Numéro 15 (1983))

De la difficulté du style

par Christian Prigent

On se rappelle les catégories de Vico : il y a la langue "vulgaire" (celle de l’usage, celle aussi des romans à succès et des poèmes bouche-trous) et, à travers, à côté, la dimension "hiéroglyphique" (la langue "muette", tracée, corporelle et "divine") et la dimension "symbolique" (la parole "poétique", spontanément orale et psalmodiée).

Ce qu’écrit Eric Clémens prend ce dispositif de plein fouet : traversée du mur de langue "vulgaire" (le bloc signifiant gris) par réinvestissement, dans le geste écrit, du hiéroglyphique et du symbolique. D’où sa double préoccupation : l’éclatement typographique sur l’écran paginal et l’accélération des articulations sonores vers une issue pour la voir (et, éventuellement, la performance orale). Cette articulation typographie/sonorité reste très énigmatique, quoique caractéristique d’une certaine modernité (Dada et les Futurismes en ont donné des versions exemplaires). Clémens affronte cette énigme de la façon la moins anecdotique qui soit. D’où la force du bref livre qu’il vient de publier à "Carte Blanche".

Tenir la double instance typographie éclatée/ scansion sonore consiste d’abord pour lui en une reprise de l’effort mallarméen : d’un côté la spatialité du "Coup de Dé" ; de l’autre, "l’ouïe à la génératrice", l’écoute de ce qui monte, énergétique et psalmodié, dans toute manipulation verbale un peu (trop) assidue. D’où le titre, supplément au "Coup de Dé" : "Un coup de défaire" . Où se mesure le retournement, vers la négativité : l’écriture comme mécriture, travail de deuil, défection plus que production. Soit : "un coup de dé(faire), jamais, n’anoblira le bazar".

D’où aussi la lenteur du travail. Ce qu’on lit aujourd’hui est le résultat d’un long effort de trituration verbale (dont les premières traces parurent dans "Change" il y a plus de douze ans !). "Éclats d’écrits", donc ; "blocs ici bas chus d’un désastre obscur" ; archipel de langue lié par des courants plus sonores que sémantiques. Le Temps, en l’occurrence, ne compte pas pour rien : il mesure la portée d’un "longtemps" du style, que formule un dérapage calculé du fameux incipit proustien : "Longtemps je me suis coupé de bons heurts". Heurs et malheurs du sujet dans sa langue, heurts de l’expérience et de la langue (dès que ça écrit et se couche tard), coupures du réel dans la ligne symbolique : voilà le temps (le tempo) de l’écriture. Forcément lent, long, obsessionnel et torturé : à la mesure de l’effrayante résistance qu’il faut opposer à l’assujettissement que la langue machine (à la transformation sociale des individus en sujets). S’il y a style, il a la forme que lui donne la violence lente de cette résistance. Contre l’imbécillité de l’idée courante du style (une aisance talentueuse), Clémens fait explicitement et implicitement éprouver la difficulté qui fonde un style, le style comme malaise, comme cruauté ; l’arrachement d’une voix à une difficulté d’élocution ou d’articulation ; le passage râpeux du geste écrit dans l’ordre halluciné-souple du symbolique.

Ce qu’il s’agit de défaire, c’est le mur de langue, le bloc opaque et atone : les Noms, leur alignement, leur tableau, leurs renvois métaphoriques au Même. D’où l’arme stylistique principale de Clémens : le dérapage phonique, le dévidement en lapsus des contiguïtés sonores (une sorte de métonymie généralisée) : "masse berge ôte/ machurent l’argot/ masquent se troquent/ marges corps tus/ qu’ débord’ l’allergie des morts" .

Au plus vif des noms, le Nom, celui du Père. D’où : défaire d’ego. Le jeu est, in fine, l’éclatement, sans clémence, du Je. Un jeu de dégomme ego, pulvérisé et redistribué en rythmes-sons. L’anagramme (décomposition et recomposition) est la figure rhétorique essentielle à l’opération : "mis en cerclé/ ec silenc rem/ cri lec semen". La voix de l’écrit énonce le non du Nom, le nom du Non. "Le sperme n’a jamais aucune fixité". Et, dans les exemplaires illustrés du livre, ce glissement infixable croise superbement le tracé à la fois paraphé et éclaboussé des "mâts-calendriers" de Bernadette Février. Mâts-signatures, Temps compté dans l’espace, pulvérisation colorée et sonore. De dérapages phoniques en flashs de pensée dépensée ("omnis determinatio est fellatio"), un autre sujet prononce son nom, hors d’anciens calculs, remâchant ses cailloux, dans une motilité abstraite, énergétique et scandée, qui est son style : son inhumanité sans éponyme, jazzée de bulles de sens et propulsée dans un espace où les figures, comme à la fin du Paradis dantesque, sont dissoutes : "II n’y a rien à voir".

A propos d’Un Coup de Défaire D’Ego d’Eric Clémens, éd. Carte Blanche. Avec des peintures de Bernadette Février.