Numéro 31 (1993))

Faim de l’idylle

par Christian Prigent

Voici un jeune homme qui s’exalte : "que tout / soit nuit / devant l’amour / que l’amour même / soit nuit / que de la nuit / sorte le cri" [1]. Ce brame est pour un autre homme. Quelle audace.

Les Lettres françaises, toujours intrépides, toujours à la pointe du "non-conformisme", publient ça comme incipit d’une nouvelle Collection [2]. Quel courage.

Colette Deblé orne l’objet de lavis joliment irisés. C’est coquet, ça suggère. Que de perversité.

Rêver l’idylle du corps et de la langue peut pousser à faire de la littérature. Le langage "poétique" tente même souvent de toucher au plus réel du réel (aux corps), au plus corporel du corporel (aux sexes, à leur commerce) [3]. Guénin s’y évertue dans un pathos effusif sur fond de fantasme de "danse fusionnelle". Que le désir célébré soit homosexuel et le corps blasonné "masculin" ne change rien à l’affaire [4]. Or (Lacan disait cela, mais tout poète un peu sérieux - un peu rieur sait de quoi il s’agit) ce réel-là (le sexe) "commence là où le sens s’arrête". Voilà le défi : dire le désir sexuel, l’expérience érotique (leur in-signifiance, leur violence) et faire de cette impossible diction le support verbal d’un sens fixé dans des représentations stabilisées. Ça peut rendre un peu hagard. Plusieurs s’en remettent mal.

Guénin y va crânement : pas de langue pour le désir et le plaisir (qui vous la coupent) ? suspens du sens ? réel innommable ? Qu’à cela ne tienne : plus de mots, rien que des virgules. Après la disparition moderniste de la ponctuation dans le texte, voici la disparition du texte dans la ponctuation. Pour le coup, ça fait trou. Question indice, c’est du radical. Quelle folle témérité formelle.

Ça serait davantage qu’un gag si, à côté, l’emphase du thème de la fusion et l’élan lyrique ne venaient pas boucher les trous. Le baume de ces blessures, le liant de cet apaisement, ce sont les métaphores, omniprésentes, obstinément kitsch ("le brasier des mots", "la lumière noire du désir"…), et la poésie désastreusement convenue du lexique (le sang, le feu, la cendre, l’aube…). Il y a du mérite à tenter de tirer un peu d’émotion de ce verbalisme patheux.

Ça adhère donc éperdument au leurre. Idylle aux yeux blancs. Je t’aime, moi aussi. Tu penses, moi non plus. Comme Figure emblématique du leurre, l’habituel Bonhomme Noël des bons enfants poètes : le "corps absolu" de l’androgyne, neigeux et décoré des carottes obligatoires du mythe (unité perdue, "chair mère" et "creux d’éden"). Broderies variées sur cette figure : indécision des sexes, échange des organes, "chattes" masculines, corps de l’amant simultanément "mâle, animal, enfant, femme", etc.

Moralité :

a- Qui ne veut ou ne sait pas tire désespérément de ça - de ça qui englue les gorges d’un sanglot mélodramatique - risque toujours de n’avoir rien d’autre comme langue qu’un babil d’élégie guimauve, du Géraldy frisotté d’un frisson canaille :"je te désire, tu me désires, que sera notre amour, si je t’attends, si tu m’attends, dormons ensemble".

b- Quand le chic se veut choc, ça n’est que chochotte, tics et toc. Guénin, donc, nous fait son Rolla , un Rolla gentiment obscène (aujourd’hui ce ne sont plus des séminaristes coincés qui en noircissent leurs carnets secrets, mais des jeu-tics gens branchés qui ont lu le Journal du Voleur). Sa vision (quoi qu’il en soit de l’obligation moderne de l’orner de "bites" et de "culs") est un angélisme. Ce type d’exaltation extatique, comme disait Flaubert, "fait bien en littérature". On peut douter que ça fasse du bien à la littérature.




[1] Philippe Guénin, Tessons de Lune, avec des dessins de Colette Deblé, Les Lettres françaises / Mercure de France, septembre 1992.

[2] Dans la même : Aragon, J’abats mon jeu.

[3] En ces temps de confusion désabusée, les meilleurs ont parfois tendance à oublier, voire à s’oublier un peu. Ainsi Bernard Noël écrit sans rire (in JAVA N°9 hiver 92-93) : "La liaison du sexe et de la langue n’a guère été dévoilée". Sans blague ? On croyait pourtant avoir perçu quelque chose (en pratique) côté Sade. Bataille, Klossowski. Guyotat et… Bernard Noél et (en théorie) côté Freud, Lacan, etc. II est vrai que ces textes-là sont un peu démodés. Bon. Si rien de tout cela n’a été lu, évidemment, on comprend mieux qu’on en arrive à penser que des textes comme ceux de Philippe Guénin sont à la pointe de l’invention formelle et de la lucidité intellectuelle et qu’un journal qui prétend nous signaler aujourd’hui le nouveau, le vivant en littérature en fasse le premier modèle de sa toute neuve Collection littéraire. Qui aurait pour horizon linguistico-sexuel le bref espace ouvert entre Les Yeux d’Elsa et Le Con d’Irène, pourrait certes pâlir d’effroi et rosir d’exaltation devant Tessons de Lune. On ose espérer que peu, quand même, en sont là.

[4] Pas plus que la crudité verbale… "Toutes les audaces", dit (avec un enthousiasme à mon avis un peu démesuré) l’auteur du Prière-d’insérer. Exemple d’ audace : "ton pénis gonflé qui danse et s’allonge sur l’ orifice, suis à toi. suis toi, sans limite, tenaille de désir". Hard, non ?