ous 
  l'avez aimé un jour, plusieurs jours : puisqu'il s'intimidait devant 
  une oeuvre qu'il ne comprenait guère, vous l'avez encouragé à 
  vous suivre sur les chemins de votre travail : vous lui en avez dévoilé 
  la technique, la mécanique, les rouages; vous l'avez même encouragé 
  à continuer lorsqu'il produisait de comiques monstruosités, en 
  ne parlant que des qualités que vous pouviez difficilement y voir poindre 
  ; vous l'avez accueilli là où il pensait ne jamais pouvoir mettre 
  les pieds, et vous avez applaudi à sa première pataude réussite. 
  Ivre de la seule possession de la facture, puisqu'il y croit dur comme faire, 
  il s'étouffera d'orgueil en se sentant enfin dépositaire du jugement; 
  ils commencera par juger de façon tranchante des objets que vous aviez 
  déjà décortiqués pour lui, comme s'il inventait, 
  comme s'ils opérait le corps pour la première fois... Par amour, 
  vous vous tairez; pire, vous serez admiratif devant le progrès intellectuel 
  de celui que vous trouviez si mal façonné dans ses goûts, 
  vous ne vous rendrez peut-être pas même compte qu'il vous singe... 
  Peu à peu, il discutera votre façon de goûter, puis, s'étant 
  accordé le droit de mettre le nez dans vos affaires (alors que c'est 
  vous même qui le lui aviez un jour plongé), il discutera vos goûts... 
  
          Et que pourrez vous alors contre 
  son arrogance? 
          Rien ,évidemment, rien... 
  Vous lui aviez ouvert la voie d'un discours que vous jugiez intime, que vous 
  n'aviez accordé qu'à lui : il s'en est nourri, mais il ne s'est 
  pas contenté de ça ; il a parlé là où vous 
  ne parliez pas... Vu de l'extérieur, c'est vous qui êtes devenu 
  le faussaire, et son talent enivré vous fait parfois demander si finalement 
  il n'a pas raison, si, après tout, il ne vient pas de vous enseigner 
  cette chose que pourtant vous pensiez savoir depuis longtemps. Il vous avait 
  adoré tant que vous représentiez l'échelon qu'il n'avait 
  pas encore gravi ; il admirait votre travail, il le tenait à distance, 
  respectueusement ; croyant lui montrer par là toute la qualité 
  de votre oeuvre, vous lui aviez fait voir combien elle tenait à peu, 
  très peu de chose ; vous pensiez lui avoir appris à aimer cette 
  homéopathie? Vous ne lui avez appris en fait que le sentiment de dominer 
  une chose que seule la superstition lui avait fait croire forte ; et que seule 
  une nouvelle superstition lui fait croire vulnérable... Mais le mal est 
  fait. Ce ne sont plus vos goûts, qu'il juge, ce sont vos oeuvres, celles-là 
  mêmes qui l'attiraient irrésistiblement parce qu'elles lui semblaient 
  inexpugnables ; il n'a rien appris qu'à simuler l'autorité de 
  vos jugements, qu'à imiter votre manière, et pire, qu'à 
  contrefaire votre travail de façon grossière. Mais comme il est 
  grossier, cette contrefaçon lui suffit pour se persuader qu'il a dépassé 
  le maître. Il devient arrogant, fatigant, bavard. Vous ne pourrez plus 
  vous en débarrasser à moins de le tuer... 
l 
  est accablant de constater qu'il faille épuiser des armadas de raisonnements 
  pointus, des casse-têtes de subtilité ou des trésors d'invention, 
  de gravité, pour contrecarrer des frivolités ordurières 
  qui fusent comme des pets ; le déséquilibre économique 
  des idées conduit inévitablement l'intelligence à la ruine 
  (du moins à l'épuisement, l'effarement de celle-ci devant sa propre 
  inanité); ruinée par le peu d'effort que coûtent les raisonnements 
  simples et spécieux qui gouvernent le monde et qui sont bien plus pérennes 
  qu'elle. Une pensée juste a une histoire si brève que dix siècles 
  de répétitions ne l'installent pas. Une haine aveugle n'a besoin 
  d'aucun moteur pour réanimer chaque siècle et le conduire à 
  l'enthousiasme et à la destruction. 
          ... Celui qui croit à une 
  raison d'état a déjà sucé beaucoup trop les doigts 
  des morts et n'aime dans les mains des vivants que leur rigidification dans 
  le salut martial ; mais non seulement le monde est d'une tragique futilité, 
  mais c'est bien cette futilité-même qui le conduit aux rampes d'Auschwitz. 
  Il est amusant de remarquer que la gravité et la profondeur génèrent 
  des choses aussi silencieuses et inoffensives que des livres, et que ce soit 
  la frivolité, l'élan vers les engagements les plus puérils 
  qui, finalement, donnent sa forme au monde...Il est aussi comique qu'atroce 
  de bien voir que seuls les actes les plus futiles, conduits par les êtres 
  les plus futiles et les moins réfléchis, engendre des métamorphose 
  visibles du monde visible ; les actes, les pensées, les réévaluations, 
  les livres profonds ne touchent en rien un monde dans lequel ils n'engagent 
  aucune transformation ; les êtres médiocres, les pensées 
  dérisoires, les aperçus grossiers forment la somme de ce que l'on 
  appelle -sans doute par ironie, du moins je l'espère- l'évolution; 
  mais parce que l'orgueil des pitres est quantitativement supérieur à 
  celui des justes, nul ne saurait supporter l'idée qu'une action, qu'un 
  gouvernement, qu'une trahison ou qu'un massacre soit limpide... tout doit y 
  être prétendument compliqué par les ennemis de la complexité, 
  pour que les participants et les obéissants aient l'air profond. Ainsi, 
  les gouvernants écartent du jeu tous ceux qui pouraient crier "au jeu!"... 
a 
  science produit des désastres silencieux et s'offre d'y remédier 
  en public. Elle devient le remède à une inéluctabilité 
  artificielle... 
a 
  mise en péril volontaire de la raison; les manifestations de l'imaginaire 
  qui produisent l'ensemble des figures horrifiantes ou merveilleuses qui alimentent 
  le goût pour les contes, les affabulations à moralités vaseuses, 
  ou les explications imparfaites de la vie, ne sont en général 
  que le produit d'hybridations qui ne créent guère, inventent peu, 
  qui composent le plus souvent avec l'observation mal fichue et bricoleuse, en 
  gros, c'est une simple mise en maladie du monde visible dans la voie d'une guérison 
  par la morale du mythe. Beaucoup s'émerveillent de des recoupements que 
  nous offrent le dragon ou la cité enfouie en tous les points du globe, 
  à toute époque; je préfère n'y voir de la part de 
  toute civilisation qu'un déplorable manque d'imagination... Sur les cités 
  rassurantes ...gagez que si l'on pose à chacun la question de légitimer 
  les formes ahurissantes, claustratives, maternelles et l'environnement de nos 
  cités, ils finira par échouer sur la tranquillité clinique. 
  
          Par peur de la vieillesse (et horreur 
  de la mort), ce sera le sacrifice de la jeunesse : ainsi, au culte de la médecine, 
  on sacrifie l'une et l'autre... 
lle 
  était menée par cette logique épaisse et paresseuse qui 
  conduit à se récrier sur l'église dès qu'est prononcé 
  le nom de Dieu; le carnaval des atrocités vraies et fausses modèle 
  la pâte de ce discours rapide, et si par malheur on oppose à ce 
  raccourci triomphant et imbuvable une foi qui se soucie peu d'être à 
  l'abri du Temple, et qui lui préfère de loin le Livre, cet esprit 
  affolé par la nouvelle donnée -qui abonde en son sens sans reculer 
  cependant d'un pouce sur ses positions- se sent volé, et ce Dieu, dont 
  pour rien au monde il n'aurait voulu le voir chez soi ou ailleurs, voilà 
  qu'il lui faut au moins qu'il soit à l'église (car il lui faut 
  bien une place pour la pilonner): ce goût exagéré pour les 
  choses bien rangées exprime un paradoxe par lequel l'athée, brutalement, 
  deviendra raisonneur et plus catholique que le pape, et questionnera avec arrogance 
  une foi qui n'est guère soumise à l'Ordre... 
e 
  christianisme se voudrait être la mémoire d'une présence 
  miraculeuse puis évanouie (c'est une religion du regret); Mais il n'est 
  pas ce Gan Eden* arraché du savoir; il n'est hélas que l'actualisation, 
  spontanée, d'un savoir qui n'aurait jamais du avoir à s'identifier 
  de la sorte : il pose à la conscience du croyant le problème de 
  la Présence; Il est la part visible du foirage qui inverse les propositions 
  de l'image ("à l'image de", disait le Berechit**): Dieu dépendant 
  des aléas de la foi qu'on lui prête. Plus du tout transactionnel 
  (individuellement perçu), il est actualisé, palpable, et sans 
  prophète ni buisson (sans Exigence de transformation); on substituera 
  à tous ces jeux, jugés sans doute bien vieillots et trop littéraires, 
  le Mystère et la Passion... Il faut que tout ça se solidifie par 
  le passage, pour bien souligner son nez mis nasalement partout, quand bon lui 
  semble. L'incarnation interdit la permanence (propriété de Celui 
  qui nous a offert, une bonne fois pour toutes, le Monde), le Christ est la négation 
  de la rupture originelle entre Dieu et sa créature par la représentation 
  de la rupture PARMI les hommes. Dans la chair, un Christ est un Christ de trop. 
  
  Dieu n'est plus transactionnel, il est actualisé, réifié, 
  palpable, ce qui signifie -et c'est une aporie- qu'il se rend signifiant par 
  les moyens mêmes qui interdisent sa signifiance, c'est-à-dire la 
  rupture. Où est passée la tension qui n'avait d'autre objet que 
  de se désigner comme tension sans objet? Bredouille, nous avons affaire 
  à une chosification de ce qui, seul, rendait la chose insatisfaisante. 
  Le problème est sans doute celui de la Reconnaissance de Dieu, et la 
  reconnaissance engendre le miracle; le miracle engendre la cécité 
  païenne de ceux pour qui Dieu remplit une autre fonction que celle d'être 
  questionné; celle d'être bienfaiteur. Un bienfait supplémentaire 
  à la constitution, à la vie, n'est pas autre chose qu'une soustraction 
  du devenir, de l'espoir conditionné par l'incompréhension de Dieu 
  et la nécessité d'avoir affaire -hors de soi- à Lui seul. 
  
          Loin d'être livré à 
  lui-même, touché par Dieu présentifié, le chrétien 
  peut suivre Moïse comme il suivrait Robespierre... 
*Hébraïquement, le jardin d'Eden, plus précisement: 
  le Jardin de la séparation, qui n'est pas l'Eden à proprement 
  parler, mais le site, habité par l'Homme, qui fut coeur ET périphérie 
  de l'Origine. 
  **La Genèse (des premiers mots hébreux du Livre: "berechit bara 
  elohim") 
e 
  nombreux paris sont aujourd'hui tenus sur ma jeunesse (et ceci malgré 
  mon âge réel), son instabilité, sa faillibilité; 
  il est bien entendu qu'il n'est plus question de négocier contre une 
  caricature de jeunesse qui a coûté tant d'effort pour être 
  aplanie, policée (inscrite comme étape civile, peut-être 
  même, si l'on en croit l'appel quotidien qui y souscrit, comme véritable 
  PARTI), qu'il n'est pas question de reprendre depuis le début de cette 
  imposture ; revoyons ce schéma qui autorise d'autant moins les victimes 
  à s'extirper de leur statut qu'on leur rappelle qu'il est une bénédiction 
  dont il faudrait savoir profiter (ce qui signifie que la jeunesse "dite" est 
  le seul apanage de celui qui, l'ayant perdue, l'inflige à celui qui n'en 
  veut pas pour condition): 
          1) postuler la fragilité d'un 
  état, d'une situation 
          2) être bienveillant à 
  l'égard de cet état, dans la proposition de le réformer, 
  pour une libération 
          3) aménager dans cette réforme 
  une somme d'analogies plus ou moins grossières avec la fragilité 
  prétendue inhérente à l'état d'origine, pour bien 
  insister sur la précarité ET la nécessité de cette 
  réforme 
          4) ramener dans le droit chemin celui 
  qui s'écarterait de la réforme en lui rappelant combien il lui 
  doit de n'être plus dans l'état d'origine Plus couramment, coupez 
  les pattes d'une grenouille et faites-lui un prix sur les prothèses. 
  
          Je pourrais aborder une fois encore 
  le sujet sur, par exemple, mon immaturité supposée d'écrivain 
  (ou d'homme)... mais il y a plus amusant (et on va, finalement, y revenir), 
  ma capacité biologique à me reproduire face à ma volonté 
  de ne pas le faire ; on verra sans cesse se remodeler un dispositif d'attaque 
  (terriblement SERIEUX) qui a l'audace de faire appel à la volonté 
  là où justement elle n'est plus ; plus clairement, ceux qui me 
  voient changeant -et enfin proliférant, parce que je ne peux que céder- 
  ne me diraient mûr qu'au moment précis où je ne le serais 
  plus, c'est à dire homme debout et pensant contre cete évidence 
  criminelle. C'est inouï, qu'être immature aux yeux du monde soit 
  être décisionnaire, et qu'être mûr soit au contraire 
  s'abandonner à l'inconséquence des évidences biologiques; 
  dois-je vraiment rire d'observer la fonction naturelle la mieux partagée 
  du monde (avouée, de plus, comme incontrôlable: "comment résister 
  à ces yeux-là", comment résister "à cet acte-là?") 
  être élevée au rang d'un infaillible trace de sagesse et 
  d'accomplissement, là où elle n'engage plus rien chez l'être 
  sinon l'inconséquence du meurtrier qui a aimé un jour de soleil? 
  
          Soyons banals, c'est bien encore 
  le petit peuple des somnambules qui croit dans la légitimité de 
  sa perpétuation, dans un monde moulé au rythme inconsidéré 
  de la prolifération du sens tyrannique de l'être-là, ontologiquement 
  satisfait. Malheur à celui qui est, il se heurtera à la foule 
  des morts secouée par les vivants (à moins, j'en ai bien peur, 
  que ce ne soit le contraire). Il est insupportable, en fait, qu'il n'y ait toujours 
  pas de VOLONTE perpétuante, d'éthique reproductrice, parce qu'il 
  est intolérable qu'un homme ne soit pas responsable, finalement, de l'ensemble 
  des autres; l'aveuglement institué contre le voir inavouable, voilà 
  qui fait de moi une créature gombrowiczienne irrécupérable 
tre 
  père, c'est renoncer avec un triomphe de la chute, pour céder 
  la place à un autre être supposé non-coupable et -tacitement- 
  à son avenir personnel de renonçant: la généalogie 
  ou le relais des ratés. Une mère, elle, n'aime pas son enfant 
  parce qu'il est bon, qu'il fait de grandes choses ou qu'il ne nuit pas autant 
  à ses petits camarades qu'ils ne lui nuisent; elle l'aime parce qu'il 
  est son enfant, et ceci lui semble suffisant et évident; ce qui signifie 
  non seulement qu'elle se rend incapable de l'aimer (je veux dire qu'elle serait 
  bien incapable de donner le moindre sens à la vie de son rejeton si elle 
  était émancipée de la sienne) mais, en fait, qu'une femme 
  prétendant aimer un homme pour ce qu'il est, pour ce qu'il fait, lui 
  ment effrontément en attendant qu'il lui permette par le jeu de l'engrossement, 
  de révéler la véritable nature de son amour cannibale : 
  la bêtise et la stupeur charnelle. Ce qu'elle veut, c'est seulement le 
  verbe aimer... 
'observe 
  dans ce rectangle profond un visage que l'imagination (ou la nécessité) 
  de quelques femmes a inventé beau et attirant, des vertus que l'alcool 
  -par exemple- attise sans retenue, et que la séparation abjure... 
e 
  qu'il y a de particulier à la désignation du juif comme victime 
  possible, partout où elle veut toucher selon l'ordre du sang ou du capital, 
  du déicide ou de l'épidémie, c'est qu'elle doit, en passant, 
  l'éliminer sans cesse comme juif, puisqu'elle est incapable d'en trouver 
  un seul qui satisfasse la caricature qu'elle s'en est faite, pour parvenir à 
  ses fins: il faut commencer par réduire l'être à ce qu'il 
  n'est jamais, saisissable, il faut terroriser la substance pour qu'elle se replie 
  et parce qu'elle répugne à être saisie... parce que le juif 
  n'a jamais été tué comme juif, mais comme possibilité 
  du vide qu'il est supposé représenter pour remplir la poche de 
  l'altérité; le juif comme autre définitif, c'est pas de 
  juif du tout, sans quoi il serait inexterminable (il serait INVISIBLE); il faut, 
  en gros, supprimer la judéité du juif avant de le tuer, parce 
  que quiconque se serait assez penché sur le judaïsme ou tout simplement 
  sur l'imperceptible judéité, quelles que soient ses intentions, 
  pour le repérer, aurait du franchir les étapes quotidiennes qui 
  lient le juif au monde de Dieu et qui l'ouvrent à l'appréhension 
  de la mort: et se voyant brutalement dans le reflet du monde, il ne pourrait 
  plus le supprimer sans se tuer lui-même... 
'imagine 
  souvent que tôt ou tard, les vestiges d'Auschwitz finiront par ne plus 
  attirer suffisamment de touristes ou d'historiens pour remplir leur fonction 
  de "monument à la mémoire"... Il faudra les retaper, faire un 
  gros travail à la Viollet-Leduc, pour les reconstituer in-situ, et permettre 
  aux visiteurs d'y être comme "à l'époque". Pour plus de 
  crédibilité, d'immenses moyens technologiques reconstitueront 
  la combustion avec des mannequins, les chambres à gaz avec des hologrammes. 
  Ainsi, en cas d'urgence, ces parcs instructifs pourront toujours servir de camps 
  d'extermination idéalement remis à neuf... 
e 
  ne saurai jamais s'il avait adhéré à ce que je disais, 
  à ce que j'avais espéré de plus profond et de plus inattendu 
  dans ce que je disais, ou bien s'il n'avait épousé que la conviction 
  que j'y mettais. 
          En d'autres termes, pourvu que la 
  conviction y fut, le savoir était pour lui interchangeable, il me SENTAIT 
  parler. J'ai compris alors toute la distance qui séparait un administré 
  d'un sympathisant... et lui, hélas, n'était qu'un administré 
  parce qu'il était victime de la musique. J'avais la possibilité 
  d'en faire un juste uniquement parce que je suis un juste, non pas parce qu'il 
  avait pu saisir la justice ou la justesse de ma position. Moins encore parce 
  que la justice lui semblait nécessaire. Avec quiconque d'aussi certain 
  que moi, il eût tout aussi bien pu être une ordure ou un jardinier. 
  
          Les prosélytes sont des fantômes 
  du goût, ils traversent le monde de l'esprit sans jamais être touchés 
  par lui que pour les opportunités qu'il leur offre de donner des grimaces. 
  Ils sont de ces gens qui, ayant du temps de votre splendeur ri avec exagération 
  à toutes vos plaisanteries (au point de vous avoir gêné 
  ou rendu cabotin) après la plus futile brouille bouderont tous vos traits 
  d'esprit sans exception: et vous vous rendez subitement compte qu'ils n'avaient 
  pas plus compris ou prêté attention aux premières, qu'ils 
  ne sont capables de détester vraiment les suivants, qui ne sont pour 
  eux qu'une musique par laquelle ils furent momentanément charmés... 
etrancher 
  le livre de lui-même, lui soustraire simultanément le prestige 
  solitaire qui le fonde, et le silence indéchiffrable dans lequel nous 
  nous livrions à lui, voilà où nous conduit l'illusion de 
  pouvoir l'oraliser, l'orgueil de nous croire possiblement, encore, oraux; comme 
  on croit pouvoir assumer toutes les étapes risibles et lentes qui conduisent 
  aux machines que nous utilisons, comme si elles les contenaient : en vérité, 
  ce qui avait été aux hommes rendu possible par l'inscription, 
  trois fois millénaire, irréparable (l'évacuation de l'immédiatement 
  transmissible, congédiation de la limpidité instantanée), 
  ce vacarme confidentiel tout entier voué à l'engouffrement dans 
  les lignes, ne peut s'oraliser sans qu'on s'y perde, sans mentir sur sa condition, 
  et moi, lecteur, sans mentir la mienne, inscrivant dans et pour le silence. 
  Nous étions déjà certains de n'avoir aucun enseignement 
  à tirer du livre, et nous voici contraints de ne plus en extraire que 
  sa fuite musicale, rythmique, sa soumission au fil ténu de l'impermanence, 
  de la parole vaine... 
u'il 
  faille engager des artisans pour concrétiser ce à quoi le langage 
  seul donnait jusque là son sens (comme producteur), est une des particularités 
  de l'appareillage sado-masochiste et de ses manufactures : le costume du théâtre 
  cuir et métallique n'est là que pour entériner l'acte en 
  lui servant de preuve : en effet, en dehors de ces artifices, la seule preuve 
  qu'il y ait eu un jour un acte d'ordre sado-masochiste serait (sinon la blessure) 
  la mort; or elle doit se trouver évincée, et vite fait, puisqu'il 
  n'est pas question de l'intégrer à un jeu qui ne se fait pas contre 
  la vie (ou du moins pas contre les idéologies qui la soutiennent), mais 
  contre l'ennui qu'elle procure. Et voici naturellement la libido illico recanalisée 
  dans l'économie de marché dont elle est pourtant le pire ennemi... 
  
          Ouf, on aurait pu jouir... 
es 
  statistiques ne produisent chez les imbéciles que l'orgueil d'être 
  imbécilement nombreux ; chez les autres, le désespoir des statistiques 
  et du pouvoir qu'elles exercent contre eux. Chez les statisticiens, le sentiment 
  d'avoir fait du bon travail. Nous vivons dans un monde où un homme veut 
  savoir si son voisin pense avant de s'autoriser à penser. Factuellement, 
  c'est la négation même de la pensée... 
e 
  seul fait que la Loi n'est, dans le respect que nous lui devons, que le reflet 
  du refoulement du désordre qui l'a fait naître un jour, doit nous 
  rappeler sans cesse que la vérité n'est pas le vrai, que la justice 
  n'est pas naturelle, qu'il faut prodigieusement congédier ses désirs 
  et ses actes pour constituer sa normalisation. Seule, en quelque sorte, la folie 
  proche rend nécessaire la normalité à la normalité*: 
  si nous soumettions vraiment le monde à l'examen de notre clinique, de 
  notre idée de la sanité et de la santé, nous ne pourrions 
  guère faire autrement que condamner nos enfants -pour leurs gestes faux, 
  leur crédulité dans la rigidité et la fixité des 
  lois, leur usage de la loi en tant que règle, tout ce qui les pousse, 
  somme toute, à une criminalité sous-jacente permanente- plutôt 
  à l'asile qu'à la crèche ; nous serions acculés 
  à reconnaître comme origine de tous leurs symptômes l'accord 
  délibéré de la mère, cette mère à 
  qui nous avons nous-mêmes accordé tous les jours le droit de montrer 
  les fous du doigt pour qu'ils ne nous nuisent pas... 
          Mais il y a l'âge et la formation, 
  dit-on... Je me demande ce qu'il en est des corps et des esprits, s'ils n'ont 
  que l'enfance à se mettre sous la dent pour changer de géographie 
  et de morale... 
*"Ce sont les fous qui nous ont conduit à l'hypothèse de l'inconscient, mais c'est nous, en regard, qui les y avons piégés." Baudrillard.
ui 
  pourrait, finalement, gagner quoi que ce soit à parler, maintenant? 
  Décortiquer devant tous la médiocrité d'un alibi dont on 
  sait qu'en fait il est partagé par tous, ce serait porter seul le poids 
  de la défense. Alors, bien sûr, taire un usage coutumier est la 
  moindre des choses ; accuser de quoique ce soit celui (ou le media qu'il utilise) 
  dont on sait très bien qu'à travers ce mouvement il écartera 
  l'attention sur notre propre degré de compromission, est nettement moins 
  suicidaire que d'admettre que penser, finalement, nous fatigue. Nous pouvons 
  toujours boire, et arguer du fait que la boisson était là avant 
  nous... nous taire, arguant du fait que la musique couvre nos paroles. Nous 
  pouvons ne plus penser en arguant du fait que l'ensemble des choses -que nous 
  avons désirées avec l'enthousiasme de celui qui n'aura plus à 
  s'expliquer- nuit à la pensée. En vérité nous courrons 
  vers l'ordre définitif qui ne nous fera plus rougir d'être désoeuvrés 
  et malades, celui qui contient notre autorisation à ne plus être 
  qu'en charge, feignant d'en être affectés, là où 
  tout n'est que soulagement : nous sommes aux deux extrémités d'un 
  bâton que personne ne tend. Soulagement de n'être pas dans le silence 
  pour parler, et d'être dans le vacarme pour se taire. Soulagement de n'être 
  pas assez confortablement installé pour articuler une pensée, 
  et de mimer la souffrance du silencieux par nature, abasourdi. Soulagement d'avoir 
  quitté un lieu trop idéal d'engagements intellectuels (qu'en fait 
  on n'aura jamais connu) pour trouver celui qui les interdit et qui, en les interdisant, 
  nous permet d'emboucher les trompettes protestatives de la légitimité... 
  Pour qui veut bien être un imbécile sans être accusé 
  de l'avoir désiré. Il ne faudrait pas tout mêler, bien sur, 
  faire le choix de sa langue, de ses accusations, mais... 
  J'aimerais tant me faire comprendre : c'est parce que l'on s'est assoupis, que 
  l'on a cru tous les crimes interchangeables, embrassables en une seule analyse, 
  et parce que l'on a hurlé en même temps à la nécessité 
  de ne pas tout confondre, que l'on a cru en l'histoire et sa nécessité 
  (son autorité). Mais savoir qu'il y a eu ici des vies antécédentes 
  qui ignorèrent tout de leur participation à cette merde, à 
  cette histoire-là, je veux dire, celle qui autorise une couche de vie 
  à prendre le relais de celle qu'elle a écrasé sans regarder 
  ses yeux, à réhabiliter les lieux dans ce haussement caractéristique 
  de l'épaule qui amende tout, qui usurpe le droit à l'habitat, 
  et qui tressaute à peine de honte de vivre dans la maison des morts... 
  ils ne les ont pas poussés, bien sûr, non. 
          Mais c'est avec soulagement qu'ils 
  ont vu disparaître ceux qui auraient pu rafraîchir leur mémoire... 
                    
  "C'était une sorte de camp de concentration"... avait-elle dit... 
  
  e rien savoir dans la profondeur des camps, leur véritable étendue, 
  nombre, fonction, statut, particularisme, administration, leurs noms, mais accepter 
  le camp comme une échelle de l'horreur : c'est là le subterfuge 
  d'une pensée qui peut encore les produire parce qu'elle les ignore, l'ignominie 
  d'un langage qui -l'air de rien- semble peser le désastre concentrationnaire 
  mai qui, en vérité, en le rapportant à tout ce qui fait 
  frémir l'état d'âme, évince proprement ce qui le 
  caractérise ; l'horreur n'est convoquée ici que pour être 
  poliment raccompagnée à la porte 
ous 
  nous émerveillons que la nature nous ait dotés de cinq sens bien 
  développés pour la goûter à sa juste mesure... Sans 
  jamais envisager que nous la pensions par là même contenue dans 
  cinq pauvres possibilités de la toucher ; autour, palpitantes, mille 
  possibilités dont nos sens nous interdisent de jouir ne s'ouvriront pas 
  à nous : c'est avec la même certitude que nous embrassons les règles 
  de la perspective, en considérant le monde vu par l'oeil à facettes 
  d'un insecte comme une bizarrerie inadaptée ; nous ne disposons que de 
  cinq sens, et nous finissons par nous persuader que le monde a cinq faces... 
orges 
  disait qu'un intellectuel ne pouvait être un homme d'esprit accompli s'il 
  n'était pas un tout petit peu théologien (tout le monde se souvient 
  qu'il rattachait la théologie à une des branches de la littérature 
  fantastique); même, rajoutait-il, s'il n'était pas nécessaire 
  pour cela qu'il eût la foi... Peut-être, peut-être... mais 
  être, sans foi, un tout petit peu théologien, c'est utiliser un 
  microscope pour observer les nébuleuses; et Dieu ne commence à 
  être une proposition intéressante que lorsqu'il cesse d'être 
  un objet d'étude. L'intellectuel de Borges n'aura que l'orgueil de connaître 
  les manifestations de Dieu dans le coeur des hommes. De Dieu, il ne saura rien. 
        1) Pourquoi 
  un homme n'a-t-il rien à gagner en soutenant un pouvoir qui oppresse 
  une partie choisie de la population qu'il gouverne? Parce que celui qui oppresse 
  une partie de la cité ne vit que dans la crainte de la colère 
  des victimes, de leurs amis, de leurs familles, et, tôt ou tard, il devra 
  s'en débarrasser totalement pour retrouver le sommeil. Il sait cette 
  rage d'autant plus vraie et proche qu'il l'a précédée, 
  l'a inventée de toutes pièces avant qu'elle ne voit le jour pour 
  légitimer l'oppression. Mais la peur grandit avec le crime, parce que 
  le criminel -quand il ne se sait pas coupable- se sait friable, et, rapidement, 
  sa peur le fera se tromper de victime, en choisir une approximation dans l'affolement, 
  la précipitation. Nul doute que celui qui l'a soutenu un jour se retrouvera 
  au nombre des amis ou des frères, et qu'il ne décèlera 
  plus la couleur du privilège. Soutenir un terrorisme d'état est 
  un calcul à court terme sur la jouissance, qui achèvera le jouisseur. 
  
          2) Le crantage hiérarchique, 
  voilà le grand vertige au-dessus de l'infamie... Eeeh! et s'il n'y a 
  rien sous moi, moi, je SUIS le vide! Mais quand il n'y a plus d'infériorité 
  sociale, qu'il n'est plus possible de surplomber un salaire parce que le sien 
  est le plus bas, il reste un espace de respiration, la hiérarchie raciale, 
  grâce à laquelle un médecin nègre est toujours inférieur 
  à un O.S. blanc. Celui qui domine dans ce cas, préférera 
  être discret, et étouffer les plaintes de crainte qu'on ne lui 
  demande des comptes. Afin d'éviter toute explication rationnelle qui 
  le perdrait, il invoquera une suprématie de l'évidence qui fera 
  de lui un non-coupable occulte. 
          3) Aucun régime de 
  terrorisme d'état n'a vu le jour sans l'allégeance de naïfs 
  qui se sont trompés d'orgueil en s'excluant du nombre des victimes. Ils 
  le sont tous devenus tôt ou tard; entre-temps, leur régime instable 
  -qui les faisait osciller entre la terreur des victimes possibles et la veulerie 
  des bourreaux momentanés- était celui de la paranoïa, du 
  silence ou de la délation. C'était payer par l'envie et la frivolité, 
  le droit de n'être plus jamais tranquille. 
          4) Du natalisme : la multiplication 
  des naissances est l'aurore d'une destruction volontaire du monde par abandon 
  de tout véritable amour pour lui : rendus frileux par ce réel 
  auquel ils se cognent sans rien y vouloir comprendre, dépourvus d'ambitions, 
  les spectres qui natalisent ont renoncé à leur vie parce qu'ils 
  sont inaptes à la remplir... et c'est à un autre corps qu'ils 
  feront porter le poids du reproche. Curieusement, il semble qu'il faille avoir 
  désavoué l'espèce humaine pour s'autoriser à la 
  prolonger. 
          5) Intelligence des tyrans 
  : je dois supporter régulièrement cette assertion aberrante : 
  Adolf Hitler aurait été un monstre, certes, mais redoutablement 
  intelligent, et charismatique. Je l'entend dire de n'importe quel tyran : intelligent 
  et charismatique. 
  Or, Adolf Hitler était non seulement bien un homme et pas une goule ou 
  un kobold, mais d'une stupidité dépassant l'entendement ordinaire, 
  et dépourvu de la moindre densité. Falot et niais, en vérité. 
  L'ignorance crasseuse sur sa véritable identité (révélée 
  par les journaux de ses proches et les films d'Eva Braun) et une idée 
  très vague du contenu de "Mein Kampf" (un sommet de l'illettrisme et 
  de l'incongruité) sont le pur produit de l'acception d'un mythe réconfortant 
  : l'humanisme ; cet excès d'humanisme basé sur la confiance en 
  un être humain qui ne serait mauvais que par faiblesse ou par égarement 
  momentané (être bien plus fictif que les monstres de convention 
  pré-cités), pousse à nier que des millions d'hommes aient 
  pu voter pour n'avoir plus jamais le droit de vote en sachant très bien 
  à quoi ils avaient affaire ; ce mensonge sur cette fiction d'âme 
  humaine veut obscurcir le fait que des millions d'hommes aient élu un 
  demeuré inculte comme chef d'état uniquement parce qu'il leur 
  ressemblait. L'exercice qui consiste à donner de l'esprit aux tyrans 
  doit laver, sans douter, la souillure qu'est le bonheur d'être tyrannisé. 
  
          6) De la simplicité 
  : l'éloge quotidien qui est fait de la nécessaire simplicité 
  est le produit d'une haine inextinguible de la polysémie, de l'intelligence. 
  Par exemple? Simplicité de l'art et inspiration de l'artiste (contre 
  la dégoûtation qu'engendrerait le crime d'initié)... Haine 
  de la rhétorique (transformation béate du lange en phéromones, 
  paralysie dans un monde de fourmis) et déresponsabilisation d'un créateur 
  d'oeuvres transformé en trompette pour vents divins (ou, plus communément, 
  païens)... Monde dans lequel les images ne sont transportables que quand 
  elles ont cessé de dire quelque chose sur leurs conditions de naissance. 
  Un type simple est non-coupable. Absous. savoir rester simple n'est curieusement 
  pas une injure.... Pourtant le vent ne fait pas le tour du monde. 
          7) De l'innocence : nous avons 
  choisi pour innocents les enfants, les animaux et les imbéciles. Les 
  enfants parce qu'ils sont soumis au babillage rosâtre et qu'ils sont l'essence 
  du regret : c'est la haine de l'état adulte, en fait, celui qui obligerait 
  qui s'y plie à envisager l'avenir et le devoir de l'améliorer 
  par l'esprit. Les animaux parce qu'ils survivent sans peine dans l'idiotie, 
  et que l'idiotie attendrit les lâches qui rêvassent sur un âge 
  d'or de l'épreuve brutale, celui qui ne soulève aucune question. 
  Les imbéciles, enfin, parce qu'ils n'ont aucun devoir -ce qui les rend 
  émouvants- et que leur violence extrême n'est contredite par aucune 
  organisation morale, ce qui en fait le modèle idéal pour tout 
  homme aspirant à avoir une paix sans souffrance. Les prophètes 
  Non seulement on fait peser sur nous l'inéluctabilité de l'horreur, 
  mais, surtout, on ne fait appel pour la rendre inévitable et éclatante 
  qu'à des charlatans : c'est avoir mis aussi peu d'espoir dans notre devenir 
  que dans les moyens de l'envisager ; mais se faire à l'idée du 
  mal et lui donner les contours obscurs de la fatalité, c'est écarter 
  la raison pour le fabriquer sans remord ; on produit le pire quand on s'est 
  acculé à le recevoir. "Il n'y a des faiseurs de pluie que parce 
  qu'il pleut" ( Tony Duvert )