L.L. De MARS
Bank-Writing & Cut Stories

        Ce texte fut  publié pour la première fois dans le recueil "Une cure de désyntaxication" (K' de M. Editions, 1993) , avec "Simulation" de J.F. Savang, "Morale du Cut-Up" de Christian Prigent, des poèmes de J. Demarc et R. Eon, et une préface de L.L. De Mars, "Guise d'ouverture". Il fut publié à nouveau, dans cette version retouchée, dans La Parole Vaine N°4.
L'objet de ce recueil était d'équiper la pratique du Cut-Up à la fois d'une théorie un peu plus pointue que les habituels manifestes post-dadas, et, par la même, d'un histoire (technologique). Jean-François Savang continue ce travail aujourd'hui dans un mémoire dont nous assurerons la publication et la diffusion sur ce site. 

 1°: Se refaire la bouche

voir tenté le dialogue, qu'il s'agisse de celui s'inscrivant au coeur d'une fiction romanesque ou, plus usuellement, celui qui a fini par donner ses formes au théâtre, c'est s'être une fois confronté à un projet aberrant, une pratique aux règles impossibles à suivre... affolante pratique qui, dans la plupart des cas, refuse à la voix, aux voix, leur multiplicité, pour justifier d'une inconcevable planification, homogénéisation de ce qu'il reste à écrire, (quand il n'en est pas la victime) ceci sous le coup inévitable de LA VOIX MAJEURE : le petit territoire langagier, lieu d'échanges unilatéraux ( qui n'impose rien à la langue d'usage, à sa quasi-permanence, mais y puise la matière qui y est inutilisable pour sa propre économie ) miné, malgré tous les efforts illusionnés de l'auteur pour lui échapper, pour le recomposer, à l'exercice totalitaire du style ( pierre définitive );
il me faut succintement étayer cette sanction d'unilatéralité des échanges entre inscription et langue d'usage: que celle qui s'inscrit soit pétrie de l'usuelle au point de lui être soumise dans toutes ses formations est finalement un mal qu'amoindrirons les technologies de l'écriture -et nous pouvons en cela nous appuyer sur elles- mais qu'on n'imagine pas que le change soit offert entre celle, coutumière, qui tisse les conversations ou, bonnement, l'économie du dialogue, et celle qui nous concerne ici, sous peine de soutenir la fonction ésotérico-religieuse du démiurge écrivant (!), Mister Hors-Langage, Hagioscribe (!)... il faudra aussi souligner combien la hiérarchie du savoir condamne celui-ci à s'écrire, car la langue cultivée, outrepassant les devoirs de l'usage, est immédiatement soupçonnable, d'un aspect plus ou moins crapuleux...

'enseignement que l'on soutire au silence des bibliothèques ne servira qu'elles-mêmes et, vassalisé aux aléas du discours alentour -à son histoire & ses métamorphoses apathiques- celui du livre devra se rengorger, et taire ses propres avatars avant d'être absorbé par lui. L'autre part des formulations de nos malheureux tacticiens sera le fruit d'un nombre incalculable d'efforts, développements de trésors d'ingéniosité, de simulations maladroites, pour les soumettre à ce que l'on croit devoir respecter, des règles de la crédibilité vériste aux règles incongrues et normatives du genre... le reste sera mort ou figé dans la langue de celui qui aura cru au simulacre, qui n'a qu'une bouche là où il en désigne mille... On essaiera alors de puiser dans ce que l'on croit connaître des multiples idiomes qui font ce phéromone étranger, nourrissant nos fantasmagories de tribus, de circonstances, on croira se soucier du respect de leurs formes, là où l'on se sera seulement plié aux habitudes caricaturales qu'en ont donné les prédécesseurs, on fera jongler les manières (cf: Barthes in Le degré zéro de l'écriture )...

ais l'on n'aura, hélas, que le même inamovible souffle à proposer; épuisé, floué, éloigné à jamais de la protéiformité des idiolectes qui se croisent dans le cadres des vies, on créera un artefact invivable de personnalités hybrides, monstrueuses, accumulation de glaises éparses autour de notre propre pétrification, que l'on pense faisant illusion de distinction, d'hétérogénéité, mais qui ne propose qu'une seule trajectoire, sous la forme appauvrie d'un réseau d'effets, d'accents toniques plus ou moins convaincants.
 

2° : CUT

a voix en mille, éclatée, la sienne même s'y confondant, infiltrée d'innombrables voyages incertains, profusion dans LA BANK-MEMO, insinuations fragmentaires de l'ensemble du monde, bavard, surinformation volontaire & salutaire, absorbant à son gré les parasitages, ne se contentant pas de clouer la langue d'usage propre en embrassant toutes les autres, mais plantant là, par la même occasion, le fil ininterrompu de la fiction, l'enchaînement linéaire, téléologique (aux finalités & aux démonstrations nécessairement restreintes à l'échelle d'une idiosyncrasie) des propositions:
le Bank-Writing peut ignorer jusqu'à la moitié des connaissances véhiculées par le fruit de son pillage, les effets en seront finalement la naissance de la trajectoire écrivante la plus proche de la boulimie mnémonique & de son fonctionnement usuel, erratique et de mauvaise foi...
        L'extrait suivant d'un work- in-progress , ÉPHÈSE, fournira ici une formulation plus précise de cet aspect de la BANK-MEMO que je veux souligner, en m'évitant un type d'écriture qui m'est pénible et me rend souvent maladroit:

        «Écorchée, la tendre pellicule du Monde ne semble rien devoir enseigner à Éphèse que ce qui lui est à chaque fois le Monde; ceci avec une violence telle que toute précédente image de l'écorce s'annihile, et avec elle, un véritable monde déjà voué à l'oubli: l'enfouissement est à Éphèse une archéologie immédiate du secret, de l'opacité, mais un archivage primmordial, surtout, de la couleur; ocre, rouge, sienne, sépia, recelée sous d'innombrables épaisseurs, voilà la nature même des découvertes, selon cette femme appliquée qui ne veut rien savoir de la lumière ni de ses effets. Clarté et obscurité en sont les uniques pôles, charnières d'un opercule qui divise les hommes, taraudant pour eux le Monde, ou leur refusant son éclat.
        Une breloque minérale n'est rien autre que crayeuse, ou brunâtre, ceci immuablement, et ce qu'elle emprisonne, engangue, est une seconde concrétion dont la pelure éclate, se révèle, pour peu que l'on creuse...
Alors, la nuit est la faiblesse des yeux fatigués d'Éphèse, et il lui faudra attendre un tissu nouveau pour retendre le ciel et repousser ce menteur albédo qui étouffe la réalité patiente, attendant, inchangée, d'être perceptible.
        L'homogénéité assourdie de cette parade pelliculaire du ciel ordonne momentanément aux paupières de se clore, pour préserver les globes à vif de l'emprise qui fera mentir le Monde jusqu'à l'expulsion de sa prochaine exuvie... Cette apparente réduction du Monde à un oignon capital s'accomplira en fait, par la suite, dans l'évocation d'un nombre épouvantable de concentricités, rayonismes, juxtapositions, rhizomes, dont l'ultime effraction naissante -architecture odieuse et insultante nous dérobant puis recrachant comme une insulte le corps d'Éphèse et de ces lignes qui la tissent- est le miroir, bien entendu; nous renvoyant sans cesse tant aux investigations infinies d'Éphèse traversant la terre du regard, faisant s'effondrer les parois du dédale dont elle ne veut accepter les règles d'errance, qu'au Zim-Zum d'un miroir se retranchant de lui-même pour céder une portion de sa lacune à un autre lui faisant face, cet étouffant exosquelette spéculaire du Globe est le dernier avatar d'un Monde qui offrirait plus de mirages de ses roches qu'il n'embrasse de déserts.
        Des effets immédiats de cette surface qui recueille inlassablement toutes les questions d'Éphèse sans lui octroyer la moindre parcelle d'exactitude, sans lui soumettre d'autre réponse que sa perte parmi ses multiples corps, elle aura tiré la représentation d'un appareil satisfaisant pour se rendre mémorable à elle-même: un peu plus élucidable qu'une sphère seconde de condensation qui tiendrait lieu de voûte céleste aux hommes, les renvoyant sans cesse à leur échelle, leur agitation, Éphèse envisage donc la réalisation d'un mécanisme sans faille, se substituant au ciel, constitué d'un enchevêtrements géodésique de tubulures souples et interminables, sans plus aucun orifice discernable entre les mailles de leur trame ténue, au travers du fatras d'objectifs, micros, digitalizers sonores, qui y sont fixés en grappes, faisant rayonner sans la moindre défaillance un réseau de faisceaux conjonctifs, dont l'imperméable capture, au sol, abreuve récepteurs, écrans, frame grabbers, vidéo-tapes, bandes magnétiques & graveurs digitaux, repérant et enregistrant tout ce qui puisse être humainement ou entomologiquement considéré, simultanément au Monde, rivalisant avec lui, échafaudant et figurant enfin son histoire, une enveloppe de forages, fouinements jusqu'à l'exiguïté des infinies querelles ou réconciliations, des infimes accouplements, des coups de pieds au chien, susceptible d'assimiler et transmettre en pure perte, l'inutilisable avalanche des moindres renseignements événementiels à la première surface;
et cet impensable oeil introspectif qui ne tarderait pas à voir les hommes s'asseoir définitivement pour contempler, inlassables, l'image de leur immobilité, Éphèse le considère comme seule possible mémoire; une représentation totale et simultanée à la présentation, ceci afin d'échapper définitivement à toute forme de parcellisation de la connaissance, aux os égarés des paléontologues, à la surévaluation du signe qui se fait trop rare, à son actualisation conditionnelle dans l'Histoire du moment, afin d'échapper au bras brisé d'un tronc introuvable issu de la statuaire incomplète d'un sculpteur prolifique né en siècle qui dut en connaître beaucoup d'autres mais dont le nom s'est perdu.
        Oeil introspectif au sommet de sa gloire, l'apothéose inculte, par surcharge.
        Mais, plus invaginé dans notre méthode, ce Monde à côté du Monde -ces vies parallèles- a déjà trouvé son interrogation dans l'écriture supplémentaire... probablement née du redoublement d'Endymion dans cette sorte de Mort qui fut, plus que son sommeil, la description de celui-ci par le premier miroir sans reflet... soumis à la langue, au panorama typographique, le Monde s'y trouve supplanté au coeur de l'appareil spirituel qui sert à l'approcher. Interminable descriptif de ce qui, déjà, est à proximité, l'écriture supplémentaire et, pour peu que l'on se prête au jeu du solipsisme, le cheminement de toute écriture, qui est le produit du monde qu'elle a produit un jour, dans lequel elle se surprend, se voit surprise par lui dans sa nudité et lui lâche ses chiens.
        Derrière elle, l'accroc est recousu.* »
 
 

3°:TRACTATUS-POST-HISTORICUS

a génération d'unités coexistantes mais disjointes (celles-là même le plus souvent qui tentent le rassemblement illusoire de l'usage & de l'inscripit au nom de la spéculation/démonstration -scientifique/journalistique, et qui sont ramenées ici, dans la BANK à leur essence:
        le maximum d'aspect informatif -leur seul poids ÉTANT ce par quoi ils se définissent eux-mêmes-pour le minimum d'information), unités brassées dans un même corpus mais interchangeables, parlant partout à la même hauteur, cette recomposition à l'infini d'Expérience(s) autorise aussi l'évacuation de celle(s)-ci, de l'autorité, de la propriété du discours: aussi illusoire, vaine, que pourrait-être l'idée d'un récit s'auto-écrivant, livré à lui-même /à la sauvagerie/ (ramenant une fois de plus le Cut-Writing au degrÓ de l'écriture automate), on peut cependant saluer pour une fois (même si la cutterisation n'est que le premier pas d'une enfilade de technologies scripturantes) une écriture désencombrée de l'arrogance du voyageur, celle du rescapé, ou bien celle du rhéteur, claires conditions de l'Expérience et de sa souveraineté scandaleuse, ici condamnées.
        L'évènement n'est pas, dans le Cut, asservi au désir de le voir surgir opportunément au coeur de la fiction qui doit l'accueillir, désir sur lequel elle a bâti sa nécessité, mais bien au brouhaha dont il est issu, qu'il rejoint encore pour s'y perdre, et à la confusion qui fait le monde... à l'instar de la musique dodécaphonique en tout point également proche du centre...
        La mimésis qui finit par rassembler le produit de l'écrit-cut et le monde, n'est pas tant issue de ce désir -romanesque-de lui renvoyer infiniment la balle en lui disputant la part du discours, que d'une technologie de l'écriture qui, elle, renvoie directement à sa constitution, à notre position dans cette constitution: il n'est pas étonnant alors de constater cette spécularité, si l'on conçoit que ce sont leurs trajets respectifs qui les réunissent en un même projet, et non les objets qu'ils produisent : eux, ne vaudront que pour ultime témoignage, et en eux, s'opérera ce constat...
 
e roman est une parodie du cut-up...


*Note du webmestre, 2003: Tout ceci a pris un tour extrêmement ordinaire et propulse ce pauvre texte dans les intrigues de l'actualité. Évidemment, depuis 1993, Internet (la double-bande du monde indifférencié) et la télé dite réalité (les caméras invaginées) ont fait éclore des millions de petites Éphèse...