Oolong
La tombe - XXV -

Récit-album, c'est à dire une série d'instantanés plutôt qu'une histoire. Chaque bloc relativement indépendant des autres, mais s'y reliant par un «air de famille» [...]
Ce roman est feuilletonné à l'occasion de sa publication dans Le Terrier. Voici la vingt-cinquième et dernière partie, présentée aux lecteurs le lundi 9 aout.

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Le cimetière

Très tôt alors, promenant alors mon corps seul dans les rues de Cambridge, et juché dessus mon esprit, au hasard des rues de Cambridge, hors toute idée de destination. En même temps dans ma promenade plongé et véritablement saisi par les pensées que m'inspirait la recherche de mon ami O aussi bien que toute sa personnalité, cette personnalité elle-même si étroitement liée à sa recherche et d'une certaine façon à l'histoire commune qui nous liait depuis des années avant sa mort volontaire et qui me liait encore sans aucun doute pour ma part après sa mort volontaire et qui l'avait conduit, lui, vers sa recherche, et moi par mon dilettantisme vers des travaux de correction purement alimentaires qui étaient aussi sans doute ce que je réussissais de mieux et ce à quoi je mettais le plus d'ardeur, et vers ce travail d'écriture qui ne m'apparaissait jamais que comme la traduction d'un texte déjà produit par un autre mais dans une langue que moi seul connaissais, sans en percevoir forcément toutes les nuances, mais que j'étais le seul à pouvoir traduire, la privant ainsi des chances qu'un autre traducteur, moins maladroit que moi puisse se saisir de nouveau de ces mêmes textes et en faire une meilleure interprétation que la mienne, et cette promenade me ramenait sans cesse à comparer la grande valeur de mon ami O, et pas seulement de sa recherche, mais aussi de tous ces exemples d'intelligence avec nous et avec Juliette et avec moi, toutes ces bonnes choses qu'il avait laissées derrière lui, avec la valeur absolument insignifiante de mes travaux de correcteur dans lesquels je mettais pourtant toute mon énergie, en ayant le sentiment d'accomplir quelque chose d'essentiel et avec la valeur suspendue indéfiniment de mon travail d'écriture qui restait dans l'inaveu d'une traduction et dans la suspension due à l'espoir de trouver un meilleur mot, sans cesse un meilleur mot. Et je me retenais sans cesse à chaque pas dans la teneur de cette comparaison entre lui et moi, et dans l'impression que en me cédant ses travaux sous forme de carnets, en me destinant au moment de sa mort volontaire ces carnets de notes sur lesquels se développait depuis des années et des années sa recherche, il avait encore essayé comme lors de nos discussions de m'apporter un point de comparaison sur la nature respective de nos travaux et sur le fait que je ne me tenais, comme il se plaisait à me le répéter, « pas si loin de ce qu'il cherchait lui-même à exprimer ou à découvrir à l'intérieur de (sa) recherche » et ce même si l'écart entre ses travaux et les miens ne cessait de s'accroître et de se manifester à mes yeux comme un écart qu'aucune pensée ou aucune question ne saurait d'aucune façon réduire du fait de la singularité totale de ses travaux et de la banalité souvent affligeante des miens. Et dans ce chemin et ces pas, avec ces pensées qui se reformulaient sans cesse, je regardais en même temps les arbres qui bordent les rues à Cambridge ou qui dépassent par-dessus les murs des propriétés comme s'ils appartenaient tout de même à la rue mais jamais de façon tranchée, seulement comme des excroissances d'arbres, comme des parcelles d'arbres qui ne seraient jamais vraiment la propriété du regard du passant mais seulement là comme des bras jetés pour signaler que de l'autre côté du mur il serait possible de rencontrer un arbre soit d'une espèce rare soit représentant particulièrement accompli d'une espèce commune et déjà connue, mais qui serait par la réalisation proprement exceptionnelle de l'individu comme s'il constituait à lui tout seul une espèce, de par l'achèvement d'un genre, de par sa réalisation totale et son incarnation proprement idéale de l'espèce. Et le souci de voir ces arbres, de ne pas passer à côté d'eux sans les regarder, de leur accorder à chacun un moment d'attention pour me donner la chance, chance proprement phénoménale et dont j'avais toujours apprécié la survenue comme me permettant de voir le monde de nouveau alors que j'ai une perpétuelle tendance à l'oublier et à faire comme s'il n'avait plus rien à m'apporter, ce souci me tenait étroitement attaché à la rue dans une balancement entre cet attachement et cet ancrage et les pensées concernant mon ami O et sa recherche.

Et tout en perpétuant ce rapport à la recherche de mon ami O et aux arbres que je croisais dans les rues presque à chaque pas, je me retrouvai devant la porte d'un cimetière qui était celui où se tenait la tombe de W, le philosophe qui avait tellement influencé les travaux et la recherche, et avant tout la vie, de mon ami O, d'une influence proprement incroyable qui l'avait poussé d'abord à réformer son mode d'existence comme il nous l'avait lui-même expliqué il y a plusieurs années, puis à changer ses façons de s'exprimer, puis à s'engager dans la recherche, toutes décisions et évolutions qui s'étaient produites en même temps que leur perpétuel commentaire constitué des nuits et des nuits de discussions que lui et moi et quelques autres avions eues, nuits où à vrai dire personne n'aurait été capable de résumer simplement la teneur des propos échangés alors que nous savions tous très bien, avec une lucidité totale, qu'il n'y était question que de commenter et d'une certaine façon d'expliquer (mais cette explication ne peut en aucun cas se comparer à une justification ni à une quelconque tentative de nous convaincre, O était à des milliers de lieues d'avoir ne serait-ce que la tentation de nous convaincre, et l'aurait-il eue que je pense qu'il se serait enfui et ne nous aurait plus jamais revu tant une telle violence comme l'acte de chercher à convaincre son interlocuteur de quoi que ce soit lui semblait intolérable et devant être fuie « plus que la peste » comme il le disait lui-même en parodiant Héraclite) ces transformations et ces évolutions et ces refus qui caractérisaient la démarche de O au fur et à mesure que progressait sa familiarité avec la pensée de W. Bien entendu cette lucidité quant à l'unique sujet qui nous tenait ainsi des nuits et des nuits à discuter sans jamais que l'un d'entre nous hausse même imperceptiblement le ton aurait pu nous rendre envieux de O ou nous donner le sentiment que notre vie à tous et toute entière pour chacun d'entre nous ne tournait qu'autour de celle de O ou du moins qu'autour du travail de pensée qu'il développait jour après jour, cette lucidité aurait pu d'une certaine façon nous tenir à l'écart de nous-mêmes en pensant que seul O captait notre attention et que du coup notre vie de l'esprit ne prenait plus son sens que d'être un satellite de la sienne, que sa vie, par sa densité, nous aspirait et que sa pensée nous enveloppait jusqu'à ne faire de nous que des champs d'expansion pour certaines des pensées qu'il n'avait pas lui-même le temps de conduire et qu'il nous confiait, certain que nous les porterions le temps nécessaire pour les explorer et pour ensuite revenir vers lui et au cours de ces nuits de discussion lui en rendre compte au fil de nos échanges avec lui et que lui finalement en tirerait la certitude soit d'une impasse soit d'un chemin à parcourir lui-même.
Mais il n'en était jamais ainsi, et il nous eut semblé totalement déplacé de même l'envisager, connaissant comme nous le connaissions notre ami O qui était d'une part la personnalité morale la plus élevée que nous ayons les uns comme les autres jamais rencontré, une personnalité d'une force morale tellement stupéfiante pour nous tous qu'elle faisait l'objet d'un accord qui se passait de mots sur sa rectitude et sur l'absolue absence de tout calcul à notre égard, absence de calcul que nous n'exprimions même pas entre nous tant elle allait de soi, et qui était d'autre part aussi d'une rectitude intellectuelle absolument sans faille, sans ces petits accrocs qui nous menaient parfois à considérer comme des canailles ceux de nos professeurs que nous estimions par ailleurs le plus pour la qualité de leur discours intellectuel mais qui se signalaient parfois à nous par ces sortes de bassesses de l'esprit qu'étaient par exemple leurs tentatives d'exploiter notre admiration et notre bonne volonté à leurs propres fins dans le cadre d'un travail qu'ils nous demandaient non pas pour nous permettre de progresser mais uniquement pour préparer l'une de leurs prochaines interventions ou encore qui nous humiliaient parfois durant un cours uniquement pour marquer les distances qui devaient exister entre eux et nous puisqu'ils étaient professeurs et nous élèves, traits dont notre ami O de par son élévation morale était totalement dépourvu, et qui d'autre part n'abandonnait jamais une pensée à l'un ou à l'autre pour s'en débarrasser et pour que celui-ci fasse en quelque sorte le chemin à sa place, mais uniquement parce qu'il se sentait incapable de mener cette branche de pensée à bien du fait de son caractère et des idiosyncrasies de son esprit (comme il les nommait) ou encore parce qu'il ne se faisait pas lui-même confiance et qu'il comptait sur la confrontation du double résultat entre la démarche mentale de l'un de ses amis et la sienne propre pour vérifier que le chemin de pensée et d'hypothèse qu'il avait conduit avait un sens et une valeur. Ainsi il ne se déchargeait pas sur nous des tâches pénibles, mais soit restait aux frontières par impuissance et attendait avec anxiété le résultat de ce fragment de pensée qu'il avait confié à l'un d'entre nous, et dont il ne doutait jamais le moins du monde que l'ami en question le conduirait à bien avec ses propres ressources, soit accompagnait l'un de nous sur un chemin mais en veillant à ne jamais interférer avec lui de telle façon qu'il put le décourager par un doute ou le contrarier par un désaccord inutile, et dans tous les cas, il n'envisageait de se conduire ainsi et de confier à l'un de nous l'une de ces hypothèses de réflexion et de travail que dans la mesure où chacun de nous y étions totalement prêts pour avoir déjà expérimenté à de nombreuses reprises à quel point il ne s'adressait à l'un ou à l'autre de nous avec une telle proposition que dans l'intention de lui permettre de parvenir à une conclusion ou à une élaboration qui soit parfaitement la sienne et qui le serve dans son développement, dans son « amélioration de soi-même » comme disait lui-même O en insistant sur le fait que cette amélioration de soi-même était bien entendu la seule occupation qui possédât un sens dans le travail de pensée qu'il menait et qu'il nous invitait à mener avec lui sous la forme de cette hospitalité sans partage qui ne demandait jamais rien en retour.

Et je me souviens très bien qu'une des sources de cette attitude avait été d'une certaine façon qui reste obscure pour moi mais qui m'inspire un profond respect, la rencontre de O avec les textes de ce même W dont la tombe devait se trouver quelque part dans ce cimetière devant lequel ma promenade m'avait conduit. Et cette découverte avait marqué de façon décisive le début de ces nuits de discussion que nous tenions dans l'un ou l'autre de nos logements et que nous avons depuis toujours poursuivies de façon régulière jusqu'à ce que la mort volontaire de mon ami O rende impossible ces rencontres qu'il ne nourrissait plus des questions et des propositions que lui inspiraient sa recherche et qui constituaient le fondement et le ciment de ces moments de communauté.

Je faisais encore des pas, la grille passée, sur le sol du cimetière anglais, cette fois-ci, avec encore des arbres autour de ma promenade et avec ma promenade, et avec cette particularité des cimetières anglais qui ne respirent pas l'horreur impossible du regard bloqué propre aux cimetières continentaux où l'obsession, la seule obsession, semble d'enfermer encore les morts une fois qu'ils sont morts, non seulement dans la terre, mais encore dans la pierre, et particulièrement dans cette verticalité de la pierre particulièrement morbide, comme si, en plus d'avoir couché les cadavres de tout leur long dans la terre et dessous la terre, il fallait à la fois les empêcher de ressortir, en les couvrant d'une pierre, et encore leur donner un semblant de mémoire de ce qu'ils avaient été dans la vie en tant qu'hommes debout, mais en plus en les assignant à résidence sous une pierre verticale qui ne fait que copier, malheureusement - et pour marquer la plus grande morbidité encore du rituel de mort - le souvenir de ce que les hommes ont été d'abord lorsqu'ils se tenaient debout, et dans une parodie qui rend la mort encore plus insupportable et dérisoire, et qui n'évoque pas le repos, la possibilité de la fin, mais cette seule gravité triste de la pierre droite et lisse sur laquelle le nom.

J'avais ici les pensées de mon ami O et mes pas, et ces tombes très basses, voire réellement au niveau du sol, au niveau qui me semble être la mesure et l'organisation la plus appropriée de la mort, et non pas, comme c'est l'habitude par chez moi, la mise en scène de la mort et du corps disparu, de telle façon qu'il n'apparaisse pas comme vraiment disparu, mais qu'il reste et blesse le regard, et qu'il confine le mort dans des rangées, sans même lui laisser la jouissance du ciel qui passe au-dessus de lui, ces tombes sur lesquelles glissaient mes yeux et qui ne les enfermait pas. J'ai toujours éprouvé une répulsion absolument infinie pour les cimetières de la ville, et pour tous les cimetières similaires, partout où je suis passé ; une répulsion provoquée sans aucun doute par la lucidité avec laquelle ces cimetières donnent à voir, de façon claire et tranchée et sans la moindre ambiguïté, que la conception de la mort qui y a cours est le prolongement d'une conception de la vie qui respire et sue encore plus l'horreur que la première, une conception de la vie d'une étroitesse et d'une méchanceté proprement insoupçonnables, mais sans cesse à l'oeuvre dans chacune des décisions prises au sein de ces sociétés, mais aussi dans chacun des gestes de chacun de ses habitants, et jusque dans chaque pensée elle aussi terriblement enfermée d'avance dans les carcans les plus insupportables. Toujours j'ai haï et détesté ces cimetières - que je fréquente d'ailleurs beaucoup, car ils sont l'un des très rares et des derniers lieux de calme authentique qui ne soit pas encore envahi - pour l'image des hommes dans la mort qu'ils reversaient au visiteur, cette image d'alignement, d'ordre déplorablement facile et stupide imposé aux morts comme il est imposé aux vivants, mais aussi cette image de compétition entre les tombes, et ce besoin de se différencier uniquement dans cela qui est le plus terriblement futile et dérisoire, comme une pierre tombale, ou des fleurs artificielles, le besoin de se démarquer dans la mort par les signes d'une stupidité insigne, et qui n'apportent rien, ni aux morts, ni aux vivants, et ne font qu'illustrer l'immonde solidarité que vivants et morts entretiennent dans cette exaltation proprement débile de la parure que rien ne parvient à faire cesser pas même la mort.

Mais ici dans ce cimetière de Cambridge, rien de tel, aucun énervement de cette sorte puisque en plus d'être composé uniquement de pierres tombales très basses, en fait courant sur le sol et s'en élevant de quelques centimètres tout au plus, et toutes quasiment similaires dans leur sobriété, la seule différence appréciable résidant seulement pour certains dans les différents types de pierres utilisées, c'est-à-dire non pas de ces coûteux et laids marbres gris, mais ici seulement dans les variations infimes et infinies en même temps du granit très simple qui était employé, dans ces variations absolument naturelles qui caractérisent la pierre lorsqu'elle est taillée, variations qui produisaient une diversité au sein de l'uniformité de ce lieu, diversité parfaite car tout à fait similaire à celle des arbres et des essences d'arbres et des individus représentant une même espèce et qui paraissent d'abord ne varier que par des écarts imperceptibles, jusqu'à ce que l'oeil exercé prenne la pleine conscience de la richesse infinie de ces infimes variations et qu'il détaille et perçoive les caractéristiques particulières de chaque individu au sein de l'espèce plutôt que de chercher sans cesse l'absolue originalité, attitude qui n'est souvent que le fait de la pauvreté de l'esprit. En plus de cette composition de pierres toutes presque similaires mais pas tout à fait, dans ce pas tout à fait résidant un charme immense, le cimetière offrait à l'oeil le charme encore de ses légers vallonnements et celui des nombreux arbres qui y avaient été plantés et qui, comme c'est toujours le cas de ce côté de la Manche, semblaient n'avoir fait l'objet d'autre soin que de les laisser pousser avec la plus totale liberté, leur laissant ainsi la plus totale liberté de se développer comme individus membres de l'espèce. Et j'étais dans cet état d'esprit, entre le plaisir de ce beau lieu et le souvenir ému de mon ami O, et j'entreprenais de chercher la tombe de W en m'imaginant d'une certaine façon le faire en hommage à mon ami O, comme en hommage à W, et aussi comme une façon de me souvenir ou de faire l'effort mental qui me conduirait à ne pas oublier l'immense travail de W et l'immense travail de O et la façon dont tous deux devaient avoir eu une influence déterminante sur ma vie, et devraient, même titubant, continuer à l'exercer, même O mort, même W, depuis longtemps, mort.

J'étais dans cette attitude stupéfiante de devoir chercher à trouver la tombe de W, cette tombe dont je ne savais rien. Et, aussitôt engagé dans la recherche de la tombe de W, la stupidité sans fond de cette démarche, qui la condamnait à l'avance à ne pouvoir s'avancer que vers un échec ridicule, et à me conduire moi aussi dans cet échec, sans aucun espoir d'en sortir, ni de me dégager, à mes yeux du moins, de la stupidité dont j'avais fait preuve, et qui trahissait clairement cette stupidité effarante qui me possédait presque dans chacun de mes gestes, la stupidité prétentieuse de ma démarche, prouvant à quel point ma paresse à comprendre était proprement phénoménale et inacceptable, cette stupidité m'apparut en plein, qui était que je n'avais en effet la moindre idée de la position de la tombe de W, mais encore plus que je n'avais la moindre idée de la forme d'une telle tombe, de l'aspect qu'elle pouvait avoir, et que je me trouvais donc à la recherche de quelque chose dont rien ne me permettrait de le reconnaître quand bien même on me l'eut mis sous les yeux en m'obligeant à la regarder. Il est en effet de notoriété commune, et seule mon insane paresse d'esprit avait pu me le faire oublier, cette paresse d'esprit qui me condamnait à poursuivre sans fin ces travaux de traduction sans valeur mais qui me prenaient totalement, me saisissaient totalement sans me laisser d'énergie pour quoi que ce soit d'autre présentant un semblant d'apparence d'intelligence, que la tombe de W, comme il l'exigea lui-même, ne présente nulle particularité, pas même une inscription, celle de son nom par exemple. Il tenait à éviter toute forme de publicité, toute forme de dérangement dans la mort par les touristes, et pour ce faire, il avait exigé avec la plus grande fermeté et la plus nette précision que, jamais, aucun signe distinctif ne permette de deviner quelle était sa tombe, et il avait demandé de plus à ce que sa dépouille soit inhumée ici, justement parce que ce cimetière abondait depuis longtemps en tombes dépourvues de tout signe distinctif et de toute inscription, et que la municipalité veillait avec la plus scrupuleuse obstination à ce qu'aucun plan ne permettant de modifier cet état de fait et de donner la moindre publicité aux morts ici enterrés ne soit dressé. Cette absence volontaire de tout caractère différenciant, absence choisie pour des raisons admirables et si peu habituelles dans notre époque où chacun entend faire de sa mort une occasion même de se différencier, alors que toute hypothèse de se différencier, sauf par des actions et des choix comme ceux de W, est le plus total des non-sens, et ne peut que se muer en un conformisme sans fond, cette sobriété totale qu'avait choisie d'assumer W encore au-delà de sa mort (et elle lui avait déjà de son vivant servi de guide, de fil rouge à chaque instant qu'une décision devait être prise ou qu'une pensée devait être formulée, avec le plus de simplicité possible, ce qui demandait parfois des heures et des mois de formulation, car le simple est sans commune mesure avec aucun simplisme, et demande au contraire un déroulement total et coordonné de ses divers aspects, et une exposition de ses ambiguïtés, non pas dans le but de les résoudre mais de les donner au contraire à voir de la façon la plus probante, toujours dans la pensée de W) me renvoyait à l'absolue stupidité de ma démarche, qui voulait justement briser cet anonymat et cette discrétion si clairement revendiquées, sans même comprendre qu'avant d'en ressentir un blocage moral, les précautions de W faisaient que je vivais un blocage encore plus simple, me trouvant dans l'impossibilité, dans l'impuissance même, de trouver la tombe de W que rien ne permettait de différencier d'aucune autre des tombes qui se trouvaient là, de celles du moins dont le propriétaire avait, avant sa mort, exigé que rien ne permette jamais de distinguer sa sépulture d'une autre. (cependant, il aurait aussi été possible d'imaginer un cimetière dans lequel les noms sur les tombes auraient été inversés, ou soient régulièrement redistribués d'une sépulture à l'autre, toujours dans ce souci d'assurer un anonymat total aux défunts qui souhaitaient écarter de leur souvenir tout ce qui aurait risqué de provoquer, comme c'est la coutume dans notre époque qui n'attachant aucun intérêt aux vivants s'attache de plus à les nier en vouant un culte aux morts célèbres, dans une démarche objectivement consacrée avant tout à nier la vie partout où elle risquerait de se manifester vivante, au profit de la mort, qui offre de bien meilleures options commerciales, si ce jeu avait été pratiqué dans ce cimetière, des hordes de badauds se seraient sans doute précipités ici dans le bonheur du dépit de retrouver la trace de la sépulture du grand homme (W en l'occurrence) en sachant qu'il ne s'agissait là que d'un trompe-l'oeil volontairement mis en place pour les égarer.)

Aussitôt engagé dans la recherche de la tombe de W, je compris l'innocuité de ma démarche, son manque de logique, mais surtout sa formidable prétention, et ce qu'elle signalait en moi de présence des pulsions les plus stupides et que je détestais, je compris tout cela en continuant ma promenade en apparence tranquille dans les allées de ce cimetière de Cambridge, promenade qui en elle-même, mais de façon beaucoup plus discrète, constituait la meilleure forme de visite que je pouvais faire à la tombe de W que j'étais, parvenu à ce point, incapable de trouver.

Alors je sus, je sus avec certitude, que désormais je pouvais continuer seul.