1. L'industrie Culturelle
transcription de Thomas Deville
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Conférence de Theodor Adorno pour l'université radiophonique
internationale, sur l'industrie culturelle ; 1ère diffusion les
21 et 28 septembre 1963
Il semble bien que le terme d'"industrie culturelle" ait été
employé pour la première fois dans le livre Dialektik der
Aufklärung que Horkheimer et moi avons publié en 1947 à
Amsterdam. Dans nos ébauches, il était question de "culture
de masse". Nous avons abandonné cette dernière expression
pour la remplacer par "industrie culturelle", afin d'exclure
de prime abord l'interprétation qui plaît aux avocats de
la chose ; ceux-ci prétendent en effet qu'il s'agit de quelque
chose comme une culture jaillissant spontanément des masses mêmes,
en somme de la forme actuelle de l'art populaire.
Or, de cet art l'industrie culturelle se distingue par principe.
Dans toutes ses branches on confectionne plus ou moins selon un plan de
produit qui seront étudiés pour la consommation des masses
et qui déterminent par eux-mêmes dans une large mesure cette
consommation. Les diverses branches se ressemblent de par leur structure,
ou du moins s'emboîtent les unes dans les autres. Elles s'additionnent
presque sans lacune pour constituer un système, cela grâce
aussi bien aux moyens actuels de la technique qu'à la concentration
économique et administrative. L'industrie culturelle, c'est l'intégration
délibérée, d'en haut, de ses consommateurs. Elle
intègre de force même les domaines séparés
depuis des millénaires de l'art supérieur et de l'art inférieur,
au préjudice des deux.
L'art supérieur se voit frustré de son sérieux par
la spéculation sur l'effet ; à l'art inférieur, on
fait perdre par sa domestication civilisatrice l'élément
de nature résistante et rude qui lui était inhérent
aussi longtemps que l'inférieur n'était pas entièrement
contrôlé par le supérieur. L'industrie culturelle,
il est vrai, tient sans conteste compte de l'état de conscience
et d'inconscience des millions de personnes auxquelles elle s'adresse
; mais les masses ne sont pas alors le facteur premier mais un élément
secondaire, un élément de calcul accessoire de la machinerie.
Le consommateur n'est pas roi, comme l'industrie culturelle le voudrait,
il n'est pas le sujet de celle-ci mais son objet. Le terme de "mass
media" qui s'est imposé pour l'industrie culturelle ne fait
que minimiser le phénomène. Cependant, il ne s'agit pas
des masses en premier lieu, ni des techniques de communications comme
telles, mais de l'esprit qui leur est insufflé, à savoir
la voix de leurs maîtres. L'industrie culturelle abuse de prévenances
à l'égard des masses pour affermir et corroborer leur attitude
qu'elle prend a priori pour une donnée immuable ; est exclu tout
ce par quoi cette attitude pourrait être transformée ; les
masses ne sont pas la mesure, mais l'idéologie de l'industrie culturelle,
encore que cette dernière ne puisse exister sans s'adapter.
Les marchandises culturelles de l'industrie se règlent, comme
l'ont dit Brecht et [+Suhrkamp] il y a déjà trente ans,
sur le principe de leur commercialisation et non sur leur propre contenu,
de sa construction exacte. La praxis entière de l'industrie culturelle
applique carrément la motivation du profit aux produits autonomes
de l'esprit. Depuis qu'en tant que marchandises sur le marché ces
produits font vivre leur auteur, ils en étaient quelque peu contaminés
; mais ils ne s'efforçaient d'atteindre un profit que médiatement,
à travers leur réalité propre. Ce qui est nouveau
dans l'industrie culturelle, c'est le primat immédiat et avoué
de l'effet, très étudié dans ses produits les plus
typiques. L'autonomie des œuvres d'art qui, il est vrai, n'a presque
jamais existé de façon pure et a toujours été
empreinte de la recherche de l'effet, se voit à la limite abolie
par l'industrie culturelle. Il ne faut pas en accuser ici une volonté
consciente de ses promoteurs ; bien plutôt, il faudrait faire dériver
le phénomène de l'économie, de la recherche de nouvelles
possibilités de faire fructifier le capital dans les pays hautement
industrialisés. Les anciennes possibilités deviennent de
plus en plus précaires du fait de ce même processus de concentration,
qui de son côté rend seul possible l'industrie culturelle
en tant qu'institution puissante. La culture, qui d'après son propre
sens non seulement obéissait aux hommes, mais toujours aussi protestait
contre la condition sclérosée dans laquelle ils vivent —
et par là les honorait — cette culture, par son assimilation
totale aux hommes, se trouve intégrée à cette condition
sclérosée; ainsi elle avilit les hommes encore une fois.
Les productions de l'esprit dans le style de l'industrie culturelle ne
sont plus aussi des marchandises, mais le sont intégralement.
Ce déplacement est si énorme qu'il produit des qualités
entièrement nouvelles. En définitive l'industrie culturelle
n'est même plus obligée de viser partout un profit immédiat
(ce qui était sa motivation primitive). Le profit s'est objectivé
dans l'idéologie de l'industrie culturelle, et parfois s'est émancipé
de la contrainte de vendre les marchandises culturelles qui, de toute
façon, doivent être consommées. L'industrie culturelle
se mue en public relations, à savoir la fabrication d'un good will,
tout court, sans égard à des producteurs ou des objets de
vente particuliers. On s'en va chercher le client pour lui vendre un consentement
total et sans réserve, on fait de la réclame pour le monde
tel qu'il est, tout comme chaque produit de l'industrie culturelle est
sa propre réclame. En même temps, néanmoins, on conserve
les caractères qui primitivement appartenaient à la transformation
de la littérature en marchandise.
Si quelque chose au monde a son ontologie, c'est bien l'industrie culturelle,
table de catégories fondamentales rigidement conservées,
ainsi qu'en témoigne par l'exemple le roman commercial anglais
à la fin du 17ème siècle et au début du 18ème
siècle. Ce qui dans l'industrie culturelle se présente comme
un progrès, le sempiternel nouveau qu'elle offre, demeure dans
toutes ses branches le changement vestimentaire d'un toujours pareil ;
la variété couvre un squelette qui connaît aussi peu
de changement que la motivation du profit elle-même depuis son ascension
à l'hégémonie sur la culture. Du reste, on ne doit
pas prendre à la lettre le terme d'industrie ; il se rapporte à
la standardisation de la chose même, par exemple la standardisation
du western connue de chaque spectateur de cinéma, et à la
rationalisation des techniques de distribution, mais il ne se réfère
pas strictement au processus de production. Alors que celui-ci, dans le
secteur central de l'industrie culturelle (à savoir le film) se
rapproche de la méthodologie technique, grâce à une
division du travail très poussée, grâce à la
séparation de ceux qui travaillent et des moyens de production
(cette séparation s'exprime dans le conflit éternel entre
les artistes travaillant dans l'industrie culturelle et les potentats
de celle-ci), on conserve pourtant, dans d'autres secteurs de l'industrie
culturelle, des formes de production individuelles. Chaque produit se
veut individuel. L'individualité elle-même sert au renforcement
de l'idéologie, du fait que l'on provoque l'illusion que ce qui
est chosifié et médiatisé est un refuge d'immédiateté
et de vie.
Cette idéologie fait appel surtout au système des vedettes
emprunté à l'art individualiste. Plus toute cette sphère
est déshumanisée, plus elle fait la publicité pour
les "grandes" personnalités, et plus elle parle aux hommes
avec la voix éraillée du loup déguisé en grand-mère.
Cette sphère est industrielle dans le sens, les sociologues l'ont
bien vu, de l'assimilation à des formes industrielles d'organisation
- même là où l'on ne produit pas comme la rationalisation
du travail dans les bureaux - plutôt que par une production véritablement
rationnelle du point de vue technologique. C'est pour cette raison que
les mauvais placements de l'industrie culturelle sont aussi extrêmement
nombreux et plongent ceux de ces secteurs qui sont dépassés
par de nouvelles techniques dans des crises qui sont rarement des chemins
vers le mieux. D'un autre côté, dès qu'ils veulent
s'assurer contre la critique, les promoteurs de l'industrie culturelle
se plaisent à alléguer que celle qu'ils fournissaient n'est
pas de l'art mais de l'industrie. Le concept de technique qui règne
dans l'industrie culturelle n'a de commun que le nom avec celui qui vaut
dans les œuvres d'art.
Celui-ci se rapporte à l'organisation immanente de la chose, à
sa logique interne. Au contraire, la technique de l'industrie culturelle,
technique de distribution et de reproduction mécanisée,
reste pour cela toujours en même temps extérieure à
son objet. L'industrie culturelle a son support idéologique en
ceci qu'elle se garde minutieusement de tirer toutes les conséquences
de ses techniques dans ses produits. Elle vit, en quelque sorte, en parasite
sur la technique extra-artistique de la production des biens matériels,
sans se préoccuper de l'obligation que crée le caractère
positif de ces biens pour la construction intra-artistique, mais aussi
sans égard à la loi formelle de la technique artistique.
Il en découle le mélange, si essentiel pour la physionomie
de l'industrie culturelle, de stream lining, de précision et de
netteté photographique d'une part, de l'autre de résidu
individualiste, d'atmosphère, de romantisme fabriqué et
déjà lui-même rationalisé. Si on adopte la
définition de Walter Benjamin, la définition de l'œuvre
d'art traditionnelle par l'aura, par la présence d'un non-présent,
alors l'industrie culturelle se définit par le fait qu'elle n'oppose
pas autre chose de façon nette à cette aura, mais qu'elle
se sert de cette aura en état de décomposition comme d'un
halo fumeux. Ainsi elle se convainc immédiatement elle-même
de sa monstruosité idéologique.
En se référant à la grande importance de l'industrie
culturelle pour la formation de la conscience de ses consommateurs, il
est entre-temps devenu monnaie courante parmi les politiciens de la culture,
et aussi chez les sociologues, de mettre en garde contre sa sous-estimation.
Ils proposent de s'abstenir de toute attitude suffisante et de la prendre
au sérieux. En effet, l'industrie culturelle est importante en
tant que facteur de l'esprit aujourd'hui dominant. Vouloir sous-estimer
son influence par scepticisme à l'égard de ce qu'elle transmet
aux hommes serait faire preuve de naïveté. Mais l'exhortation
à la prendre au sérieux est suspecte. Du fait de son rôle
social, on élude des question embarrassantes sur sa qualité,
sur sa vérité ou non-vérité, des questions
sur le niveau esthétique de son message. On reproche aux critiques
de se retrancher dans une tour d'ivoire ; mais il convient d'abord de
souligner l'ambiguïté, qui passe inaperçue, de l'idée
d'importance. La fonction d'une chose, concernât-elle la vie d'innombrables
individus, n'est pas caution de son rang. Confondre ce fait esthétique
et ses vulgarisations ne ramène pas l'art en tant que phénomène
social à sa réelle dimension, mais sert souvent à
défendre quelque chose qui est contestable de par ses conséquences
sociales. L'importance de l'industrie culturelle dans l'économie
psychique des masses ne dispense pas de réfléchir à
sa légitimation objective, à son en-soi, mais au contraire
y oblige. La prendre au sérieux en proportion de son rôle
incontesté signifie la prendre critiquement au sérieux,
non pas désarmé devant son monopole.
Chez les intellectuels qui veulent s'accommoder de ce phénomène
et qui cherchent à concilier leurs réserves à l'égard
de l'industrie culturelle avec le respect de cette puissance, un ton d'indulgence
ironique s'est installé. Nous savons, disent-ils, ce qu'il en est
de tout cela, ce qu'il en est des romans-feuilletons, des films de confection,
des spectacles télévisés à l'intention des
familles et délayés pour en tirer des séries d'émissions,
et ce qu'il en est des parades de variétés, des rubriques
de l'horoscope et du courrier du coeur. Mais tout cela est inoffensif
- et d'ailleurs démocratique - parce qu'obéissant à
une demande, il est vrai, préfabriquée. De plus, cela produit
toutes sortes de bienfaits, par exemple par la diffusion d'information
et de conseils. Or, ces informations sont assurément pauvres, ou
insignifiantes, comme le prouve toute étude sociologique sur une
chose aussi élémentaire que le niveau d'information politique,
et les conseils qui se dégagent des manifestations de l'industrie
culturelle sont de simples futilités, ou pire encore. L'ironie
mensongère qui s'est installée dans le rapport des intellectuels
bénis-oui-oui et de l'industrie culturelle n'est nullement limitée
à ce groupe. On peut supposer que la conscience des consommateurs
est elle-même scindée, placée qu'elle est entre la
plaisanterie règlementaire que leur prescrit l'industrie culturelle
et la mise en doute à peine déguisée de ses bienfaits.
L'idée que le monde veut être trompé est devenue plus
vraie qu'elle n'a sans doute jamais prétendu l'être. Non
seulement les hommes tombent, comme on dit, dans le panneau pourvu que
cela leur apporte une satisfaction si fugace soit-elle même, mais
ils souhaitent même cette imposture tout conscients qu'ils en sont,
s'efforçant de fermer les yeux et approuvant dans une sorte de
mépris de soi ce qu'ils subissent et dont ils savent pourquoi on
le fabrique. Sans se l'avouer, ils pressentent que leur vie leur devient
tout à fait intolérable sitôt qu'ils cessent de s'accrocher
à des satisfactions qui, à proprement parler, n'en sont
pas.
Mais aujourd'hui, la défense astucieuse de l'industrie culturelle
glorifie comme un facteur d'ordre l'esprit de l'industrie culturelle que
l'on peut sans crainte appeler idéologie. Ses représentants
prétendent que cette industrie fournit aux hommes, dans un monde
prétendument chaotique, quelque chose comme des repères
pour leur orientation, et que de ce fait elle serait déjà
acceptable.
Ceux qui tiennent ce langage sont généralement des conservateurs.
Mais ce qu'ils supposent sauvegarder par l'industrie culturelle est en
même temps démoli par elle. La bonne vieille auberge subit
une destruction plus totale dans le film en couleurs que par des bombes.
Ce qui en général et sans phraséologie pouvait se
nommer culture voulait, en temps qu'expression de la souffrance et de
la contradiction, fixer l'idée d'une vie véritable, mais
ne voulait pas représenter comme étant vie véritable
le simple être-là et les catégories conventionnelles
et périmées de l'ordre dont l'industrie culturelle l'affuble.
Si les avocats de l'industrie culturelle opposent à ce que nous
venons de dire qu'elle ne prétend pas à l'art, alors c'est
encore une fois de l'idéologie. Aucune infamie ne s'amende parce
qu'elle se déclare telle. Mais le plus piètre film à
grand spectacle ou à l'eau de rose se présente objectivement,
selon sa propre apparence, comme s'il était une œuvre d'art.
Il faut le confronter avec cette prétention, et non avec la mauvaise
intention de ceux qui en sont responsables.
Se référer à l'ordre tout court sans la détermination
concrète de celui-ci, faire appel à la diffusion des normes
sans que celles-ci soient tenues de se justifier concrètement ou
devant la conscience, n'a pas de valeur. Un ordre objectivement valable
qu'on veut faire accepter aux hommes parce qu'ils en sont privés
n'a aucun droit s'il ne le fonde pas en lui-même et vis-à-vis
des hommes, et c'est précisément cela que refuse tout produit
authentique de l'industrie culturelle. Les idées de l'ordre qu'elle
inculque sont toujours celles du statu quo. Elles sont des a priori acceptés
sans objection, sans analyse, en renonçant à la dialectique,
même si elles n'appartiennent substantiellement à aucun de
ceux qui les subissent. L'impératif catégorique de l'industrie
culturelle, à la différence de celui de Kant, n'a plus rien
de commun avec la liberté. Il dit : « Tu dois te soumettre
», sans préciser ce à quoi il faut se soumettre ;
te soumettre à ce qui de toute façon est, et à ce
que tout pense de toute façon comme par réflexe à
la puissance et l'omniprésence de ce qui est. Par la vertu de l'idéologie
de l'industrie culturelle, le conformisme se substitue à l'autonomie
et à la conscience. Jamais l'ordre qui en ressort n'est confronté
avec ce qu'elle prétend être ou avec les réels intérêts
des hommes.
Mais l'ordre n'est pas en soi quelque chose de bon. Ne le serait qu'un
ordre digne de son nom.
Que l'industrie culturelle ne s'en soucie guère, qu'elle vante
l'ordre in abstracto, atteste seulement l'impuissance et le non-fondé
des contenus qu'elle transmet. Tout en prétendant être le
guide des désemparés et en leur présentant de façon
trompeuse des conflits qu'ils doivent confondre avec les leurs, l'industrie
culturelle ne résout ces conflits qu'en apparence, comme il leur
serait impossible de les résoudre dans leur propre vie. Dans les
productions de cette industrie, les hommes entrent en difficulté
à seule fin d'en sortir sans dommage, et dans la plupart des cas
à l'aide des agents de la collectivité infiniment bonne,
pour adhérer dans une vaine harmonie à cette généralité
dont ils ont dû tout d'abord reconnaître que les exigences
étaient incompatibles avec la particularité, c'est à
dire avec leurs propres intérêts.
Pour ce faire, l'industrie culturelle a élaboré des scènes
qui englobent même des domaines a-conceptuels, comme la musique
légère, où l'on tombe aussi dans le jam, c'est à
dire dans des problèmes qui sont comme les embouteillages, des
problèmes qui, avec le triomphe du temps fort, en quelque sorte
avec le feu vert, se démêlent. [ndt. "traffic jam"
= "embouteillage"]
Cependant, même les défenseurs ne contrediront guère
Platon lorsqu'il dit que ce qui est objectivement en soi faux ne peut
être subjectivement pour les hommes vrai et bon. Ce [accord fautif?]
que l'industrie culturelle élucubre ne sont ni des règles
pour une vie heureuse, ni un nouveau poème moral, mais des exhortations
à la conformité à ce qui a derrière soi les
plus gros intérêts. Le consentement dont elle fait la réclame
renforce l'autorité aveugle et impénétrée.
Mais si l'on mesure effectivement, conformément à un standard
réel, l'industrie culturelle non pas par rapport à sa substantialité
et à sa logique, mais par rapport à son effet, donc si on
lui accorde ce dont elle se réclame toujours, il faut prendre l'entière
mesure de tous les développements impliqués dans cet effet,
l'encouragement et l'exploitation de la faiblesse du moi, à laquelle
la société actuelle, avec sa concentration du pouvoir, condamne
de toute manière ses membres. Leur conscience subit de nouvelles
transformations régressives ; ce n'est pas pour rien que l'on peut
entendre en Amérique de le bouche des producteurs cyniques que
leurs films doivent tenir compte du niveau intellectuel d'un enfant de
onze ans. Ce faisant, ils se sentent toujours plus incités à
faire d'un adulte un enfant de onze ans.
Certes, on ne pourra pas par une étude exacte prouver l'effet régressif
dans chaque produit de l'industrie culturelle. Mais la goutte d'eau finit
par creuser la pierre. En particulier, parce que le système de
l'industrie culturelle traque les masses, ne permet guère d'évasion
et impose sans cesse les schémas de leurs comportement. C'est seule
leur méfiance profondément inconsciente, le dernier reste
dans leur esprit de la différence de l'art et de la réalité
empirique, qui explique que les masses ne voient pas, et depuis longtemps
déjà n'acceptent pas tout à fait le monde tel que
l'industrie culturelle l'a préparé à leur intention.
Les messages de l'industrie culturelle, fussent-ils aussi inoffensifs
qu'on le dit, et d'innombrables fois ils le sont aussi peu que par exemple
les films qui, par leur seule manière de caractériser des
personnes, font chorus avec la chasse aux intellectuels aujourd'hui en
vogue, l'attitude que produit l'industrie culturelle est tout autre chose
qu'inoffensive.
Qu'une rubrique astrologique exhorte ses lecteurs à conduire leur
automobile, un jour déterminé, avec prudence, il n'en résultera
certes aucun préjudice pour personne, sinon à coup sûr
l'abrutissement supposé par la prétention que ce conseil
idiot ait besoin de la caution des étoiles. Dépendance et
servitude des hommes, visée dernière de l'industrie culturelle,
ne pourrait guère être plus fidèlement caractérisée
que par ce sujet d'un psychologue américain qui pensait que les
détresses des temps présents prendraient fin si les gens
voulaient seulement s'aligner pour des personnalités marquantes
ou prominentes. La compensation que l'industrie culturelle offre aux hommes,
en éveillant le sentiment confortable que le monde se trouve dans
cet ordre où elle les englue, les frustre de ce bonheur qu'elle
leur présente trompeusement. L'effet d'ensemble de l'industrie
culturelle est celui d'une anti-démystification, celui d'une anti-Aufklärung.
Dans l'industrie culturelle, comme Horkheimer et moi l'avons dit, la démystification,
l'Aufklärung, les Lumières, à savoir la domination
technique progressive, se mue en tromperie des masses, c'est à
dire en moyen de garrotter la conscience. Elle empêche la formation
d'individus autonomes, indépendants, capables de juger et de se
décider consciemment. Mais ceux-ci sont la condition préalable
d'une société démocratique, qui ne saurait se sauvegarder
et s'épanouir qu'au travers d'hommes hors de tutelle. Si, d'un
mot, on diffame à tort les masses comme masses, c'est justement
souvent l'industrie culturelle qui les réduit à cet état
de masses qu'elle méprise ensuite, et qui les empêche de
s'émanciper, ce pour quoi les hommes seraient aussi mûrs
que le leur permettent les forces de production de l'époque.
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