ul ne s'étonnerait — et moins encore ne s'indignerait — que de nombreuses et lentes métamorphoses d'écoles, de pratiques insaisissablement différenciées, de changements imperceptibles d'outillages, de supports, que des figures, des formulations poursuivies sur plusieurs décennies pour être peu à peu relayées, que des échanges nombreux mais aussi des plagiats, parfois plus réussis que l'objet de leur rapt, que des enseignements si rigoureusement formés sur l'émulation qu'élèves et maîtres s'y appliquent à brouiller les cartes de la manière, de la singularité, de l'antécédence ou de la hiérarchie, que bafouillements, hésitations prudentes, reculs constants — qui contredisent à eux-seuls la formule linéaire de l'histoire de l'art —, que quelques cinq siècles de rares ruptures séparent La Bataille de San Romano du balcon.
lors,
comment éclairer cet enchaînement formel boulimique et fiévreux,
si terriblement assigné à l'objet, cet appel constant au mouvement
sans autre cause que lui-même: "Agite-toi! Sinon t'es un homme mort!",
ce Saturne se retournant pour dévorer Goya, qui ramène toute activité
individuelle à sa position parmi les autres, à l'état du
truc, de la petite touche perso "laisse-ça! Pas touche! C'est ma manière,
ma tambouille, place prise!", qui consomme si vite et sans mâcher
pour savoir quel goût ça a, que la digestion ne suit plus, que
l'on va devoir se satisfaire de l'emballage alimentaire pour gagner du temps
sur l'aliment, qu'on va crever de faim le cul au sommet d'un monticule de bouffe,
qu'il ne restera bientôt plus de l'équipement intellectuel, que
l'idée d'un vague projet, sans cesse consumé par le désir
même qui l'avait fait naître?
Le désir effrené de
palper de l'objet neuf, l'empressement et la paresse qui le font vouloir sans
cesse renouvelé pour s'assurer de sa singularité, de son prix,
sans histoire, aisément et immédiatement appropriable,
sans passer par l'épreuve humiliante de l'éducation, ce désir
écarte l'ouvrage du sens auquel il aurait pu s'abandonner si le temps
nécessaire à cet abandon lui avait été laissé...
n
refusant à quelque pratique artistique que ce soit le droit légitime
à une lente installation, une maturation traversant les oeuvres et les
artistes, à l'égarement momentané, on refuse par la même
occasion toute possibilité de découverte au coeur de l'oeuvre,
car celle-ci apparait moins vite qu'on ne produit de formes à lui soumettre...
À qui laisse-t'on aujourd'hui
le temps de tirer des conclusions des erreurs de ses proches prédécesseurs,
à quelle oeuvre laisse-t'on le temps d'avoir des détracteurs ou
des amateurs de qualité? Ceux-ci n'ont comme objet d'observation que
des objets morts, morts-nés... ( L'erreur aura peut-être vu le
jour dans la réification de l'art au détriment des parcours humains
qui le composent; il y a quinze ans de ça, B. Venet prophétisait
la débâcle, «le retour en force des artistes rétiniens
à micro-cervelle »... pouvait-il s'imaginer qu'à cette
débâcle, les artistes conceptuels allaient permettre sans s'en
douter de revêtir les formes même d'un art qu'ils croyaient avoir
dépossédé de toute forme ? Les métamorphoses formelles
qu'ils avaient peu à peu engagées ont accouché d'un incroyable
squelette/alibi, d'une gangue nouvelle, opportunément opaque, au vide
qui n'allait pas tarder à devenir le principe des formulations à
venir. Incurie alors d'autant moins démontrable que l'on s'obstinera
à ne voir dans l'art que ses ultimes formations, l'accélération
de l'enchaînement de ces formations, qu'au lieu de considérer comme
résiduelles, vaguement testimoniales, on élève au rang
de finalité. Pourtant, comment croire que l'oeuvre se valide par autre
chose que ce qui précède sa définition, en somme, par son
trajet? ) La prolongation d'une pratique passe aujourd'hui pour être du
banditisme ou un problème d'actualité, la perpétuation
d'une technologie, voire son amélioration, pour être une honteuse
appropriation, un pillage; le terrain critique est assourdi par les incessantes
querelles d'artisans qui se disputent l'honneur minuscule d'avoir, qui le premier,
fait de la peinture en y trempant ses lacets, qui le second écrit des
sonnets classiques dans un caisson d'isolation sensorielle.
aire
du cut-up... c'est être soupçonné de faire encore
du Cut-up, et il y a fort à parier qu'on vous renvoie aux années
60 sans autre forme de procès: les quelques articles qui étayent
ce collectif suffiront à convaincre les plus entêtés goinfres
du bond-en-avant, que le bond-en-avant n'est jamais définitivement opéré,
et qu'il n'est pas plus question de prendre le cut-up pour un bref caprice des
avant-gardes qui fleurirent cette décennie Beat, que Guyotat pour
un relent tardif des 120 journées de Sodome...
La propension à la réduction,
à la confusion hâtive ramène toujours le cut à
une pratique plus ou moins
automatique: je soulignerai une fois encore le trajet technologique qu'il
propose soutenu par un ensemble de préceptes et de choix qui évacuent
toute idée aléatoire, les multiples procès qu'il engage
contre l'écriture bourgeoise et la fiction du désir, qu'il terrorise,
et j'exclue la fonctionalité poétique immédiate Dada où
l'on veut l'enterrer: Il n'est évidemment pas question d'être honnête
si l'on est terroriste, et le rigoureux respect méthodique du cut,
l'ébahissement devant son produit brut, sont non seulement une prévarication
contre le contrat qui lie l'écriture aux opérations du discours,
l'enjeu que représente ce contrat (voir Bank-writing
& cut-stories dans cet opuscule), mais aussi la satisfaction
naïve qui, une fois encore, entérine la pratique dans les objets
directs qu'elle produit: L'enchaînement opératoire dont le Cut-up
n'est finalement que le prodrome, vaut probablement plus que lui dans l'appareillage
littéraire et sa potentielle réussite, et il n'est donc pas question
de s'y plier radicalement.
Les dissemblances immenses qui séparent
les oeuvres des précepteurs de la Beat Generation, éloignent
à elles-seules l'idée d'une mécanique bouchée,
systématisante, itérative etc.: on percevrait déjà
l'écueil d'une application méthodique du cut dans les médiocres
poèmes surréalisants du "Ce que dit la bouche d'ombre"
de C. Pélieu 1 , là
où Burroughs recomposait extraordinairement l'espace littéraire
dans "The ticket that exploded" ou "Nova-express"... Chacun des
auteurs aura à coeur de tirer parti du cut sans en faire son
parti: le choix résolu des textes voués à l'exercice
de la lame ou de la colle, leur agencement, le perfectionnement par l'assistance
d'autres outils (partition sur traitement de textes, usage du quatre-pistes
sonore etc...), les manipulations décisives de l'enchaînement des
fragments obtenus, du caviardage des scories, des retouches constantes d'écriture,
de fusion, de liaison, jusqu'à l'organisation typographique définitive
de la page, dessineront ce qui est autant un trajet intellectuel que l'instrumentation
dont il dispose:
LA PRATIQUE EST IMAGINANTE* , et
c'est dans SON instant que s'excède l'intention, ses accidents devenant
simutanément des accident de la pensée qui l'exerce; livrée
à elle-même, à ses spéculations, sa singularité
-pour ne pas dire, sa solitude, son incommunicabilité- la pensée
produit à l'infini l'écriture des clichés de son idiolecte,
ramène tout ce qu'elle envisage à la bouche qui l'énonce,
et paralyse le monde dans un langage obsessionnel qui le balbutie...
Nul doute que le Cut mentira le monde avec plus d'effronterie encore que lui-même,
finissant étrangement dans cette opération, par lui ressembler.
1) Claude Pelieu dont vous pourrez
trouvez sur ce site le texte"Le tout ça d'un instant" "Et si on faisait
encore plus de trous dans les pages", publiés dans La Parole Vaine N°13,
et les travaux de collages parmi nos books d'artistes. Retour
au texte.
* Gilles Leguennec, à propos d'une technologie honteuse, Tétralogiques
N°4