'aviez-vous
remarqué? Comme on ne parle pas -ou pratiquement jamais- de Jean-Luc
Parant, et bien, lorsque l'aventure, les circonstances ou les colloques, y conduisent
tout de même, une seule chose est alors évoquée (du moins
est-elle toujours au programme de la conversation)... celle-là même
qui l'écarte du circuit des commentaires : son extrême déviance,
comme une sorte d'anomalie périphérique au grand jeu... l'isolement
d'un homme s'étant mis à écrire à une époque
où la fièvre était plutôt celle des bandes armées,
des nouveaux manifestes, l'après-joie qui unifiait à tours de
bras.
Je voudrais, dans ce bref article, montrer à quel point le déplacement
géographique (au Bout des Bordes) et le déplacement éditorial
sont bien des éléments stylistiques propres à Parant et
non un retranchement politique : le "je", absent de son écriture, se
dégage lentement -mais avec une clarté à laquelle la voix
narrative n'atteint jamais- en projetant du lieu où il se trouve (où
se trouvent liés l'énonciation et le corps) tous les aperçus
d'un monde insaisissable au coeur duquel, pourtant, il faut bien trouver sa
place.
ette
place que Parant a fait sienne -lieu d'émission des textes mais aussi
plaque tournante de sa grammaire- ce noyau fiché dans la galaxie Parant
(puisque tout, somme toute, est appelé un jour à devenir un centre)
est peut-être ce coeur improbable de la force centrifuge que Witkiewicz
s'évertua toute sa vie, sans y parvenir, à trouver. Et, chaque
année, on peut en vérifier l'égale centripétie dans
les pages de ce singulier journal Du Bout Des Bordes, qu'il publie à
l'occasion de l'anniversaire de Titi Parant : s'y rassemblent des écrivains,
des amis de toujours, des sympathisants, que la vie -littéraire ou non-
disperse, éloigne les uns des autres. Il faut voir alors bien autre chose
que de la bizarrerie dans l'isolement de Jean-Luc Parant, et son éloignement
encourage autre chose que la curiosité amusée du voyageur : il
appelle le don, peut-être parce qu'il est la source de tout don lui-même.
Peut-être aussi nous faut-il pouvoir observer l'honnêteté
exemplaire de certains isolements pour mieux comprendre ce que nous coûte
la grégarité? On notera en tous cas la précise cohérence
qui se dessine là-bas, unifiant rythme, corps et métier : l'absence
d'inscription de ce je qu'un tournoiement infini du monde précise à
chaque livre... l'absence d'une proposition principale -définitive- qui
appelle chaque phrase à corriger, commenter, moduler et parfois risquer
de perdre l'ensemble des autres... et l'écart du milieu, de la mouvance,
du genre et de la cité, de ses cellules, de ses groupes, de ses méthodes,
qui présente paradoxalement une véritable implication dans le
monde, si souvent écartée par la sociabilité et l'entente.
Je finirai -pour ne pas céder
à mon tour à la tentation de ne parler que de son retranchement-
sur ceci : nous trouvons chez Parant cette chose très rare, aux antipodes
de l'héroïsme, le courage de ne pas faire certaines choses auxquelles
nous nous sommes tant accoutumés; ces choses auxquelles tôt ou
tard, par lassitude, lâcheté, voir par égarement, on finit
par s'adonner, sans doute parce que tout autour de vous s'organise pour vous
y habituer (le fondamentalisme télévisuel, par exemple, la vie
de cercles etc...). Je ne sais pas au prix de quelles tricheries, de quel ressassement
infini, nous avons fini par croire que ne pas s'y résoudre était
devenu hérétique ou ridiculement révolté... Comment
s'est déroulée l'édification de cette chapelle consensuelle?
Je crois qu'on nous a eu à l'usure.
l
y a peut-être eu un moment où Jean-Luc Parant fut, comme beaucoup
d'autres écrivains, victime de son lieu (la revue Minuit par exemple)
ou, plus justement, de son temps de parution (le temps des signes multiples
imposés -la sainteté du rhyzome- qui nous accabla tous, timides
fabricants ou théoriciens tonitruants) : le cadre formaliste des démonstrations,
la ligne suivie, le repérage à tous crins, comme si la piste visible
-à peine visible si possible- avait été à ce moment-là
l'équivalent d'une gourmandise qu'il eût été assez
radin de ne pas rajouter au menu; mais l'équipée, les préoccupations
qui la conduisent à prendre forme... franchement... tout ça était
-il faut le reconnaître- aussi riche, souvent généreux ou
drôle, que totalement inadapté à Jean-Luc Parant.
Il est difficile d'imaginer aujourd'hui
combien le seul fait de publier quelque part plutôt qu'ailleurs engageait
dans les années 70 à signer un contrat qui excédait celui
d'auteur; impossible de trouver une boîte d'édition qui ne fut
pas assujettie à l'obédience serrée d'un groupe (disons
de quelques méthodes élevées par un groupe), et ce n'était
pas franchement la réunion des espaces singuliers qui donnait sa couleur
à la politique éditoriale... plutôt une sorte de concrétion
non-spontanée issue d'un quiproquo exagérement sérieux.
Pourtant, aucun mot d'ordre n'était nécessaire pour que tous s'inclinassent...
la pudeur et l'obscénité ont depuis lors changé de SENS.
Je parle de l'époque ou aucune
ponctuation ne scandait les textes de Parant. Comme s'il lui semblait nécessaire
alors d'ajouter la partition à la litanie. Pas pour mieux chanter, mais
pour signaler la litanie. C'est pourtant ce que ces textes recelaient déjà
de définitivement non-litanique qui aurait peut-être dû retenir
notre attention : il s'y jouait dès le début une certaine critique
de l'énoncé (critique de l'énoncé informatif, déductif)
qui valait mieux qu'une parodie aussi mélodieuse fut-elle. En optant
pour cette solution formaliste, l'absence de tout point ou virgule, il offrait
sur un plateau à tout critique littéraire plus ou moins inspiré
cette possibilité : écrire "flux", "tourbillon", "flot ininterrompu"
ou "infini" -Parant ne parlait que de boules et d'yeux, de ciel de nuit et de
jour- et avoir l'impression soulageante que le travail était bien fait.
Ça roulait, ça resignifiait, c'était une affaire qui marche.
es
premières lectures m'avaient conduite, naïvement, à trouver
une certaine finesse à ce choix, cette ligne continue; c'était
l'époque où il était convenable d'avancer masqué
sans jamais avouer qu'on allait au bal. J'ai failli, moi-aussi, succomber à
la tentation de rouler au gré d'un cosmique un peu cinglé,
où le sens, finalement, avait tout de la farce sans conséquences.
La concurrence était forte, alors, avec l'ensemble des pleureuses, que
Parant émouvaient à force d'inoffensivité babacool. Rares
étaient ceux qui auraient avancé à l'époque le terme
de littérature. C'était juste dans les parages... parmi l'ensemble
des trucs qui existaient... qui naissaient partout... et c'était, comme
on dit, "bien que ça existe" (il fallait épuiser j'imagine, toutes
les formes possibles, comme pour se mettre au travail. Rouxel, à la même
époque, donnait sans le savoir dans ses Shadocks la méthode alors
en usage dans le monde de la publication : sachant que leur fusée avait
une chance sur un milliard de décoller, ils s'empressaient de bien rater
les 999 999 999 premiers essais pour réussir le dernier).
Parant lui-même n'avait sans
doute pas assez confiance... confiance dans son truc... est-ce que finalement
tout ça tenait le coup, est-ce que ça en valait la peine? Et surtout
: pourquoi, et comment, ça allait durer? On imagine sans peine que les
lecteurs, sans doute amusés ou intrigués par leurs premières
lectures, ont dû se poser la même question... Ont-ils souhaité
que ça dure, par curiosité? On les imagine plus volontiers sournoisement
futurologues de sa chute, pratiquant la dubitation à bout portant.
e
disais tout-à l'heure qu'on ne parle pas de Parant, et je dois ajouter
que c'est sans doute pour écarter l'hypothèse d'une quelconque
actualité de son travail (puisque, contre toute attente, il dure) ou,
plus exactement, c'est parce qu'elle est écartée comme un a-priori,
qu'on n'envisage jamais son travail dans le temps des livres publiés...
on dit "la roue tourne" (et la critique aussi), il n'y aurait pas de nouveau
Parant, ce ne serait pas la peine de le lire encore, donc, pour peu qu'on s'y
soit adonné au moins une fois... En gros : même s'il dure, c'est
sans durée, dans le sur-place. Pourtant, il me semble bien, en écrivant
ce texte, dégager des périodes... des moments précis....
et, à chaque livre, j'observe même des changements de préoccupations.
L'apparition de la ponctuation dans
ses textes est un bon exemple de cette maturation, qui n'appartient pas à
la logique de l'assagissement, mais bien à celle du nettoyage (chez d'autres,
comme Guyotat, et pour les même raisons de rigueur et de cohérence,
la ponctuation aura subi le mouvement inverse : elle était chez lui coquetterie
là où son absence était la coquetterie de Parant).
J'en suis venue, tout-à l'heure,
à supposer chez Parant un manque d'assurance, de confiance... Et ce n'est
pas la seule fois où Parant me fit penser que la confiance en lui-même,
parfois, lui manquait, au point qu'il se sentit obligé d'y rajouter l'artifice
d'un argument supplémentaire.
ar
exemple, dans la préface à "Le hasard des yeux",
on pouvait lire ceci : "cette suite de textes inscrite tout autour
d'une centaine de boules de terres, découvertes par hasard tout au fond
d'un trou situé au Bout des Bordes [...] a été déchiffrée
puis retranscrite par son découvreur Jean-Luc Parant [...] l'ensemble
étant constitué par dix textes répartis sur dix séries
comportant chacune dix boules. Il semblerait que ces cent boules aient été
fabriquées par dix paires de mains différentes de la nuit à
la nuit en l'espace d'un tour de terre" etc...
Mais ce faux, très conventionnel,
ici, il disait quoi? Quelque chose de "plus"? On en doute. Cette candeur quasi-débilement
Borgésienne qui l'avait poussé à reconduire dans l'enclos
mythologique l'origine du texte, que voulait-elle nous dire? Invaginer
le texte sur la forme prophétique de l'énoncé? C'eût
été plutôt une trahison dont se rendaient coupables en général
les lecteurs les plus pressés de scander... Que faire encore de ces encombrantes
divagations numérologiques? Elles avaient le cachet vaseux des fascicules
maçonniques ou ceux de la Rose-Croix. C'était encore, exactement,
la caricature grossière qui risquait de se dégager d'une lecture
de Parant applicative et cosmique (or le plus intéressant dans l'énoncé
de Parant, il me semble, c'est justement que la découverte y patine sans
cesse dans la variabilité des propositions, leur périlleuse instabilité).
inissons-en
avec cette curieuse préface (qui avait tant l'allure d'un mot d'excuse)
: ce qui était plus naïf encore, c'est que s'il avait semblé
insuffisant pour un homme d'être fabricant de boules pour trouver dignement
sa place dans le monde (et en donner une à ces boules), le déplacement
vers de plus obscurs fabricants donnait à cette activité l'éclat
frelaté d'un mystère originel... Voilà encore un artifice
que Parant va abandonner définitivement.
Rapidement, il abandonnera les diverses concessions à la justification
éditoriale, ce positionnement social, pour se livrer entièrement
à la parfaite intégrité de son travail, libérant
par-là même les fils innombrables qui le lient au réel,
au monde, et que cet amarrage grossier dans les usages masquait.
On verra plutôt naître
un mouvement contraire, qui pousse les observateurs de Parant à s'immiscer
dans sa manière personnelle -et c'est un mouvement d'une grande tendresse-
pour évoquer ses livres; voici ce qu'on a pu lire un peu partout : "comme
s'il promenait sur le monde un regard de peau à vif"(Kern, dans Libé)...
"comme si nous étions l'objet d'une aimantation jouissive"(Gugliemi,
L'Humanité)... et enfin, plus franchement citatif : "et c'est comme si
un aveugle venait nous dire ce que c'est que voir" (Butor, Obliques)... On retrouve
ce "comme si" qui foisonnait dans les textes de cette époque
("le hasard des yeux"), cette conjonction enfantine ("et si c'était
nous les indiens") ce liant systématique qui réduisait en poussière
le risque de grandiloquence qu'encoure une scansion prophétique.
e
processus d'alimentation du texte chez Parant est tel qu'il invalide tout appel
à des causes extérieures pour trouver sa légitimation :
l'inéluctabilité du texte à venir, voilà ce que
le tout premier texte, par sa forme-même, devait entraîner.
Je vais tenter de cerner, le moins grossièrement possible, le développement
de cette forme.
Jean-Luc Parant s'oriente toujours
vers l'usage du déchet, "la chose comme elle se présente", la
proposition lâchée (comme chose perçue, devenue indubitablement
réelle, pour laquelle il faudra trouver une tangente vers la vérité),
c'est-à dire que la proposition, par sa forme préceptive, S'ENGAGE
complètement : elle ne trouve sa tangente à la vérité
qu'en tant qu'elle ouvre à la pluralité des vérités,
et rien ne peut arrêter ce mouvement.
Il suffit du coup de très
peu de choses pour que tout soit refondu, que la machine doive se relancer comme
si elle avait à parcourir, de nouveau, toutes les démonstrations
existantes avec une nouvelle composante devenue, à l'instant même
de son apparition, impérative. Chaque nouvelle intervention, sous la
forme d'un mot -et, presque toujours, accompagné de son antonyme- va
se glisser dans la structure pour l'habiter totalement et ne plus la quitter.
Et chaque livre, avec sa charge nouvelle, entraîne le reste du corpus
dans un grossissement sans fin. Ce furent les noms des bêtes et des lieux
dans "l'adieu aux animaux", et c'est, dans les derniers textes, la distribution
des sexes par leur nom... satellites happés par la force centrifuge de
la nécessité de continuer à écrire.
L'usage du déchet, c'est principalement
l'art du ricochet sur une trouvaille, l'éclat dans le mouvement brownien
du magma qui touche d'un seul coup à l'épiphanie : forme de l'énoncé,
certes, (énoncé biblique, de la vérité première)
mais qui se "dégage" (il ne se déduit pas, il ne s'oraculise pas
non plus : ni prémisse ni fin). Pourquoi? Parce qu'il est en devenir
fonctionnel, par frottement aux autres, utilisable -mais sans systématisme,
car on ne décèle jamais de mouvement d'affolement, d'urgence,
dans les chaînages de Parant- et donc source d'embarras, par la même
occasion, dès qu'il est décodé : une structure d'apparence
professorale, comme mille voix simultanées sur une estrade -POSITION
<-> PROPOSITION- où la position est le lieu duquel parlent et auxquelles
aboutissent toutes les propositions. C'est aussi ce qui définit l'absence
d'urgence; puisque chaque élément est appelé à refaire
surface dans la bande d'entraînement des énoncés. On pourrait
dire, en gros, que si on a à faire à un draînage entropique,
c'est bien parce que Jean-Luc Parant n'est pas dupe des systèmes de résolutions
huilés impeccablement, des farfelus cosmogoniques : tout gourou doit
cisailler le monde et en limer les arêtes pour le soumettre à l'algèbre
douteuse de son délire de restriction ; Parant, au contraire, saisissant
l'infinie variabilité des figures du monde, multiplie infiniment le réseau
de ses propres connections.
l
se dégage toujours, hélas, une puissante hostilité dans
l'analyse descriptive d'un texte, une violence saugrenue qui consiste à
appliquer les lois de la mécanique à un objet dont elle ne constitue
pas les règles. Je dois préciser à quel point ce qui apparaît
dans ce court essai n'être qu'un assommant régime de pompes, de
courant alternatif, de va-et-vient d'une navette sur un métier à
tisser, repose en vérité sur la mise en évidence de la
fragilité d'un tel système, car c'est la fonction critique des
textes de Parant que de mettre en péril l'hallucination ordinaire que
constitue une grille de lecture du monde.
Précisons aussi que la seule
fonction impérative de la binarité, chez lui, est métrique
: en effet, les phrases suivies ou les paragraphes repris à un accroc
dans la couture, les jeux d'opposition radicale entre le jour et la nuit, les
mains et les yeux, l'humanité et l'animalité, ne doivent rien
à un dispositif fonctionnel d'inversion du sens, une vérité
quelconque relayée par son contraire... si l'on se penche attentivement
sur chaque texte, on verra combien, défiant toutes la logique des doubles
négations, ces polarités relayées finissent par défier
tout rationalisme pour préférer une répartition du souffle...
une géométrie dans laquelle les miroirs, à force de se
redoubler, s'engouffrent physiquement les uns dans les autres, font éclater
l'idée mathématique d'un point d'origine. D'où vient la
question, d'où part le verbe, et où nous conduit-il? c'est la
seule interrogation valable, sans doute, en ceci qu'elle détient le véritable
pouvoir de nous faire taire. La raison de ce paradoxe est à trouver dans
l'idée même que la pratique littéraire (ou artistique) enseigne
surtout celui qui s'y adonne... C'est pour Parant l'occasion unique, à
chaque ligne supplémentaire, de toucher le monde par au moins un endroit;
ainsi, comme chacun d'entre nous, il se le rend saisissable en écrivant.
ne
question, qui se pose incongrument pour toute écriture, trouve dans la
forme même du texte chez Parant une curieuse solution, un élément
de réponse, hélas ou heureusement, exclusivement applicable à
lui : où s'est trouvée, à un certain moment, la motivation
à écrire? Passée l'impression d'un abus de psychologisme
de l'origine, la réponse tombe assez rapidement pour n'importe quel autre
narrateur : même si on sait rarement comment ça se poursuit et
quelles formes ça peut prendre, on a plus ou moins en tête l'éventail
des motivations. Mais s'il s'agit -le plus grossièrement- de nous convaincre,
il est plus délicat de savoir de quoi exactement Parant voudrait, lui,
nous convaincre... Ici la question est éliminée, en quelques sortes,
par la plus inouïe des mobilités... Parant semble avancer comme
on traverserait une étendue d'eau sans limites : avec seulement deux
pierres, prenant celle qui était derrière soi pour la placer devant
celle sur laquelle on se trouve. Le plus étonnant, et c'est encore un
caractère d'exclusivité Parantienne, c'est qu'il passe ainsi au-dessus
du vide sans angoisse.
On finirait par vouloir le fliquer,
plutôt, pour lui trouver un mobile.