'elle retrouve avec peine l'ensemble des sentiments familiers qui adhérèrent
à chaque mur de cette pièce; cette sorte de poisse sentimentale
qui a muselé toute impression désagréable, parce que rien
de ce qui s'y passe maintenant ne tisse plus de pont avec les paisibles objets
qui constituèrent cet environnement savamment agencé pour la tiédeur
et contre la surprise; le petit pot de lave volcanique jaspé de bleu
sur lequel le premier coup conduit son menton, à peine bougé,
et c'est l'ensemble de la table qui perd toute dimension connue, molle étrangement,
pot immense, tout le regard engorgé, la cuvette que rencontre sa tempe
au second coup pourrait la noyer, l'angle de la bibliothèque, le tapis
(chinois) râpé et dur l'engloutit, tous ensembles, ils nient des
années de complicité silencieuse pour la
trahir dans l'ingratitude et le vacarme.
lle
n'est plus dans l'ensemble de ces moments extérieurs, dans la tristesse
ou l'écoeurement que favorise la distance, l'appréciation, pensée
mise au carré, mais dans l'imminence, la surprise (le sentiment d'injustice,
l'effroi, et même la souffrance eussent été alors... trop
moraux). Chaque coup lui découvre, au moment où elle cède,
une partie de son crâne jusqu'ici inavouée. Les années de
corps, avaient peu à peu établi entre lui et sa partenaire une
entente courtoise et une assistance mutuelle, dont même la maladie faisait
partie du contrat qui devait faire oublier toute possibilité de malentendu
avec ses membres. Trop brutales, elle ne peut absorber dans sa considération
ces fractures qui la tuent. Le tournoiement des meubles devant ses yeux semble
avoir subit les fragmentations et le ralentissement qui caractérisent
généralement les effets du hashish. Il aurait peut-être
fallu d'autres coups aussi violents... impossible, évidemment. Chaque
choc engage une sensation nouvelle (amortissement - éclat - cassure -
percée des parties molles...), la surprise l'emporte à chaque
fois sur une douleur INCHIFFRABLE. Elle croit rêver un ballet comateux.
Elle rêve.
Elle ne souffre pas.
Mobile d'ordre intellectuel, raison d'agir, et, par ext. de ressentir. V. Intention. Phrase ou passage remarquable par son dessin (mélodique, rythmique). V. Leitmotiv.
UN MEURTRE REUSSI.
'or, qu'à
l'été, un soir: semble bouger. Devant Hirasei, dans Fukagawa (New
Jersey), Junichiro remarqua sous la cheville coupée au fil d'une draperie
de palanquin, onde, fluide, un pied nu de femme aux nuances indicibles; pied
nu de femme, comme pur, ordre pur depuis le pouce, voussure ferme et plante
charnue, ongles à la nacre rose de Enoshima. Au talon, l'arrondi de perle.
Une peau d'éclats frais, eau limpide filée de bleu entre les pierres,
oui ce pied-là pour se gorger de chair, voici où l'égarement
tenait Junichiro. Cette idée fugace fit place au désir d'accorder
à cette concrétion un visage, Junichiro se mit à courir
en luttant contre l'air coupant, glacé, connut toutes les violences d'une
âme que trop de paix avait confite.
rintemps
en déclin, tassé par un ciel opaque, impossiblement plat; Junichiro
mordillait du papier, laissait courir sa mine sans épargne pourtant,
grasse, noircissant en sillons. Insistant sur les franges qu'il décidait
d'ombres là où la lumière du jour le lui interdisait, il
mesurait toute l'étendue qui sépare simulacre et simulation. Sans
pourtant pouvoir décider du degré de théâtralisation
ou de mimétisme qui aurait pu faire plonger son travail dans l'un ou
l'autre de ces retranchements. Jamais il n'avait tant souffert toutefois de
n'offrir que ces balbutiements idolâtres et irrespectueux à l'objet
de sa contemplation. Il se savait en créer un second, mais l'orgueil
qu'il en tirait était étouffé par sa peine de n'avoir jamais
pu faire entrevoir la substance-même qui en avait été la
source...
L'idée que les formations
naturelles (de même que ces soubresauts incontrôlables qu'il appelait
naïvement "ses idées") pussent tout aussi bien n'avoir jamais vu
le jour pour qu'il produisît les mêmes estampes, les mêmes
broderies ou les mêmes tatouages, lui était abominable. L'idée
qu'elles fussent tout-à fait indifférentes à ces hommages
algébriques, le ramenait sans cesse au langage duquel il avait cru momentanément
s'émanciper. Devoir se soustraire. Il y avait bien sûr quelque
chose de scandaleux à ce que, tôt ou tard, son travail échouât
entre les pinces analytiques du langage, et jamais le contraire; mais probablement,
sa méprise de départ n'était-elle pas autre chose que ceci:
il croyait leurs propriétés interchangeables.
Subissant alors à nouveau ce joug bavard et sa trompeuse évidence,
il se livrait à un va-et-viens de fuites éperdues qui lui rendait
l'une de ses tentatives incompréhensible par l'autre.
Junichiro traçait l'ellipse
dure du corsage d'un scarabée que l'égarement avait conduit dans
la chambre de cette jeune fille qui lui avait commandé une tapisserie.
L'insecte, que la nature achemine à ses traits en moins de trois semaines,
il me faudra trois heures au prix de trente années d'ouvrage assidu et
de peine pour le dessiner, le soumettre à ma planche; mais pendant trois
siècles, ma caricature de scarabée supplantera, par l'admiration
qu'elle procure, celle, rare, de la misérable vie de trois jours de l'animalcule.
Cependant elle ne forcera que l'admiration des hommes qui se seront prêtés
à l'exercice de la contemplation, par ce qu'elle ne révèle
qu'eux-mêmes, et elle laissera à jamais la bête indifférente
à cette soeur illégitime qui ne sait pas rouler la bouse à
l'égal du Monde qui soutient ses efforts.
Ce que je dérobe au Monde,
je ne le lui restitue qu'au prix de l'avoir rendu si humain qu'il ne le COMPREND
plus.
J'aurai gagné sur les hommes ce que j'aurai perdu sur leur architecture,
leur soutien, leur fonction.
l
lui sembla que quelqu'un entrait. De la clôture basse en brisures de bambou.
Le cadre de la porte, tendu d'une lumière pleine, crémeuse, enchâssait
la découpe d'une jeune femme dont le contre-jour abolissait singulièrement
le relief; mais ce manteau de soie, carré de tissu
jaune dérobant son éclat au soleil, manteau plié, que parcourait
un portrait de Tojaku, fils serrés... Une allusion au manteau, cursive,
puis... allusion glissée, peut-être pas tout de suite, au pied...
e sentiment
occulte que d'impénétrables pouvoirs, de ceux qui, mêlés
dans la confusion -cosmiques, sexuels, moraux, judiciaires, religieux- embourbent
un esprit dans l'ordre des choses; ce sentiment fulgurant l'avait conduit une
fois de plus à constater avec ravissement les effets du destin, sans
qu'il ne pût savoir s'il venait d'y gagner ou d'y perdre quelque chose...
Il sourit. Junichiro, qu'un très peu d'effort pouvaient ramener au rationalisme,
qu'un très peu d'espoir pouvait amener à la superstition, appartenait
à cette immense catégorie d'apparents raisonneurs qui, constatant
la chute de la pluie après l'avoir annoncée, se sentent gonflés
d'un sentiment bienfaisant de
plénitude, être inscrit activement dans le ballet des choses célestes.
Le maître-organe de leur pensée est qu'il n'y ait pas de fumée
sans feu, et que seule une source vive et claire ait pu amener plusieurs fois
à la même constatation. Il leur suffit de trois accidents pour
penser la fatalité, de trois évocations de juifs pour condamner
la judaïté. La lecture du journalisme est pour eux une cautérisation.
- Je savais bien que je n'avais jamais
vu ton visage, a du surprendre la jeune femme par son caractère incongru.
Détaillant celle qui pouvait désormais être inévitable,
18 ou 19 ans, mais le masque assuré d'une femme vieillie dans les bordels,
des rêves de milliers nés et morts dans cette statue où
s'engouffrait l'or, sans doute. Il salua cette fille impensable et loua exagérément
le goût de son intérieur. La servante l'avait fait entrer, il l'avait
vue partir après qu'elle lui ait affirmé qu'il pouvait attendre
seul, que Mademoiselle ne tarderait pas, mais il était tard, et je dois
travailler dans une autre maison, si vous désirez boire quLes multiples
articles de glace au-dessus du sol, peu cachés, sandales tressées
autour de ce pied nu.
n an que
j'attends, pour la première fois je vois ce visage, mais ce pied soutiendrait
toute femme possible sans qu'un visage l'enrichisse ou la dénature...
Elle allait préparer le thé, il la saisit par la main; entraîna
dans une pièce la jeune fille qui ignorait tout de l'engagement que représentait
une seule partie de son corps, dont elle se croyait locataire, dont elle n'imaginait
pas être l'architecte.
Chapitre VII
" Je m'étonne dans un de mes derniers écrits
que presque
tous les savants de la fin du XVIIIème, dont Lavoisier, aient
nié l'existence des météorites. Il leur paraissait exclu
que des
pierres pussent tomber du ciel. [...] Entre la vraisemblance et
l'évidence, c'est l'évidence qui toujours doit l'emporter,
c'est-à-dire la formule ou la description qui s'accorde le
plus strictement avec la cohérence fortement établie [...]"
Roger Caillois
a première
incision longitudinale séparait le torse en deux plages jaunées
par une mandorle ourlée, étirée à l'excès;
couches retroussées en deux bourrelets gras qui découvraient parmi
les macules rouges un os apparu, vaguement blanc, rassemblant comme des arcs
tendus les sillons parallèles de la cage thoracique. La scie circulaire
fit se dégager une odeur brûlée de cheveux, et Savele écarta
en les faisant craquer les deux faisceaux de côtes qui avaient été
le siège d'une poitrine impeccable. Pâle. Ouverte à peu
près comme un fruit dont les sucres déchirent la peau. Gorgé.
Le coeur posé sur la paillasse de céramique poussait sous les
coups du jet d'eau des nappes rapides, roses, qu'aspirait la bonde au centre
de la rigole. Le scintillement plat de la cuvette métallique où
reposait le coeur évoquait à Savele un scintillement d'un tout
autre ordre: une excroissance assourdie et grisée doublait dans la cuvette
le coeur affaissé qui, ainsi suppléé, alourdi, dans ce
mélange insaisissable de métal et d'organe, portait dans ce reflet
toute la distance qui sépare l'idée de l'âme et celle du
corps qui prétend la contenir; l'un amène peut-être au constat
de l'autre, même si chacun semble se défendre d'avoir eu à
faire avec celui duquel il est redevable d'avoir pris un jour du sens.
La mesure de l'épaisseur du
derme renseigne sur le stade d'évolution pubertaire, l'abondance anormale
de poils dans les zones habituellement glabres dévoile un dysfonctionnement
des ovaires, des capsules surrénales... L'herpès digital est la
conséquence d'une auto-inoculation, il est bien rare que nous évoquions
des objets extrinsèques à notre travail, jugeant sans doute que
tous y sont inscrits d'une façon ou d'une autre? Peut-être pas
aussi autoritairement, mais ne sommes nous pas dupes d'une certaine répartition
des importances, des priorités?; je me demande de quelle manière
Cosme peut bien lire un livre, sait-il se désempêtrer de ses téléologies?
De son obsession de la finalité? Déformation professionnelle,
me dirait-il encore pour couper court à tout égarement... Il est
vrai que sa position lui interdit ne serait-ce que le simple constat d'une contradiction
dans sa petite fabrique intellectuelle...
Est-ce le mouvement raisonnable que
l'on s'impose devant la possibilité d'être confronté à
son vertige? Je trouve ça obscène, me réponds Cosme lorsque
je lui évoque le Rosso, ou le Pontormo, mais vous ne trouvez pas beaucoup,
lorsque vous dites ça, lui dis-je, il prend sans doute la Fabrica pour
un détournement de l'herbier, une sorte de contemplation mélancolique,
ou l'exercice de l'art pour un divertimento?
De Lairesse n'aura-t'il pu accorder
de sens à son travail plastique, au travail plastique, que dans l'observation
des dissections, comme les exercices conjugués de la contemplation et
de la connaissance, ou bien le dessin ne l'a-t'il pas conduit le plus naturellement
du monde, c'est à dire par la pratique, à ce qui le lui rendait
nécessaire? Pensable? On ne se penche pas impunément sur la méthode,
les articulations... Je ne sais pas au juste, je sais que plusieurs types de
dermatoses aisément classifiables se développent au cours d'un
traitement immunodépresseur, la peau semble réagir à la
moindre des pressions, conserve la trace en relief des traitements qu'on lui
a appliqués, dermographie? Plus profond, anaglyphes pointillistes, indices
inespérés ... Impression, qui exprime; l'antipôle de la
gravure en quelques sortes... Olfatronique qui multiplie par
mille le nez humain (qui décèle si je m'en souviens bien dans
l'air ambiant 1/400 millionième d'un milligramme d'éther), je
salue encore Andrew Dravnieks, oui, identifiant cet autographe olfactif, le
corps-odeur, divisant, coupant, quantifiant les quinzaines de composants d'une
odeur humaine, mais en avait-il tiré un enseignement d'ordre esthétique?
uand Cosme
comprendra-t'il que s'il ne peut avoir que raison, cet examinateur moral de
l'âme chrétienne, de la faire osciller entre péché
et expiation, interdit et jouissance, et de voir dans cette oscillation le fondement
même d'une dialectique conduisant à la raison, celle, seule, qui
permet de se rendre possible à soi-même parmi les autres hommes,
mais que rien n'adhère assez, dans la constatation que l'on peut faire
de la vie, à l'extraction qu'il nous en propose pour la concevoir? Quand
comprendra-t'il que mon inaptitude à la foi fait de moi son seul interlocuteur
possible lorsque nous nous évaluons comme hommes, respectivement, le
seul susceptible d'évaluer l'unicité, la singularité de
sa position dans le questionnement du Divin? Qui peut, mieux que moi, n'être
pas aveuglé par la certitude, après l'ensemble des révélations
faites au croyant, d'avoir été choisi, au point d'abolir
toute autre expérience?; il se rend Dieu impensable, donc salvateur?
La belle affaire! Une abstraction vertigineuse, certes, mais que vaut bien celle
de la pensée ou celle de l'amour! Je ne pourrai oublier cette figure
d'ulcération qui l'a submergé lorsque je lui ai proposé:
ne s'agirait-il pas d'une simple affaire de terminologie, après tout?
Je prends en note ici ce fragment de L'homme sans qualités :"Mais
ce que ces âmes pieuses racontent des aventures de leur âme est
écrit parfois avec la vigueur et la brutale conviction d'une analyse
stendhalienne. Mais cela il est vrai, ne dure qu'aussi longtemps qu'ils s'en
tiennent strictement aux phénomènes et que ne s'y mêle pas
leur jugement: celui-ci étant altéré par la flatteuse conviction
d'avoir été élus par Dieu pour Le connaître sans
intermédiaires. Dès cet instant, cessant d'évoquer ces
perceptions difficiles à décrire dans lesquelles il n'y a ni substantifs
ni transitifs, ils retrouvent leurs phrases avec sujet et objet, parce qu'ils
voient en leur âme et en leur Dieu les deux montants de
porte entre lesquels va surgir la merveille. Ainsi en arrivent-ils à
prétendre que l'âme leur a été tirée du corps
et plongée dans le Seigneur, ou que le Seigneur pénètre
en eux comme un amant; ils sont saisis, engloutis, aveuglés, volés,
violentés par Dieu, ou bien leur âme grandit jusqu'à Lui,
pénètre en Lui, goûte de Lui, L'enlace et L'entend parler.
Il est impossible de ne pas reconnaître ici le modèle terrestre;
ces descriptions n'ont plus rien de découvertes inouïes, elles ressemblent
aux images un peu monotones dont un poète de l'amour orne son thème."
Cette évocation des circonstances
extrêmes de la Sainteté, n'est-elle pas l'hyperbole de toute
expérience chrétienne? C'est l'intérieur qui s'invagine
alors -là où la foi devrait être un trajet sans objet, une
mise en crise de la conscience d'être et de penser- et qui redistribue
les échelles de la connaissance et de la morale... Mais toute morale
devrait être fondée pour convoquer chez l'homme la réalisation
d'une éthique et d'une esthétique individuelle; on comprend trop
bien hélas, combien plusieurs hommes, quelles que fussent leurs intentions,
n'ont pu que trahir ce précepte par leur simple multitude.
Et un homme seul par là-même,
suppliant le plus souvent l'avis et l'ordre de la multitude. Condamner ainsi
la formation des religions aux noms des intérêts politiques et
guerriers qu'elles ont servis et, le plus souvent, absorbés, serait trop
simple. Mais ce n'est pas nier la fondamentalité de la morale chrétienne
que de lui refuser toute annexion à une église.
Je sais aussi combien Cosme est catholique, et je ne sais plus très bien,
tant est riche sa capacité à louvoyer dans les effets de rhétorique,
où l'un parle plus fort que l'autre. Même s'il est nécessaire
et juste que des hommes se conduisent mutuellement dans la foi, ne serait-ce
que pour l'éprouver et la commenter, il n'est pas juste que ce
rassemblement fonctionne comme un alphabétisation, c'est-à dire,
la création artificielle d'une légion d'analphabètes.
Et là où moi je m'abîme
dans la perplexité devant un cadavre dont je ne peux savoir par où
il est fini, et ce n'est pas une proposition de migration, de poursuite des
âmes dont je parle, mais bien du corps comme question, nous ne cessons
de tourner autour, les propositions fusent en dehors de notre fin propre, expatriée,
c'est bien, oui, c'est fort bien, que les vivants enferment leurs morts chez
eux, mais qu'ils ne se sentent pas surtout désencombrés de leur
propre saut; l'inertie des morts n'est que pelliculaire, décidée,
si le pouvoir était vraiment donné à la majorité,
il serait aujourd'hui entre les mains des morts...
Ceci donne raison à Cosme, une fois de plus, ce purgatoriste, mais n'est-ce
pas ce qui a été décidé de la façon la plus
retorse qui soit? Nous sommes gouvernés par les nécromanciens
des cadavres idéologiques, les ectoplasmes des religions dans les limbes
superstitives, les ombres lointaines de la volonté... On lui a trop adjoint
probablement le substantif de puissance. Voile tendu des nombreux morts qui
n'ont jamais connu la solitude de la sépulture... des morts nourriciers,
en quelque sorte. Nous avons choisi l'Homme contre les hommes.
Cette mémoire courte interdit
de penser les charniers, bien sûr, puisque c'est L'HOMME qui a été
blessé... il est posé avant, et il subsiste après le charnier.
Après avoir esquissé
ce genre de mouvement vers la généralité, il me faut me
replonger immédiatement dans le particulier, sous peine de ne plus soutenir
la moindre substance ou dans l'un ou dans l'autre... Replonge-toi, Savele, il
y a tellement à faire... Lorsque, lorsque je tourne autour d'eux (je
ne parviens jamais à me jeter furtivement sur la région précise
de mon travail, je soupèse, j'évalue, de façon inventive,
évidemment, l'enveloppe de mes hôtes), j'éprouve une difficulté
impensable à m'opposer à mes morts en terme de polarité
sexuelle; non pas que la mort éteigne cette polarité, au contraire,
je crois bien qu'elle la ranime... mais l'opposition du mort sur le vivant
l'emporte toujours sur celle de l'homme face à une femme... Voilà
le phénomène contraire à ma sexualité, en somme,
dans laquelle l'homme l'emporte toujours sur le mort.
Peut-être qu'il règne
dans cette salle de dissection une lutte continue qui refuse à l'objet
sa clarification, ou sa mise en scène: ce qui est ici théâtralisé,
c'est bien le sexe, ou plutôt son dernier mot, son éviction; les
corps qui s'entassent ici ont besoin des artifices des soins qui les entourent
pour atténuer l'érotisation qu'ils transportent. Mais les deux
instances ne peuvent pas être conjointes, n'est-ce pas, car l'érotisation
du corps souffre mal la présence de sa propre théâtralisation;
le choix n'est pas immense...
Chaque fois qu'un objet rencontre
son évocation, ou il l'absorbe, ou il s'efface derrière son pouvoir;
un corps, ici, qui se trouve être un corps de femme, sinueuse et longue
femme, qui a évidemment tout perdu de l'étrange prestige que lui
conférait sa présence sur le trottoir.. Cosme et moi soudés
au sol, parce que nous avions à faire, et elle... Certes, certes, on
pèsera aisément le cadavre, mais saura-t'on au juste quelle masse
représentait la victime quand elle était vivante? Avant la perte
du capital? Sang, eau, merde, sperme, esquilles, que sais-je? Et quoi d'autre?
La balance ronde indique un surpoids du poumon, trop lourd: hémorragie
probablement. à quel prix et sur les épaules de quels morts suis-je
en train de particulariser celui-ci? J'apprends les yeux fermés, il vaut
mieux pour moi que je les ferme. Les productions, bien sûr, du coeur,
du foie, l'équilibre intouchable des productions et des soustractions...
Avant d'être cette rigide,
rigoureuse, souriante, galbée, creuse, impeccable, nacrée, et
manipulable structure osseuse autour de laquelle la pensée peut délaisser
les corps pour saisir l'abstraction ou l'art, les vanités, les mouvements
de la vie ne laissent d'agiter une dépouille soumise à des soubresauts
continus qui animent en écho la surface dermique de ses pullulations
souterraines; voilà qui ravirait Cosme, de la poésie maintenant...
Qu'est-ce que je raconte?! Laisser-aller; il serait impossible et peut-être
pas souhaitable de se surveiller sans relâche, pourtant... Combien de
fois par jour concédai-je aux généralités? Cent?
Mille? Usage, ancrage, pont parmi l'ensemble des ponts, fatigue... Accord. Je
me suis souvent demandé quels raccourcis historiques, analogiques, taxinomiques
pouvaient bien faire parler -par-dessus leurs auteurs- de phrases, de formules,
d'une écriture poétiques? Il serait sûrement très
amusant de retracer un historique des mots et des tournures qui furent élevés
un temps au rang de poétiques au détriment d'autres considérés
comme vulgaires, avant de chuter, selon un principe de vases communicants, au
profit de ces derniers... Passent si souvent du mauvais goût à
la bannière.
Grâce au Shirley Institute
of Manchester, j'ai appris le délicat exercice de l'empreinte: ne pas
faire apparaître que son contour sur un tapis rétif, sous la pression
d'un pied, d'un genou, mais évaluer sa profondeur exacte pour obtenir
une indication précise sur la pesanteur d'un corps.
Cet insecte, ce coléoptère
que m'a confié Cosme, par exemple, ça n'est pas une semelle d'élastomère
ou de cuir, si je desquame l'élytre et le confie au spectromètre,
qui me livre sa signature, mais de la peau humaine... Une femme, écrasant
un insecte avec sa propre peau? Fort improbable. Densité de sébum
au mm2? Grain fort, absence quasi totale de poils, concavité de la surface
d'écrasement? De mieux en mieux, presque certainement un coude, cette
femme aurait écrasé ce scarabée avec son coude... Même
une chute accidentelle nous ramène aux présomptions et déductions
de Cosme... Renseignements du labo: la technique fondée sur le principe
de l'empreinte d'électricité statique? On a saupoudré de
particules plastiques le sol où la victime est supposée avoir
reposé; les pastilles se rassemblent, dessinent nettement le linéament
en s'agglomérant proportionnellement à la valeur de cette charge
électrique... Proche de la zone où Cosme a découvert l'insecte:
un délicat spectre joliment féminin ayant chuté au minimum
de la hauteur de son corps, dont j'apprécierais de pouvoir en scruter
les détails. Aucune trace de corps, m'a affirmé Cosme, pas de
crime. Un insecte, et une tache minuscule de cinabre coagulée à
du sang humain. Probablement un tatouage récent.
Je ne vous oublie pas, mademoiselle,
pour une autre, bien plus impalpable que vous (quoi que...), mais bien sûr
rien ne presse: me voici si vous êtes d'accord enchaînant pièce
à pièce les éléments qui constituent votre singularité
physiologique, mobile, laborieuse...
Vérification, confortation,
reconnaissance, détermination, signalisation, identification, normativation,
réification, réification... Rien n'est plus énigmatique
qu'un cadavre, affirme R.J. Segalat (Qui peut d'ailleurs bien être cet
écrivain, auteur d'un roman dans une collection d'avant-garde, et dirigeant
ailleurs un opuscule sur la criminalistique? J'ai hélas peu le temps
de me livrer à des recherches bibliographiques. J'ai pris l'habitude,
je ne dis pas qu'elle soit bonne, car elle découragerait finalement de
relire les livres, de noter dans ce carnet quelques éperons dégotés
au cour de mes lectures; voici ce qu'écrit celui qui se mêle de
notre travail, et d'écrire des livres sur les relations amoureuses, dans
Monument à F.B. :
"Mais le soir ou le lendemain, quand il se réveillait dans un grand
lit avec une inconnue, un ventre inconnu, un sexe inconnu, il se disait que
finalement on n'est à l'aise qu'avec des corps que l'on connaît,
que l'on reconnaît; ce ne sont pas forcement les meilleurs du monde; ils
ne remporteraient sans doute aucun suffrage à l'élection de miss
Europe;" hmm; la lecture de romans policiers aura probablement du le conduire
à de telles façons d'image... et critères d'élections!
"mais voilà, ils vous reconnaissent, vous sont familiers, vous reposent.
Tandis que passé le premier moment d'émotion devant un corps qu'on
n'a jamais vu ni touché, passé le premier mouvement de reconnaissance,
on commence à s'ennuyer. Car le corps n'est pas venu tout seul, il fait
partie d'une demoiselle qu'on connaît mal ou pas du tout et qu'on ne fréquenterait
probablement pas dans d'autres circonstances, ou peut-être que si, on
lui poserait une question polie si elle se trouvait assise à côté
de vous au cours d'un dîner, on lui ferait un compliment si elle se trouvait
derrière un guichet ou un comptoir, mais pas plus." hrm! il aura
certainement fallu le guichet ou le comptoir, mais pas plus, pour qu'elle se
trouve là. "Tandis que là, nue dans votre lit, ayant oublié
tout sens des convenances, même pas recouverte, votre sperme lui dégoulinant
encore entre les cuisses, elle vous impose une promiscuité, une durée,
une présence tenace et il serait pourtant bien grossier de lui dire:
«si vous le permettez, je préférerais dormir seul.»"
.Maurice Blanchot est assez scrupuleux et méfiant de tout congédiement
définitif pour exhumer d'un texte le plus inattendu (même Camus,
l'innocent!) une idée, un ensemble de phrases, dignes de retenir son
étude, le départ de la parole. Je me plierai à ses scrupules
et son impartialité. Le plus souvent possible. "ayant perdu tout sens
des convenances", me semble assez limpide ici. Ceci dit, quel peut bien être
le seuil des convenances qui l'ont amené à considérer,
entre autres, parmi l'armada des termites judiciaires, mon métier? Le
fourmillement d'une vie toute affairée à la mort, ce serait, très
rapidement, un rapprochement avec l'activité littéraire... Chaque
cadavre ouvre un cortège de nouvelles vies, supplications faites aux
morts, grappillements de ressources qu'on n'attendait plus, ou que trop, ostentation
des soulagements ou des déchirements qui reformulent sous un jour plus
précis quelques vies satellitaires, considérations nourrissant
la gravité ou le détachement, amenant à un échelon
supplémentaire de pensée les survivants, enfin, autorisation faite
malgré le mort, à l'engagement le plus sournois de la vie chez
ceux pour qui la mort n'est que le court moment qui sépare de la dissolution
et de l'oubli, le leur, bien entendu. Chez eux, la mort ne semble pas travailler.
Ils sont ou vivants, ou morts, et Cosme serait bien surpris de voir combien
de chrétiens, justement, gonflent leurs rangs (Sans doute le travail,
de toutes parts, aura-t'il été mal fait.)... Je vais peser maintenant
les organes du péritoine. Il faut faire raconter à cette
femme ce qu'elle ne pouvait qu'obscurcir vivante, le déplacement: quelle
trouvaille pour rester seule et infranchissable!
otes extraites
du carnet de Savele, il s'agit d'un cahier d'écolier, format A4, spiralé,
des lignes bleuâtres, les phrases y sont tracées en dépit
de ces lignes, et poèmes, prises de notes médico-légales,
griffonnements, relevés d'esquisses (voués à la gravure
dont Savele affirme que cet exercice plastique, par ses exigences projectives
-une forme d'intelligence propre au trajet- est le plus redoutable pour un faiseur
ou pour un imbécile; il affirme que seule cette pratique permet de trancher
dans cette querelle antédiluvienne qui oppose la présentation
à la représentation.), lettres de temps en temps, des accumulations
d'encres impatientées, l'irritation à la ligne, même son
emploi du temps puisqu'il n'a pas d'agenda, des aphorismes parfois, trop secs,
sentencieux (mais c'est un genre ingrat qui convoque trop souvent la lisibilité
immédiate, la sentence et l'entendement), des notes, qu'il fait lire
à qui veut en entendre parler, parce qu'il rit du secret, il a vu trop
de tranches sur les rayonnages, immenses salles couvertes, et qu'il n'ignore
rien des étapes qui font d'un plaidoyer revanchard un livre achevé;
qui ignore d'ailleurs que tous ceux qui savent leur alphabet écrivent?
Personne aujourd'hui, puisque Flaubert
est lu entre deux cours de physique, que nous avons tous écrit Flaubert,
somme toute, après avoir appris que le vote est un devoir, la littérature
un patrimoine... Et on y trouve ceci, mélange de prolepse et de clarification,
qui a proposé l'image du savoir, pour éviter la question de l'émancipation
qu'il aurait fait miroiter un jour, et qui aurait risqué d'avoir quelque
répercution :