L.L. De MARS
Épidémie / Tirs / récit

Ce texte a été publié dans le N°7 de la Parole Vaine. S'y développent deux motifs récurrents du travail de L.L. De MARS: la propagation du discours selon le principe épidemique de la rumeur ( voir SELON, LA MAIN ou LE LECTEUR dont un extrait "la peau de la vieille" est disponible sur ce site), et la répercussion d'une image (descriptive, panoramique...) dans le cadre de la structure du récit (voir encore LA MAIN); ici, une image d'enfance qui semble déconnectée du reste de la fiction finit par s'y insinuer en faisant naître d'autres images par analogie, mimétisme. Ces avatars du motif de départ (la pellicule rayée, la plaie du narrateur, etc..) provoqueront à chaque fois une nouvelle orientation de la nouvelle et modifieront le cadre d'évolution de ses protagonistes. 

hree miles Island, March 1979.
 

        Afin que toutes les conditions soient favorables à votre jeu, je vous ai choisi une lumière de septembre : encore assez d'éclat pour envahir votre chambre d'enfant ( vous avez écarté les rideaux que votre mère ferme systématiquement lorsque vous êtes malade, parce qu'il n'y a, pour elle, qu'une façon d'être alité ), mais touchée par une glace qui blanchit le ciel et révèle exagérément la texture de vos meubles ( elle se venge ). Voilà, vous avez... Disons huit ou neuf ans, et peu importe ce dont vous souffrez. Vous jouez avec la lunette de l'Amiral Nelson : le pouce et l'index (que multiplient dans sa courbure les rois autres doigts) formant l'extrémité circulaire de l'optique abouchée à votre oeil. La main gauche prolongeant dans la même position le canal de votre longue-vue amorcée par la droite, elles sont subordonnées -entièrement- au jeu, censées tenir l'objet qu'en fait, elles composent. Le mur : le plus blanc, le plus exposé à la lumière. écran.
Peu à peu, s'agitent confusément devant vous des corpuscules translucides, ( vous dites "des bêtes invisibles..." Puis vous revenez sur "invisibles" pour : qu'à vous seul il est donné d'observer ) aux déplacements si saccadés que vous les soupçonnez de jouir d'une faculté de transport inconnue de vous, mouvements accélérés/ralentis ( vous pensez tout de même: "téléportation" )...
        Vous chercherez à les nommer, (vagues esquilles de conversations d'adultes dans le tumulte desquelles vous ne trouvez pas de raccord; étant toutes placées au même registre d'inintelligibilité, vous ne pouvez choisir celle qui pourrait, mieux qu'une autre, vous orienter), et c'est vainement que vous insisterez pour désigner justement ces taches ("Cardan"... "Halo"?... "microbe"?, "albumine"?): mais vous êtes à l'âge où vos efforts linguistiques solubles dans la plus grande confusion (entretenue) et vos erreurs de prononciation ou d'attribution sont applaudies par vos parents qui l'imputent -pour vous y piéger- à ce mensonge d'adultes qu'on appelle la langue d'enfance.
Si vous essayez d'en suivre une, vibrante de pleine lumière ( blanche) , elle vous échappe. Ceci parce qu'une autre, aussitôt, attire plus encore votre attention ( par le jeu d'un échafaudage hiérarchique instantané, changeant ). Un début de mal de crâne, juste collé derrière les yeux, est la récompense de vos efforts à scruter, distinguer -à nommer- la couleur du halo qui cerne chaque parasite. Vous refermez prestement le diaphragme; devant votre poing fermé: négatif.


-Je crois pas qu'elle ait                    Fondu du noir, image                          Derrière la fenêtre,
pu dire une connerie                        sur-ex. Léger filtrage                           vraisemblablement,
pareille! -Sissi, elle l'a                     des bleus, dans un ap-                         des bruits de moteurs
dit chez Charles,                             partement dont chaque                        des piaillements de
mardi; elle a balancé                       meuble, chaque tenta-                          mômes et des en-
ça sans rigoler...                             tive d'agencement tend                         gueulades d'adultes
J'crois qu'c'est vrai...                       maladroitement au                               étouffées par eux;
C'est Simon qui lui a dit.                  naturel et dit : cinéma.
-Et tu l'as crue, cette                                                                                  hypothèse d'une cour
conne?                                           Au bout d'un couloir,                           fermée (écho sur les
-Pourquoi j'l'aurais pas                    un couple exagéré-                              voix), d'un porche
crue? Lui il lui pompe                      ment années 90, assis,                         (assourdissement
le cul des yeux depuis                     (ombres longues en                              en nappes brèves
deux mois, alors, y va                     lamelles que tranchent                         - montée-descente -
pas lui mentir...                               des stores italiens)                               des passages de voitu-
-Putain, t'avales toutes                    saisi par une caméra à                          res)...
les brèves, abrutie!                         l'épaule, tremblante.
Mais pourquoi elle lui
aurait fait cette crasse                     L'objectif s'engage                               À mi-plan, bruits de
en disant c'que Simon                    dans un jeu de ruptu-                            pas (cage d'escalier),
avait dit? Elle veut lui                      res orthogonales qui                             rythmés par une musi-
pourrir la vie ou quoi?                     poursuit le corridor jus-                       que indolente: 4/4 et
-Elle a pas menti. Elle                     qu'à une cuisine                                    caisse claire magnéti-
vaut rien, ça je l'sais...                    basse, crémeuse.                                  quement ralentie sur
                                                                                                                 chaque deuxième
Elle invente tout le                         Aux murs, une affiche                            temps.
temps... Mais sur                          de concert rock, des
c'coup-ci/                                     reproductions.                                       Avant-plan, dialogue.
 
 

u pourrais, dans un mirage plongeant  -filant des mezzanines vers le parterre comble à étouffer, assommé de chaleur-  embrasser cette salle de cinéma où je me trouve engourdi (la décrire), comme un seul organisme (un foyer d'interfaces mortes ou patinantes), une seule substance soulevée de soubresauts, fluides, prise d'une convulsion alanguie; peau reposée sur un ensemble de têtes qui dans des oscillations de pendules désordonnés -docilement- semblent animer un corps mort qui cède la place aux générations des larves et des coques de chitine : d'autre vies, indifférentes à la nature de ce don prodigieux, se repaissent sans précipitation du défunt qu'elles secouent en l'habitant.
Empruntant ce couloir invraisemblable -ton champ- tu glisserais alors jusqu'à te placer derrière moi, derrière un de ces fauteuils bruns trop tendus qui cassent, au centre du troisième rang (c'est une blague de mon père qui te reviens: "Comment êtes-vous sorti indemne d'une chute de 200 mètres?" "J'ai simplement attendu calmement pendant 199 mètres, et là, j'ai sauté.")
Tu es installé devant l'écran, plus attentif que quiconque parce que tu prends le récit en cours, que tu es en proie à toutes les suppositions sur le statut des personnages, leur importance dans le film, dans cette scène, l'importance de cette scène.
Tu observes parfois tes proches voisins, pour juger l'intensité de leur énervement... Leur assoupissement, leur distraction (s'ils parlent, commentent...), et leurs gestes d'approbation, de reproche, d'ennui, leur façon de fouiller un sac ou un sachet de Kréma, pour t'éclairer sur ce qui a précédé et ce qui va suivre. Ils te renseignent sur une chose : la métrique (contagion d'un plan par un autre) (et le rythme).

'alignement des reproductions sur le mur de la cuisine poursuit le couloir, rattrape les chambres en enfilades, accompagne les pièces comme un story-board en boucle, interrompu par l'enjambée des portes seulement... La caméra semble suivre avec difficulté cette succession de cadres, chassée sur les côtés de l'image: elle ne doit pas lâcher la fille qui parcoure un appartement limpide, interminable. L'homme, lui, s'est engouffré brutalement dans une pièce comme un électron chassé de sa trajectoire. Impossible de savoir, dans ce choix d'oeuvres bretonnes, Méheut, Bousquet, Pernes, Joubioux, si nous avons affaire au mauvais goût supposé des protagonistes ou à celui du réalisateur; la seconde proposition, écoeurante d'auto-satisfaction et d'indignité, semblerait bien pourtant la plus digne d'être retenue. Il est de ces catégories à l'intelligence laborieuse, qui se contentent de diplômes caduques mais obtenus au prix d'efforts prodigieux... Et il en est de leur triomphe comme de son objet : il est frelaté.
Peut-être est-ce encore plus arithmétique: ils veulent bien assumer la liberté des oeuvres sans en assumer le danger; alors, il faudra au moins dans un des écrasements plâtreux de la pâte peinte un ou deux navires aux voiles blanches, pour évoquer des vacances réussies parmi les vagues de la modernité.
        Ce sont des mièvreries très goûtées par des esprits empreints de la frilosité vaguement bornée, incorrigible, de leur classe, pour qui l'amour du régionalisme est l'antidote au vertige insolent et fiévreux des voyages à Macao ou Bangkok; souvent, le cirque, les clowns ou la marine à voile, constituent à eux-seuls une nouvelle région du monde de l'oeil qui fait miroiter jusqu'au vomissement l'étymologie du mot pittoresque...

lan fixe sur la jeune fille accoudée au mur, devant une esquisse de femmes et de nasses... Méheut... Ici, le peu de liberté qu'affiche un peintre timoré (son minimum de modernité, vague syncrétisme de ce qu'il y eut de plus inoffensif chez les véritables modernes, corrigé -pense-t'il- par des démonstrations maladroites de savoir-faire), joue le même rôle que le pittoresque... Il veut la gloire (de la modernité ou du voyage) sans en avoir fait les frais. Et c'est l'art lui-même qui y subit le frein réconfortant des bornes contre lesquelles toute forme de risque s'écrase, perd l'espoir de les franchir, lorsqu'il 'en a pas tout simplement perdu le goût; et l'on imaginera sans peine, d'ici moins de vingt ans, (par ce jeu d'ennoiement dialectique qui finit absurdement par discréditer les oeuvres originales elles-mêmes, ensevelies sous leurs rejetons illégitimes, figures amoindries des pères ; la platitude des prosélytes accoutume, convainc de la platitude des idées qu'ils ont pillées) l'apparition dans les chambres des jeunes filles de monochromes roses pâles et signés. Rose teinté dans la masse de l'Histoire. Il semblerait que la porte d'entrée se soit refermée derrière une caméra avalée, comme un mur cicatrisé transformant une boucle ouverte en une ronde définitive, et l'image poursuit une enfilade de rebonds, de murs répétés, qui ne conduisent à aucun monstre. Tu te pencherais sans aucun doute vers moi pour
 

                                        -Quel plan interminable... Ça doit bien faire, je sais pas, dix bonnes j'exagère, mais sept-huit minutes... Au cinéma ça fait déjà pas mal... Combien de temps, le plus long des silences que j'aie vu? Ber/non, non: musique sur celui-là... Haneke? Non, c'était un faux silence; le poids des ruptures, ça parle un peu pizza, foutaises, c'est le vide... Pas le silence-cinéma... Ou Tarkovski? Non. Le plus long silence? ... Mais merde: un petit coup à droite, un à gauche, et cette caméra à l'épaule!; le plan d'ouverture de The Hill, voilà la mécanique... Cette merde-là, ce truc faux-vrai, balabong, ça repart... Putain, ui, ça oui, le plan d'ouverture de The Hill, ça! incompréhensible... :suivi-arrière-retour-levée-travelling arrière en plongée ascendante, Lumet faisait pas du roman-photo ou du Comics, mais merde, on les voit comment les mecs déjà? ... ... Début en les suivant, marche arrière... Merde j'me souviens plus, après elle se retourne, elle survole le camp... Dezoome... Putain ce plan est pas fini! ...Au muet au moins la pelloche tournait pas dix secondes et ça pétait!  Arrête mon Dieu, écoutes-toi, t'es ridicule: et Imamura, hmm? Hein? Y f'rais quoi, sans ça? Et pas mal d'autres avec le TEMPS... ...Dieu soit loué y'a pas d'télépathes dans la salle (ni ailleurs)... On m'arrête: "T'entends ça?... Il se parle se contredit, il s'engueule tout seul le mec. Hop, chez la mère schize!" Bon, bonbon suis, suis un peu mon vieux, force toi... Ça va, on a compris la mécanique bordel: un à droite, deux à gauche, mon Dieu, c'est l'expérience de Helmholtz, ces coeurs vacillants sur un fond bleu, la robe, ça m'brouille la vue, ces putains de fleurs rouges sur une robe bleue qui vrille, c'était quoi cette expérience? Hmmm, persistance rétinienne, non; pas du tout, cette histoire de contraste, j'ai encore oublié, pourquoi j'me brûle les yeux sur ce putain de film, j'aurais jamais du l'écouter, mon Dieu! Ce film est chiant à pleurer et en plus il m'explose les rétines... ...J'arrête ça maintenant ohla, les "Mon Dieu!", toutes les phrases maintenant!: "Mon Dieu!", "Mon Dieu!", ou: ..."Dieu soit Loué!" ou des trucs comm'ça, maintenant j'devrais m'surveiller... À droite, c'est ça, tourne, continue... Continue. À gauche... Je tiens plus... Qu'est-ce que c'est que ce machin? Le script est mal branlé en plus, ça tient pas une seconde... Regarde moi ça: elle l'a plus, le plan d'avant, elle l'avait... Quel boulot de merde! Incohérent: elle l'avait au plan précédent, serré autour du poignet, un foulard quelle couleur? Vert... Non. En harmonie avec les coeurs, rouge; rouge... Avec le fond: bleu! Quel amateurisme. Rismpoignet nu, maintenant, il était noué autour, bien serré. ... C'est vrai, elle l'avait, et elle a ce sequet au poignet qu'elle avait pas au plan d'avant, dans l'script elle a un sequet, un sequet rouge qu'elle avait pas tout-à l'heure; elle l'avait et...
. elle l'a plus elle là alors qu'elle n'avait pas au poignet... .. serré le sequet rouge le script l'a oublié en accord chromatique avec la robe verte qui comme ce sequet qui la robe bleue comme ce sequet discontinu...
... dans le mouvement de cette robe/ Un coup ces coeurs ces fleurs et le foulard.
 

erde. J'avais la nuque plâtrée et les cils en pilons. J'émergeai, touché par l'alternative: le mouvement discontinu des couleurs de la robe, une image sur quatre... trois.. bleu/ rouge ou vert... et le mot "sequet", dont le ressac mou venait échouer sur un verbe blanc, dépourvu d'écho dans ma langue... Sequet, S. "Sequet"...
        Mais par-dessus tout cette alternative dans une situation qui n'en proposerait -normalement- aucune, surtout pas en intermittence, me réveilla : (j'étais secoué par la nécessité de changer de palier de cohérence, passer au-dehors, analyser cette fracture entre ce que je voyais en rêvant et ce que, rêvant toujours, je savais pouvoir n'être du qu'au rêve) et je m'exaspérai d'être une fois encore tombé dans le panneau engourdissant d'un rêve. Celui-ci fonctionnant comme une percolation, une granulation progressive imbibant les séquences en s'en nourrissant, travelling hybride éveil/sommeil, continu, entre le spectacle et la somnolence,  un rêve substitué au monde; le rêve répondant au monde sur les questions du rêves, comme un homme regarde un autre homme en exigeant la coïncidence du temps et de l'expérience du temps pour l'écouter... Le monde était pris au dépourvu du monde : les coeurs de Helmholtz devaient payer pour les fleurs, et le "sequet" du rêve terrorisait le "foulard".

'agitation de frisures lumineuses, grattées sur le film par ses nombreux passages en salle, me certifiait que j'étais réveillé: devant cette chevelure plate de 67,5 cms, des graffiti discontinus rayaient l'écran en saccades (entre l'image et moi la convulsion dans une double lamelle coinçant du sperme passé au balayage électronique, frenetic parpille) m'assurant de mon éveil... À moins que je ne rêvasse encore, avec précision, du cinéma. De projection. Rêvant mon éveil.
Cette alternative, maintenant dissoute dans l'évei l: "Elle était avec, et elle est ne l'a plus"/"Elle ne l'avait pas, puis il est apparu"... Si l'on tient à détruire une cause, n'importe quel effet fera l'affaire ; on l'y rattachera. Mais ici, à l'inverse du procédé Koulechov, c'était la cause qui était changeante.
        Cette intermittence des couleurs, des lieux, des possibilités, et, surtout, l'écho d'une phrase que seul l'éveil -je crois- pouvait me faire analyser comme une phrase rêvée... On se réveille admiratif parce qu'on détient enfin la réponse logique à une question formulée -acharnée- le jour, et on se rend compte avec dépit que la réponse n'était pas moins rêvée que la logique qui y conduisait... Ainsi de nombreux poèmes ont illuminé des dormeurs qui ont rêvé le mot poésie en même temps que le poème.
        Mais là, apparaissait encore une palpitation particulière, une phrase ("Tu paies pour ton rêve dix fois le prix d'un gâteau dont tu ne donnerais rien éveillé"), en avant-plan du réveil : je veux dire, simultanément à la prise en considération brutale de la suite d'un film tronçonné (pause inaperçue), se superposait irrémédiablement le prolongement que le rêve avait donné d'une séquence, qu'il remplaçait, dont il n'inventait pas que la suite, mais dont il inventait aussi la cohérence de cette suite ; prolongement habité par la résonance d'une phrase qui à elle seule peut choquer le rêveur par la crudité de son appel au rêve : elle ne brutaliserait pas l'éveillé, qui n'y verrait qu'une incongruité choquante et facile à écarter, mais elle réveille le dormeur parce qu'elle lui dit DE QUOI IL DORT: "Tu paies pour ton rêve dix fois le prix d'un gâteau dont tu ne donnerais rien éveillé", était en reptation dans l'éveil, gonflait ma bouche, "Tu paies pour ton rêve dix fois le prix d'un gâteau dont tu ne donnerais rien éveillé" résonnait avec cette étrange qualité des sentences définitives dont on ne sait plus à force de les ressasser, ce qu'elles signifient : le produit brut de mon rêve agissait comme un proverbe trop vieux. "Tu paies pour ton rêve dix fois le prix d'un gâteau dont tu ne donnerais rien éveillé"... "Tu paies pour ton rêve dix fois le prix

a variation des possibilités, quasi-simultanées, avait suffisamment attiré mon attention pour nécessiter un arrêt intrigué sur ce que le monde ne propose pas; et, surtout, pour que la rupture (le mot rupture) ne s'intégrât pas à la discontinuité affolée des changements de couleurs (intervalle: bleu/ rouge/ vert), il avait fallu qu'elle s'appliquât à la continuité (ou plutôt: l'absence de blanc, de silence) qui fait la vie. Le cinéma enchaîne peut-être des propositions que la vie englobe, mais il les égrène comme des suites modulées qui ne se rencontrent jamais dans le temps, là où la vie les projette simultanément bien qu'UNE SEULE soit vraie. Seul le rêve avait pu embrasser toutes ces occurrences...
    La copie endommagée me ramenait lentement à l'aplanissement frontal d'une main de 55,5 cms et les morsures de la pellicule, agitées comme des chromosomes ou des phosphènes, devaient peu à peu faire apparaître derrière elles les vraies couleurs de la robe et des fleurs, du moins les vraies couleurs du film.
 

es minces cordes blanches des veilleuses piquant le plafond se gonflèrent brutalement comme des baudruches, et la salle fut percée de dix colonnes poussiéreuses et aveuglantes qui transformèrent en visages les arcs noirs découpés, les enfilades de rectangles plats en fauteuils bruns-rouges boudinés.
Je me levai trop rapidement sur un sol instable qui rétablissait les hésitations de mes mollets sans consistance en faisant coulisser des poids sous le plancher: ma tête gonflée de tout le sang de mon corps comme sous l'effet d'un prise de trichlo battait comme un pouls.
        J'avais sans doute dû respirer péniblement, ou ronfler... Parler en dormant : les regards, nombreux, autour de moi, étaient insistants -réprobateurs- j'étais troué de toutes parts comme une statue inaugurée qui défigure une place.

al à l'aise, stupide, je répondais à toutes ces accusations silencieuses en espérant faire porter par ce sourire que je voulais exact la somme des commentaires que j'aurais pu faire sur le film, c'est-à dire sur les raisons de mon assoupissement. Chancelant encore sous le coup d'un sommeil honteux, je sentais peser sur moi des arrêts contre lesquels je n'aurais pas pu me défendre : ayant manqué moi-même ce qu'ils me reprochaient de leur avoir fait manquer, je n'étais plus sur le terrain du jugement, dépossédant puisque dépossédé.
        À mesure que se resserrait autour de moi un anneau de regards persistants, une force contraire le tenait à distance, le figeait graduellement ; le cercle des spectateurs étranglait l'espace de mes déplacements, mais le goulet qu'ils formaient se densifiant, s'interdisait de franchir la limite d'une centripétie qui l'eût engouffré, pulvérisé, et dont j'étais le centre d'attraction.
D'un coupable, quel que soit son crime, on épie généralement le visage -et pas le sexe du violeur- partie sans doute la plus civilisée, sur laquelle est censée se lire la responsabilité des agissements du corps qu'elle entraîne dans sa chute. La mythologie des crimes et des intentions criminelles a ses monstres : elle prête au regard, et au faciès qu'il irradie, la somme de lisibilité d'un homme -comme l'acupuncture résume son organisme dans le territoire d'une oreille ou d'un pied. Les dévaluations du langage entraînent toujours l'élection d'un nouveau mystère codé, tant il est vrai que prétendre lire le secret des astres est plus glorieux que de s'avouer perdu devant l'évidence de la langue. La nature fait rouler un cube mais c'est nous qui avons peint des points sur ses faces.
        Mais, à mon visage, n'adhérait aucun de ces regards; tous glissant au cours de mes épaules comme aimantés par mon avant-bras...
Une plaque de peau soufflée, semblable à l'étendue d'une coulure de plomb figé, partait du poignet, jaunie, avalait sous ses dunes écrasées trente centimètres de poils dont quelques uns émergeaient comme les touffes épargnées d'une forêt incendiée; des chaînes d'îlots rouges, cernés d'ocelles blanches pinçaient la peau en monticules dont le sommet s'ouvrait sur des orifices blancs, crémeux, ouverts en becs de poussins; au coeur de ces gorges (piaillantes, à chaque mouvement du bras) je voyais se creuser ma chair de puits à la circonférence changeante, battante, dont les bords cornés se serraient et s'ouvraient comme des anneaux pyloriques.
La surface de cette vésicule morcelée, mordue comme un littoral, se soulevait, respirait... Cloque d'une brûlure que l'on pince en évaluant la densité du liquide qu'elle enferme, liquide se déplaçant d'un côté à l'autre sous la pression des ongles; les becs, d'un jaune de coeur d'oeuf rendu friable par la cuisson, étaient irrigués par des veinules serrées, de la même texture que le chancre qui couvrait mon bras gauche, le modelait; comme un repli de l'infection touché par l'infection.

ans mon crâne, le mot virus s'imprimait en spirale... Se développait à l'image de ce qui m'affectait, le singeait... C'est un immense sentiment de honte qui accompagnait la métamorphose de mon bras en une substance coupable : j'en étais le dépositaire, mais ce n'était plus, à proprement parler, mon bras. Comment aurais-pu retrouver ma chair ici, l'accuser d'être touchée par le mot, et ses effets? Je regrettais une partie de mon corps supplantée par le produit foiré d'une greffe que je n'aurais pas décidée ; ce n'était pas comme un bras, mon bras, malade, que je regardais l'infection, ses plaques et ses cratères, mais je fouillais comme un chien pour retrouvé mon bras sain. (Lorsque je grattai, mes ongles entraînèrent quelque chose de fluide que je ne voulais ni regarder ni, surtout, montrer, que j'épaissis en le roulant entre mes doigts pour m'en débarrasser en le cachant.)

oyaient-ils autour de mes pieds, eux-aussi, s'agiter dans l'ombre des fauteuils ce paquet de lumière tremblante, jaune -combinaison de mailles tressées dans le plus grand désordre- que je pris pour vivant? Un fouillis de vers impossibles moulés imparfaitement comme des cordons de pâte roulée entre deux paumes.
Pressé de me dégager de cette foule dont l'animosité diffusait comme l'amplification d'une vapeur, je ne me baissai pas : je ne pus donc vérifier avant de quitter la salle, en lézard, masquant mon bras avec ma veste, si ce qui soulevait l'ombre était le tressaillement de phosphènes, rendu inquiétant par mon brusque réveil dans les traces émiettées du film, ou bien un véritable foyer de vie assourdie à la source de mon infection...
        Franchissant l'encadrement des portes battantes où s'engouffrait l'air libre, mille aiguilles blanches filèrent ma poitrine; je courus la respiration brûlante et les yeux giflés le pouls battu par la frayeur jusqu'à l'appartement; sans regarder, sans soulever la veste pliée sur mon bras: et chaque pas, dans le frottement du tissu, irritait un peu plus cette fraction malade du monde dont j'étais certain -car seule est certaine la douleur immédiate- que tout ce qui y conduisait pouvait bien n'avoir été que rêvé, tandis qu'elle seule m'aplatissait avec netteté au gré de la vie: elle était son centre.

eposé, les bras souplement cassés sur ceux du fauteuil de lecture, le gauche venant de temps en temps écraser le bord d'une planche, déplaçant ainsi la ligne brillante qui barrait le papier glacé courbé vers la pliure: bras posé en vis-à-vis du bras lisse et numéroté d'une planche de dermatologie, puis de virologie, ayant, dans la procession du volume, attiré plus que les autres mon attention; je comparais: un homme privé de tout confort, d'habitat, se satisfait de pouvoir encore se nourrir; un autre, sans nourriture, jouis d'avoir encore de l'eau à boire. Dans cet enchaînement qui fait morceler par l'esprit une chute intégrale intolérable en paliers digestes, courts et compréhensibles, nous observons l'entièreté de l'âme humaine qui fragmente tous les effets -sous l'ombre terrassante qui pourrait la souffler- en gestionnaire besogneuse.
Il n'est pas rare qu'un mourant conçoive Le Nom de Dieu in-extremis, devant le gouffre, pour la première fois, l'ayant cependant au cours de sa vie divisé en de multiples et inutiles sacerdoces duquel Il était écarté.

'est ainsi que touché par un mal dont j'ignorais tout, mais satisfait de souffrir finalement assez peu, satisfait surtout de ne pas sentir l'affaiblissement de la mort proche, je comparais... En condamné qui jusqu'à la dernière minute poursuit son ouvrage et même, redouble d'effort.
        Mais à aucun moment, oscillant de plaques en plaques, je ne constatai la coïncidence d'une des gravures avec celle qui ciselait la peau de mon avant-bras; je ne la recherchais d'ailleurs pas, la révélation, l'explication, mais je consultais l'élimination: pris dans le jeu d'un étrange déplacement de l'orgueil, je me soulageais lorsqu'un parallélisme éclatant s'avérait -par de multiples et menus détails- être une fausse piste. Un diagnostic eût été un obstacle, une menace: c'était avec une satisfaction indicible que je dénichais sur moi des stigmates plus divers, plus colorés que les planches, des striées inattendues, des changements de relief, dont aucune illustration ne bénéficiait... Ce que je n'aurais pas pu mieux guérir qu'un médecin, je me flattais pourtant qu'aucun d'entre eux ne l'eusse découvert avant moi, et de le posséder.
        Nous ne sommes plus guère préparés à voir surgir des maux nouveaux, de nouvelles plaies à la surface de nos corps soignés; mais nous ne voulons guérir -et nous ne guérissons- que de son histoire en ignorant la géographie du mal, la lenteur de ses déplacements. Nous nous affolons, et devenons plus superstitieux encore que ceux dont nous riions l'histoire pour avoir réagi autrefois superstitieusement à des maux que nous croyons connaître; mais nous ne connaissons de la peste, de la lèpre, que le récit de leur guérison par les médecins; et nous ne souffrons plus, en fait de maladies, que de celles qu'ils nous infligent.

bservant mon bras, je voyais la croisade blanche secouer ses cloches de bois; comme un enfant qui tarde à s'endormir se fait peur en prêtant aux vêtements, aux meubles sur lesquels ils sont pliés, la pulsation d'une respiration monstrueuse, je produisais, en plissant légèrement les yeux devant ma fièvre -ses coups- une croisade de fourmis en blouses arpentant mes cloques et mes papules, dans un paysage de faux rêve reconstitué pour le cinéma: galaxie des amputations et des prothèses, des plâtres, affolement à gratter, à retrancher, repousser une chose visible pour ne plus -à la fin- que rendre la visibilité de cette chose par son espace lacunaire, plus énorme encore, l'horreur égayante, déroulée, qui produit du visible rafistolé comme une faute maquillée avec une faute plus grande encore, tache de peinture qui aurait pu passer inaperçue si on ne l'avait diluée et étalée pour la dissoudre.

a nuque courbée en arrière sur le dossier du fauteuil de lecture, je saisis derrière moi, dans la bibliothèque, un ancien numéro de la revue Traverses; j'y retrouvai sans peine la phrase de Henri-Pierre Jeudy griffonnée sur ma feuille de notes: "La science se bat contre les métaphores et pourtant celles-ci lui permettent de développer ses mises en représentation du monde. Or l'épidémie est une grande métaphore, elle est peut-être l'origine et le destin de toute métaphore."
 

robable que nous n'eussions en d'autres circonstances, pas baisé ce soir-là: épuisés, moi par la fièvre, elle par le travail; pourtant, elle avait cherché ma queue sous le drap, la branlant lentement, m'extrayant de cet engourdissement nocturne où nous puisons nos dernières forces pour produire artificiellement les images du rêve et précipiter ainsi notre chute dans le sommeil (généralement, soulagés et énervés lorsque nous avons trouvé quelque fantasmagorie médiocre dont seule notre anxiété d'insomniaque peut bien se satisfaire, le résultat est pire encore: on s'acharne à peaufiner ces caricatures en crispant les paupières, pour les retenir, et le sommeil s'éloigne de nous comme si un second cerveau s'intéressait plus à ces fictions que le premier à la nécessité de dormir).

l n'est pas rare que l'on s'engage dans une action au moment précis où elle se refuse le plus à vous, pour -disons- en atténuer aux yeux des autres l'énormité qu'elle représente pour soi; elle n'avait évidemment pas à me démontrer que rien ne pouvait intimider son désir... Mais j'ignore encore, à vrai dire, si me baiser ce soir-là était une démonstration exagérée d'un désir qui ne se modulerait jamais au gré des modulations de mon corps (et ceci parlait gravement, de vieillesse, d'usure, de pérennité) et ce sans jamais la moindre trace de dégoût (pourtant, comment n'en aurait-elle pas éprouvé? Cette lésion me révulsait, moi...), ou bien si la plaie n'était pas elle-même le coeur battant qu'elle cherchait à éprouver: mon propre dégoût.
Léchant autour, comme si la flétrissure n'était pas, elle ne me signalait qu'elle, la grandissait, motif de retours incessants, et j'étais moi la plaie de ma plaie, perdu dans ses plis.

orsque je sentis son cul percer dans un brusque recul, j'eus l'impression brutale qu'elle aspirait une masse irriguée gonflée de la maladie, et c'est mon corps entier baisant qui pulsait comme une piqûre d'aiguille mal désinfectée.
Dodelinante, à la cadence d'une litanie -qui engouffrait et recrachait ma bite- dirigée par la pompe métrique du bras enflammé, et moi entièrement malade, sensible au moindre glissement du sang sous ma peau, je veux dire: comme sensible au glissement des hématies dans la foule des autres vrillant dans les veines, entraîné comme un homme ivre ne pouvant plus résister à celui qui le déshabille et le couche, poule assommée, je m'abattis dans les fronces de l'oreiller, frissonnant encore d'avoir cru jouir des sanies. Je ne fis aucun rêve.
 
 


        Mardi 12 Mars

n m'éveillant, je sens le picotement agaçant qui étrique les mouvements de mes lèvres; un herpès tord ma bouche qui, posée contre celle -vrillée elle-aussi- de Rozenn fait un papillon grotesque, ou bien deux bretzels charnus piqués de cloques de sel.
Un duvet brun couvre à nouveau mon avant-bras car, dessus, les plaques ont disparu.
 
 


        Mercredi 13 mars

ulien plaisante nos gueules de demi-monstres, et préconise un casting pour Tod Browning. La teinture de Capsicum, dont nous avons badigeonné nos lèvres, les ravage, me brûle (je pense: j'ai sucé un fer à souder), solidifie mes joues comme une anesthésie dentaire... Chacun de mes mots vient difficilement, est habillé, grimaçant: on me voit parler.
        C'est donc silencieusement que je gagne la cuisine: afin de ne blesser personne en épiant les préparations, ou en posant des questions incessantes sur les ingrédients, et pour ne pas irriter mes hôtes comme irrite un enfant difficile qui boude les plats les plus subtils, j'ai proposé de préparer le repas: je peux surveiller la composition et les mélanges, sans installer une codification pesante qui agacerait le regard comme un costume criard dans une procession...
        Ce qui doit apparaître partout une manie incongrue, exorbitante, et qui n'est pourtant pour vous qu'un ensemble de choix, de règles, cohérent, vous ne vous en rendriez peut-être jamais compte sans ce regard poli mais ironique qui scrute chacun de vos gestes et, à sa manière, les sanctionne.

enché sur les piments qui grésillent dans la friture, les yeux emportés, c'est un bourdonnement de voix mêlées ,aux timbres uniformes, qui interrompt ma reconstitution amusée de "The party", de Black Edward. J'abandonne un instant la cuisine; à côté, dans la pièce éteinte, les visages bleutés de Julien, Rozenn et Cécile tressaillent à chaque changement de plan comme pris dans le crachement d'un feu froid. Je regarde avec eux les informations:

        "idi, vers 14 heures, un homme armé s'est introduit dans la salle principale du Gaumont: il a abattu 15 personnes et s'est rendu de lui-même à la police. Touché par une maladie pas encore identifiée, il a affirmé, je cite, avoir voulu purifier le secteur d'infection. Jean-Philippe Semmelweiss, en direct des lieux" "oui Fabrice... Muni d'un pistolet anti-émeute... Laurent Tachebierre, 28 ans, s'est introduit dans la salle du Gaumont pendant la projection du "Miroir-Plan", le dernier film de Lorancé... Il a... vidé son chargeur sur le public... au hasard, et provoqué la mort de... quinze personnes... Après avoir jeté son a"
        "tu veux un peu de vin?" "Shhht... Attends, j'écoute... Ouioui, un verre." "l'arrêter... Il a ôté sa chemise sur le trottoir pour montrer un torse couvert de plaques rouges... Et il a déclaré en les montrant à la police, je cite: J'ai vu dans cette salle l'ordure qui nous a apporté ça; c'est lui le chariot incendié de tout ce désastre, de cette merde; je suis venu laver ce tas d'ordures". "Ben... On l'a entendu rentrer, moi, j'me suis r'tournée et j'ai vu son arme... alors... j'me suis baissée et ça a commencé à tirer dans tous les coins... J'ai entendu des cris mais j'étais, enfin j'ai pas vu grand-chose vu qu'dès qu'j'ai vu ça je m'suis jetée à plat-ventre sous les fauteuils" "Il était complètement fou eeeeu y criait, eu des trucs enfin y criait... Vous êtes touchés, c'est fini, c'est fini pour vous... Et y disait euh... qu'il allait nous sauver, des trucs comme ça et puis y tirait, y tirait... j'ai cru qu'j'allais mourir". "De... nombreux témoignages, et... la police a conduit le tueur à l'hôpital pour faire examiner ses lésions; nous aurons les résultats du compte-rendu des sp" "C'est pas... Merde,  c'est pas possible..." "Tiens, c'est pas le cinéma où t'as chopé quelque chose au bras?" "Sissi... Putain, quelle saloperie!.. ... Hmmm... Pas mal ton Bourgueil; dis-donc, ils ont dit quoi, comme arme?" "Pas vu. Un pistolet, p'Tt?! Ta manie des flingues, enculeur de mouches."
 


        Jeudi 14 Mars

achebierre a vidé un chargeur de Beretta 92, soit: calibre 9 parabellum, armement automatique, mais j'insiste un peu: un chargeur de quinze balles; quinze morts dans une semi-obscurité. Muni de plusieurs chargeurs, il n'aurait pas eu à réarmer, et...
Il a expliqué qu'il n'avait jamais eu autant de chance aux dés, qu'il avait rempli un contrat parfait. Son enthousiasme pourrait être mesuré, avec ce type d'arme, il excédait largement les faveurs des dés; il aurait pu sans peine traverser quelques fauteuils et quelques corps, abattre vingt personnes... Ceci dit, ses chances étaient finalement plus fragiles qu'aux dés, puisqu'il aurait pu tout aussi bien tirer le zéro.
         "En attendant le diagnostic des médecins, la police suit l'hypothèse d'un nouvel attentat dont, une fois de plus, un malade aurait été le jouet. Les quelques tent
        Le cadre emporté par la lumière pousse violemment vers la surexposition les images les ombres s'y dissolvent immédiatement semblent y couler dans un blanc absolu s'agitent une dernière fois comme des larves noires englouties et au moment où l'écran est un monochrome aveuglant, les angles se rabattent et meurent vers son centre, plongeant la pièce dans l'obscurité.
 
 


        Vendredi 15 mars

        Ville dormante, posée.

égonflée, ma lèvre supérieure semble reposer sur ma lèvre inférieure pour la première fois, comme essayant un hamac. Le tireur a été examiné soigneusement, déconcerté les virologues, les psychiatres, mais surtout, par son insistance et la clarté têtue de son discours, convaincu la police d'une part de sa bonne foi; disons qu'elle et lui se sont accordés sur le déplacement momentané de la source du carnage pour laisser du répit aux médecins.
        Tachebierre a fourni une description minutieuse de celui dont il dit qu'il a inséminé la ville d'un mal touchant déjà plus d'un dixième de la population; le silence après les tirs a été avalé. J'ai pu voir, à la une des quotidiens, sur la nouvelle télévision de Julien, se composer un brouillon maladroit de mon visage, comme une même histoire transcrite bancalement par plusieurs historiens aux volontés disjointes.
        Je sais que je dois bien être le seul -et principalement parce qu'accusé je me sais coupable- à pouvoir reconnaître dans ce puzzle de rectangles transparents superposés, mal accordés -dessin d'élève qui apprendrait l'anthropométrie membre après membre- qui ont leur date et leur manque de style, de finesse, dans cette face rapiécée, le seul a pouvoir (vouloir) reconnaître mon visage, que le temps a modelé et qu'ils ne reconstituent que dans l'espace.

ais je sais aussi que la peur d'être reconnu dans cette farce me fige comme ce bouts-à-bouts est figé; je sais que le regard commun ne s'embarrasse pas des finesses que j'exige dans la reproduction de mon visage... Je sais que le degré d'ignorance et le seuil de cécité des éventuels spectateurs de ce portrait honteux, recomposera sans peine avec l'ignorance et la cécité du portrait-robot... Ils me reconnaîtront comme des ânes reconnaissent un Poussin sur une copie misérable et s'en satisfont largement pour original. De même que seule la culture, le goût, peuvent faire rejeter rapidement un médiocre dessin, là où, l'acclamant,  sifflant d'admiration, les ignorants ne verront pas l'esquisse innommable, la vulgarité des traits, et encourageront le débutant... De même, ce portrait-robot accusera tôt ou tard mon visage, et on se flattera de m'avoir reconnu.

ne tenture colorée remplace les affiches habituelles; elle semble avoir été peinte par ceux-là mêmes qui, chaque mois, reproduisent  et agrandissent les têtes d'affiche, font ressortir une ou deux pièces en relief sur du bois découpé: toutes les lourdeurs de la rétro-projection y sont lisibles, dégradés étirés au maximum, traces du grain de la photo agrandie auxquelles l'absence d'invention n'a pas pu suppléer, couleurs trop lumineuses et étranglement des contrastes. Mais n'y figure aucun visage, aucun titre, elle représente à une échelle démesurée les symptômes de l'épidémie... C'est ainsi que chaque jour les passants sont désormais confrontés à cette image d'une cloque monumentale, cloche de bronze plate exagérément colorée comme une planche de Larousse médical, ou de nervures de deux mètres frisant autour d'une escarre volcanique; le relief des papules est souligné de torsades d'un jaune atroce de tournesol, qui fait briller des plaques grosses comme des couvercles de marmites, les corolles en becs étranglant les cavités entraînent des ombres embarrassantes et irréelles pour singer l'épaisseur.
        La tenture a été placée là pour localiser et signaler le premier foyer de contagion qu'a constitué cette salle, pour détourner les passants trop curieux; et si une image outrageusement vériste (criarde) et abominable à été préférée à quelque slogan, c'est probablement par crainte qu'un texte ne fût pris pour l'annonce d'un film nouveau s'étant déjà emparé de l'actualité de l'épidémie, pour -bien entendu- gonfler une caisse de production sans modèle, mais surtout, pour apaiser la soif de simulation qui ne comprend le monde qu'une fois atténué, passé au fil de l'évidence et de l'analyse distanciée, lavé de son horreur, monde au degré second, touché par la représentation.

e vent, en faisant claquer la toile, anime les boursouflures peintes d'une vie incomparable, terrifiante, seule agitation d'un quartier bouclé.
 
 


        samedi 16 mars
 
        -C'est des conneries, Luc adore se faire mousser, il invente n'importe quoi! Il a toujours un mot à dire,... Y peut s'agir du fonctionnement d'un radiateur, des théories linguistiques de Jakobson ou la lumière de Rothko!
        -Pas du tout, sur c'coup-ci, tu t'goures! Il lui a même filé les fac-similés des feuilles de commande... Elles étaient en copie sur le disque dur avec la sauv'garde automatique.
        -Ah ouais, et il y aurait pas pensé, peut-être? Elle te les a montrées, les copies?
        -Non.
        -Ben alors c'est des conneries! Ça pue la parano ton truc.
        -Et la disparition du dossier de la centrale? Et celle des compartiments expérimentaux, 2 jours avant?
        -La disparition deux jours avant, je te l'rappelle, elle  a été signalée deux jours après... C'est plutôt amusant, non? ça marche comme le vieux truc de la prémonition.
        -Et le portrait du mec qui a tiré, et qui correspond comme deux gouttes d'eau? Non... Arrêtes, c'est toi qui déconnes! Tu veux pas qu'y soit coupable, et puis c'est tout!
        -Science-fiction, ragotage...
        -Mon cul ouais, il est mouillé jusqu'aux couilles, ton pote, ça fait longtemps qu'on parle des test-towns, et la ville est parfaite pour ça: le seul truc qu'a merd
        -Arrêtes! Arrêtes un peu. Premièrement: je n'vois pas l'intérêt pour qui que ce soit de monter un truc aussi risqué pour des résultats qui rapporteraient aussi peu... Si ça rapportait, on voit pas très bien à qui, puisqu'un gouvernement ne gagne pas la faveur de son public en lui balançant des bactéries sur la gueule parc'qu'y a toujours des fuites sur ce genre de merde... Deuxièmement: comment (et surtout: pourquoi?) aurait-il merdé au point de s'inoculer lui-même le truc? C'est-à dire au point d'alerter toute la salle? Et, principalement: explique-moi comment il en s'rait guéri, sur pied, sans aucune trace, quand tout
le monde crève comme des mouches?
        -D'abord, y' a rien d'mieux pour lui  pour passer inaperçu que d'êt' malade lui-même... En plus y'a un mec qui l'a vu au labo, blessé au bras, une coupure; il a du s'blesser avec le truc, péter une ampoule et s'écorcher avec.
        -C'est pas "en plus", c'est "ou bien": ou il l'a fait exprès, ou il s'est blessé; les deux ensembles, ça s'annule, duconne. Et ton mec, c'est qui?
        -c'est un copain de François qui me l'a dit, il connaît bien l'interne qu'était là.
        -De mieux en mieux, c'est Orléans, ton truc! Et... Sa guérison brutale?
        - bah tu l'as vu, toi, avec son herpès dégueulasse, et Rozenn pareille, non? Bon: puisqu'il est dans l'coup, ça a pas du êt' difficile pour lui de s'procurer l'antidote! De toutes façons, t'es vraiment l'seul à pas t'être rendu compte de ça, tu raisonnes tout l'temps et tu veux rien voir, alors...

        Rien ne devrait différencier ce paysage -avenues étendues comme des paumes, ces gammes serrées -courtes- des couleurs de façades, ce glissement ronronnant au pouls battant rouge, puis vert, orange, ralenti, fluide, ces crépis de restaurants, de magasins- de ce qu'il fut. Pourtant les passages y sont devenus craintifs, étranglés par l'insistance de plomb d'une ville touchée par la copie, la substitution lente des signes urbains à la ville d'origine. Depuis la salle de cinéma -de place en place, comme une rumeur arborescente- par souci de désinfection et aussi, pour n'alarmer personne avec un paysage de désastre, une vie rasée, les copies immobilières ont remplacé les immeubles.

bservez cette automobile: son propriétaire n'a pas de garage, et elle est rouge, voyante, elle ne quitte presque jamais ce trottoir; alors, pour que sa disparition n'inquiète personne, elle a -comme le reste du quartier- été ôtée, remplacée par sa copie. Approchez-la, elle est fausse... Ce n'est pas une voiture. Par souci de vérisme, sa carrosserie est en métal, son pare-brise en verre de sécurité.
Afin que nul ne décèle la supercherie, c'est dans le même métal que l'original qu'on a moulé sa carcasse, et afin qu'aucun reflet douteux ne trahisse la copie, c'est avec le caoutchouc des pneus que l'on a reproduit ceux-ci, avec le plexiglas des phares que l'on a fabriqué ces catadioptres; des bougies, calandres, des soupapes, toutes les pièces d'un moteur on été reconstituées pour ne pas éveiller l'attention d'un observateur trop minutieux. De l'essence a été mise dans le réservoir fictif pour parachever le faux.
Ainsi, ces fausses poubelles en aluminium; ce faux trottoir en bitume; ces fausses façades en granite et ces fausses vitrines en verre. L'eau qui circule sous mes pieds dans des enfilades d'égouts bruisse comme de l'eau, et je m'étonne encore que le ciel qui est si vrai soit complice en l'embrassant de cette cité fantaisiste qui imite Babel sans encourir la moindre disgrâce.

a télévision rejoue le Nosferatu d'Herzog, d'anciennes séries documentaires médicales, des signes infamants ont été crayonnés sur ma porte, je reçois des lettres anonymes de personnes m'ayant reconnu, mes amis m'enjoignent à me méfier, mon nom a été donné par le journaliste des actualités, je sais qu'il nous faut rapidement quitter cette ville, et dans le claquement de portière qui emporte avec moi quelques années de travail, d'activités, quelques livres, je regarde la découpe rouge de son profil, Rozenn, qui ignore comme moi-même notre destination, mais qui ignore surtout que moi, innocent et coupable, j'embarque dans le coffre avec nous -parce que je suis vivant et que je ne peux rien contre le monde- le virus qui nous expulsera et nous condamnera ailleurs.

e suis debout, embrassant ce croquis de muraille brune, et, de même qu'une fourmi ignore tout de la verticalité du monde en faisant des colliers horizontaux de ces arbres qu'elle escalade et de ces chemins de terre qu'elle arpente, c'est un ruban plat et lointain et non un réseau de ruelles mille fois traversées, que je vois s'embraser: la nappe de sons se propage vers moi comme le souffle d'une explosion; longtemps bandeau symphonique, horizontal, aveuglant (assourdissant), mouvant comme un troupeau; et brutalement embrasement sonore qui me prend, et me fait plier les genoux.

ous avons cru voir surgir brutalement un mal nouveau, et nous sommes pétrifiés
que notre chronologie soit troublée dans son repos par l'épidémie, qu'il apparaisse une rupture dans une chaîne sur laquelle nous croyions pouvoir compter, dans la continuité et la solidité de laquelle nous croyions ne jamais devoir désespérer; et sans rien en soupçonner, nous avions -somme toute- bien plus raison d'y croire que d'être surpris par une rupture qui n'a pas eu lieu; parce qu'il n'y a pas eu de contre-miracle, chute, de Guehenne transpirante de la terre, comme une brusque perméabilité des deux mondes: on croit voir l'alerte signalée par la respiration imparfaitement contenue du Mal... Il viendrait percer la coque pour se rappeler à notre souvenir, et on s'imagine percevoir sous nos pas le sifflement de l'infection; mais c'est qu'autour en vérité languissait UNE OPPORTUNITE....
        Milliers de possibilités manquées, en attente, poussières en suspension comme des anneaux de Saturne infiniment concentriques... Et ce qui manque, n'est qu'une minuscule coïncidence de deux corps.

l n'y avait pas eu, jusque-là, d'opportunité; et voici, parmi les millions qui ne se proposent pas, ou parmi les millions de tentatives échouées, avortées, celle là: l'occasion propice -le rendez-vous que les deux partis s'étaient donnés depuis toujours et qu'ils avaient fini par oublier- se présente, la percussion dans le corps admirablement fertile qui va devenir après un millénaire de silence le foyer dont chaque contact, chaque toucher, sera un toucher de la mort et une victoire sous forme de canal supplémentaire; les dérivations s'accroissent, se fortifient, libèrent d'autres opportunités de leur silence; et on reverra peu après les lignées endormies des convulsionnaires regarder à nouveau le monde qui les attendait -comme si la terre avait tremblé, craqué un peu plus sous leurs pieds- sourire au mal dont ils attendaient les manifestations pour se livrer à leurs cultes.

ais rien n'aura été déplacé, modifié... Et l'hydre repue rotera un bonne foi, pivotera et s'abattra d'elle-même sur son estomac, chargée du nombre exactement suffisant de corps qui tressèrent la maille de sa tunique, conduisant de son apparition à son enfouissement définitif. Et tous se regardent en disant, mais j'ai dormi... Tout est immobile...
Je viens de m'éveiller.