uel
est, en résumé, l'objet de ma démonstration? C'est assez
simple : qu'à partir du moment où l'écrivain a perdu une
occasion de se taire -de se terrer- et ceci quel que soit le lieu qu'il ait
choisit et même édifié pour se rendre public, va se tresser
un goulet d'étranglement dont la victime sera son métier, puis
toute idée de littérature. Je le répète, on a tant,
à tort, sollicité le discours de la réduction jusqu'à
l'exiger de l'artiste lui-même pour qu'il rassure chacun sur son inscription
à l'ordre du jour, que la lecture publique est finalement la lointaine
fille déférente à ce système, tout en prétendant
le piéger (elle ne lui est que quantitativement inférieure par
défaut d'ondes), si elle n'est pas purement un acte d'expiation : car
la lecture publique est, aussi, un commentaire donné, dans la fulgurance
du temps immédiat, par l'écrivain, sur son oeuvre.
Mais là où l'exégèse,
le commentaire écrit, est une discrète déviation ou l'adjonction
d'un satellite de plus à une orbe infinie, la lecture publique de son
texte par un écrivain est la brutale assertion de sa présence
définitive à l'oeuvre : elle écarte toute lecture véritable
hors-champ. Lors de cette messe de résurrection de l'ego perdu, l'écrivain
pense probablement se trahir moins en ne se rendant pas questionnable, surtout
par l'abomination faite langage, la non-question délicate de la télévision
; au moins se rend-il visible, et il serait bon de chercher à comprendre
pour quels motifs il ne choisit pas la trahison minimale en ne se montrant pas
du tout... Je me demande ce qui a bien pu se passer pour que ces écrivains
lecteurs se soient rendus aussi nécessaires toutes ces pénibles
réjouissances...
t surtout : y
aurait-il une certaine catégorie d'écrivains, dont le dénominateur
commun soit autre que la congédiation de l'espace officiel de représentation,
qui soit poussée ainsi vers elle? Ou encore: ce point commun n'est-il
pas ce qui pose justement en équation la congédiation comme un
jeu à sommes nulles?Le mouvement fédérateur se dit être
le retour sur la parole, et il ne s'agit pas que de l'actualisation scénique
qu'il engage, mais bien de la source même d'une certaine théorie
de l'angoisse littéraire qui se trace à rebours de la littérature...
Il faudrait, disent-ils, retrouver le corps de la parole."Homère écrivait
pour être chanté, Sophocle pour être déclamé,
Hérodote pour être récité, et Xénophon pour
être lu" disait Joubert...
Il est loin, déjà,
le temps depuis lequel tout ce qui s'écrit l'est pour être tu.
Est-ce à dire que nos défensifs orateurs se leurreraient vraiment
sur cette idée candide que la littérature découle naturellement
de la parole? Hélas pour leur timide matérialisme poétique,
le documentaire est un genre que n'accueille -avec moue- que le cinéma.
Car enfin, que doit l'écriture au corps? Rien de bien fameux, sinon les
aventures de sa dépense sexuelle ou ses prurits comme tissu anecdotique,
base de narration et d'invention. Croire le contraire, c'est confondre Jonas,
le mythe et sa morale, avec la bête qui bouge autour... c'est faire l'économie
de toute théorie littéraire au profit d'un voyage : Paul Emile
Victor du canal anal, Captain Cook des steppes musculaires et splanchniques,
apnée, kayak, saut à l'élastique; si l'on y croit, il n'y
a plus rien d'étonnant à ce que la lecture publique soit devenue
le terrain idéal pour le sport.
e
quiproquo est certainement la source de ce bredouillement étranglé
qui donne sa forme à ce projet d'avant-garde, et c'est à l'intérieur
de ce projet, le plus souvent, que se développe une théorie du
processus cassé darwinien, que s'établit l'improbable tyrannie
d'une énorme "difficulté à parler". Elle viendrait, dit-on,
de la viande qui parle... et d'un millénaire hiatus entre l'émetteur
et l'émission.
Je veux bien, avec Lacan, prudemment,
le croire, mais justement, lorsqu'il s'agit de parole. Pas de littérature.
Il est bien étrange que le lecteur publique tente encore de rattraper
la parole, alors que jamais le livre n'en fut déduit, ne la reconduisait
: échapper à la disponibilité improbable du livre qui,
sommes toutes, ne se rends jamais mais exige d'un lecteur qu'il se rende à
lui, pour se rendre -soi- disponible, se montrer derrière l'oeuvre pour
le rachat de sa disparition : vanité impie de celui qui redoute finalement
le métier auquel il s'est donné et dans lequel il a tremblé
de se perdre. On ne résume qu'en les ignorant puérilement les
difficultés de l'écrivain à celles de celui qui doit prendre
la parole.
On peut imaginer que sans cette confusion,
nos maladroits métreurs de l'anxiété linguistique aborderaient
un peu plus sérieusement les questions de structures du récit,
du poème, nouveaux systèmes de modélisation, ou encore
cette percolation à travers les systèmes conventionnels de désignation
stylistique qui conduit à l'index de chaque auteur, bref, le métier
d'écrivain... On voit mal comment en effet s'échafauderait un
travail littéraire dans un cadre où la grammaire elle-même
est devenue le pire ennemi de l'homme...
On voit encore plus mal, d'ailleurs,
comment toute littérature résisterait à la lecture publique,
et c'est sans doute ce qui pousse nos orateurs à l'écarter pour
poursuivre, opiniâtres, leur travail d'incantation... "On entend dans
leurs paroles le tintement de leurs cerveaux" (Joubert), les mots ouvrant
à chaque fois qu'il les prononcent un opercule mouillé et inondant
leur crâne derrière la nuque, l'habitent comme un son rebondit
en chute dans une chambre d'écho : et cet écho leur cloisonnent
les oreilles de l'intérieur couvrant sans peine la tenaillante question
du monde: "pourquoi écris-tu?".
evenons
un instant sur ce refrain, sans doute issu d'une lecture restrictive d'Artaud,
la mélodie du corps devenu: "la viande". Subsumer le corps à "la
viande" ou plus exactement au bourdonnement morbide du mot "viande", c'est opérer
une découpe dont l'approximation clinique mériterait une petite
leçon de physiologie...
On croirait retrouvée intacte
la méconnaissance fonctionnelle des tissus myologiques qui fit représenter
par les graveurs de Vésale les écorchés comme des pétales
de chair molle, mioche décontenancé devant un jouet compliqué
et brisé. Dommage que certains taillent aujourd'hui ainsi dans la vie-même,
loosers qui se retournent en maudissant leur vie d'être passée
si vite, alors qu'il ne s'est rien passé du tout... et c'est sur scène,
effectivement, que le temps passe le plus vite sans que rien ne se passe.
Il est notable qu'il y aura au bout
du compte pour ces écrivains de l'interzone plus d'auditeurs que de lecteurs,
puisqu'il s'agit encore d'un principe d'économie... on conviendra que
la légitime répulsion qu'inspire l'économie encouragée
par la communication est bizarrement reniée par l'invitation à
la fainéantise énorme que propose ces avant-gardes lues par elles-mêmes
: mais l'avant-garde, tout bien réfléchi, autant s'en épargner
la lecture solitaire pénible , et il est bienheureux que les auteurs,
attentionnés, aient eux-mêmes renoncé à se faire
lire, qu'ils soient revenus à la tablette didactique des prédécesseur
de St Ambroise (qui fut, raconte Augustin, le premier lecteur silencieux) sans
qu'on les y ait poussés.
On retrouvera, dans la tentation
médiatique refoulée (qui se prétend refoulante) le procédé
de distribution unilatéral des médias : la transmission, le nerf
transmetteur/plan, mais aussi la stupéfaction pédagogique des
tablettes d'argile. Pour les formes... la seule violence scénique est
celle faite au métier d'écrivain, et certainement pas à
la langue d'usage qui raillerait sans peine les contorsions de nos pauvres lecteurs.
On assiste à la défense au prétoire de l'inaptitude supposée
admirable à ne pénétrer ni le cercle ni les enjeux de la
cour des grands... en fustigeant la part visiblement dégoûtante
du cénacle, on y subsume ce qui s'y joue à la dégoûtation,
et on héroïse ce qui s'en écarte. Tout est fondu dans la
salive que ni l'arrogance forcée ni une "méthode vocale" ne font
échapper à l'hallucination : après cela, finalement, qu'a-t'on
entendu?
Rien.
a
question réside -car ce retour scénique veut éprouver la
langue par le trou où l'on ne parlerait pas, ou si mal- dans l'incapacité
d'user calmement de cette béance; elle est pourtant un doux impératif
de la langue, un module supplémentaire assagissant la profusion délirante
où nous conduirait le tout exprimable.Cette scénographie textuelle
engage un comportement schizophrénique qui pousse à hurler par
les moyens humains le désespoir de les posséder...
S'il est nécessaire à
certains écrivains, pour éprouver la réussite ou l'échec
du travail en cours, de présenter au cercle de leurs proches la primeur
de quelques pages, c'en est une toute autre -une fois le livre publié,
c'est-à-dire ayant touché à sa forme définitive
(mais serait-ce insuffisant pour le lecteur publique?)- que de le livrer sur
scène en le pliant à la tragique monosémie du débit
(le sens, ici, se fait mélodie, lui-aussi, comme dans le ronronnement
d'un discours politique dont on attend le compte-rendu écrit pour s'autoriser
à penser, après l'avoir applaudi ou hué).
as plus que la
littérature ne découle de la parole elle n'a le moindre intérêt
à faire semblant d'y revenir ; et retrancher le livre de lui-même,
lui soustraire simultanément le prestige solitaire qui le fonde, et le
silence indéchiffrable dans lequel nous nous livrions à lui, voilà
où nous conduit l'illusion de pouvoir l'oraliser, l'orgueil de nous croire
possiblement, encore, oraux; comme on croit pouvoir assumer toutes les étapes
risibles et lentes qui conduisent aux machines que nous utilisons, comme si
elles les contenaient : en vérité, ce qui avait été
aux hommes rendu possible par l'inscription, trois fois millénaire, irréparable,
ce vacarme confidentiel tout entier voué à l'engouffrement dans
les lignes, ne peut s'oraliser sans qu'on s'y perde, sans mentir sur sa condition,
et moi, lecteur, sans mentir la mienne, inscrivant dans et pour le silence.
Nous étions déjà certains de n'avoir aucun enseignement
à tirer du livre, et nous voici contraints de ne plus en extraire que
sa fuite musicale, rythmique, sa soumission au fil ténu de l'impermanence...
Où est donc passé le
précieux caractère du texte, la juste appréhension du fait
que la langue soit le seul outil disponible pour nous modéliser? A qui
doit-on répéter encore que c'est la langue qui place le corps
dans le monde, lui donne une position, et que ceci est bon, extrêmement
bon? C'est bien par la littérature -et elle-seule- que nous pouvons nous
rendre vivace ce monde et l'idée que nous puissions y être ensemble
"ce monde unique où nous sommes confondus", disait Paulhan.
Pratique singulière et solitaire
sans laquelle ce monde pluriel et infiniment habité serait pour nous
insaisissablement muré... et la connaissance du monde se résumerait
au choc d'une mouche contre une vitre. Mais, lisant debout devant vous ce que
je confiais hier, aventureusement, au silence, je le ridiculise lâchement
en me frottant à cette pluralité de circonstance, cette opacité
de vos corps, pauvre gage pour celui qui a cru devoir renoncer à la sienne.
Votre présence ne me donne plus aucune chance d'être l'habitant
d'un monde dans lequel vous ayez aussi votre place, elle réduit à
néant ce qui fait l'expérience de la réalité diffuse,
celle de l'altérité que la littérature seule me permet
de penser.
our finir, et aborder les raisons qui réunissent, au cours de ce deuxième festival Primavera*, musiciens et lecteurs, j'ajouterai encore ceci: le seul fait que soit posée ici la question de la familiarité entre ces deux pratiques artistiques fait plutôt peser la musique comme bienveillance tutélaire du rachitisme théorique de la lecture : ceci souligne combien les organisateurs, malgré eux j'imagine, ont saisi le manque de spécificité introuvable de celle-ci... or un art sans spécificité n'est pas loin d'être un art sans légitimité...
"Si vous privez un être du mensonge sur lequel repose
sa vie, vous lui volez du même coup son bonheur".
Relling, Le canard sauvage
* Ce dossier de La Parole Vaine -auquel ce texte est destiné-
devait sortir à l'occasion d'un festival de lectures publiques et de
musique contemporaine qui n'a -jusqu'à ce jour- toujours pas eu lieu.
Il est depuis (été 2002) repris en main par la revue La voix
de l'écrit.