ous
l'avez aimé un jour, plusieurs jours : puisqu'il s'intimidait devant
une oeuvre qu'il ne comprenait guère, vous l'avez encouragé à
vous suivre sur les chemins de votre travail : vous lui en avez dévoilé
la technique, la mécanique, les rouages; vous l'avez même encouragé
à continuer lorsqu'il produisait de comiques monstruosités, en
ne parlant que des qualités que vous pouviez difficilement y voir poindre
; vous l'avez accueilli là où il pensait ne jamais pouvoir mettre
les pieds, et vous avez applaudi à sa première pataude réussite.
Ivre de la seule possession de la facture, puisqu'il y croit dur comme faire,
il s'étouffera d'orgueil en se sentant enfin dépositaire du jugement;
ils commencera par juger de façon tranchante des objets que vous aviez
déjà décortiqués pour lui, comme s'il inventait,
comme s'ils opérait le corps pour la première fois... Par amour,
vous vous tairez; pire, vous serez admiratif devant le progrès intellectuel
de celui que vous trouviez si mal façonné dans ses goûts,
vous ne vous rendrez peut-être pas même compte qu'il vous singe...
Peu à peu, il discutera votre façon de goûter, puis, s'étant
accordé le droit de mettre le nez dans vos affaires (alors que c'est
vous même qui le lui aviez un jour plongé), il discutera vos goûts...
Et que pourrez vous alors contre
son arrogance?
Rien ,évidemment, rien...
Vous lui aviez ouvert la voie d'un discours que vous jugiez intime, que vous
n'aviez accordé qu'à lui : il s'en est nourri, mais il ne s'est
pas contenté de ça ; il a parlé là où vous
ne parliez pas... Vu de l'extérieur, c'est vous qui êtes devenu
le faussaire, et son talent enivré vous fait parfois demander si finalement
il n'a pas raison, si, après tout, il ne vient pas de vous enseigner
cette chose que pourtant vous pensiez savoir depuis longtemps. Il vous avait
adoré tant que vous représentiez l'échelon qu'il n'avait
pas encore gravi ; il admirait votre travail, il le tenait à distance,
respectueusement ; croyant lui montrer par là toute la qualité
de votre oeuvre, vous lui aviez fait voir combien elle tenait à peu,
très peu de chose ; vous pensiez lui avoir appris à aimer cette
homéopathie? Vous ne lui avez appris en fait que le sentiment de dominer
une chose que seule la superstition lui avait fait croire forte ; et que seule
une nouvelle superstition lui fait croire vulnérable... Mais le mal est
fait. Ce ne sont plus vos goûts, qu'il juge, ce sont vos oeuvres, celles-là
mêmes qui l'attiraient irrésistiblement parce qu'elles lui semblaient
inexpugnables ; il n'a rien appris qu'à simuler l'autorité de
vos jugements, qu'à imiter votre manière, et pire, qu'à
contrefaire votre travail de façon grossière. Mais comme il est
grossier, cette contrefaçon lui suffit pour se persuader qu'il a dépassé
le maître. Il devient arrogant, fatigant, bavard. Vous ne pourrez plus
vous en débarrasser à moins de le tuer...
l
est accablant de constater qu'il faille épuiser des armadas de raisonnements
pointus, des casse-têtes de subtilité ou des trésors d'invention,
de gravité, pour contrecarrer des frivolités ordurières
qui fusent comme des pets ; le déséquilibre économique
des idées conduit inévitablement l'intelligence à la ruine
(du moins à l'épuisement, l'effarement de celle-ci devant sa propre
inanité); ruinée par le peu d'effort que coûtent les raisonnements
simples et spécieux qui gouvernent le monde et qui sont bien plus pérennes
qu'elle. Une pensée juste a une histoire si brève que dix siècles
de répétitions ne l'installent pas. Une haine aveugle n'a besoin
d'aucun moteur pour réanimer chaque siècle et le conduire à
l'enthousiasme et à la destruction.
... Celui qui croit à une
raison d'état a déjà sucé beaucoup trop les doigts
des morts et n'aime dans les mains des vivants que leur rigidification dans
le salut martial ; mais non seulement le monde est d'une tragique futilité,
mais c'est bien cette futilité-même qui le conduit aux rampes d'Auschwitz.
Il est amusant de remarquer que la gravité et la profondeur génèrent
des choses aussi silencieuses et inoffensives que des livres, et que ce soit
la frivolité, l'élan vers les engagements les plus puérils
qui, finalement, donnent sa forme au monde...Il est aussi comique qu'atroce
de bien voir que seuls les actes les plus futiles, conduits par les êtres
les plus futiles et les moins réfléchis, engendre des métamorphose
visibles du monde visible ; les actes, les pensées, les réévaluations,
les livres profonds ne touchent en rien un monde dans lequel ils n'engagent
aucune transformation ; les êtres médiocres, les pensées
dérisoires, les aperçus grossiers forment la somme de ce que l'on
appelle -sans doute par ironie, du moins je l'espère- l'évolution;
mais parce que l'orgueil des pitres est quantitativement supérieur à
celui des justes, nul ne saurait supporter l'idée qu'une action, qu'un
gouvernement, qu'une trahison ou qu'un massacre soit limpide... tout doit y
être prétendument compliqué par les ennemis de la complexité,
pour que les participants et les obéissants aient l'air profond. Ainsi,
les gouvernants écartent du jeu tous ceux qui pouraient crier "au jeu!"...
a science produit des désastres silencieux et s'offre d'y remédier en public. Elle devient le remède à une inéluctabilité artificielle...
a
mise en péril volontaire de la raison; les manifestations de l'imaginaire
qui produisent l'ensemble des figures horrifiantes ou merveilleuses qui alimentent
le goût pour les contes, les affabulations à moralités vaseuses,
ou les explications imparfaites de la vie, ne sont en général
que le produit d'hybridations qui ne créent guère, inventent peu,
qui composent le plus souvent avec l'observation mal fichue et bricoleuse, en
gros, c'est une simple mise en maladie du monde visible dans la voie d'une guérison
par la morale du mythe. Beaucoup s'émerveillent de des recoupements que
nous offrent le dragon ou la cité enfouie en tous les points du globe,
à toute époque; je préfère n'y voir de la part de
toute civilisation qu'un déplorable manque d'imagination... Sur les cités
rassurantes ...gagez que si l'on pose à chacun la question de légitimer
les formes ahurissantes, claustratives, maternelles et l'environnement de nos
cités, ils finira par échouer sur la tranquillité clinique.
Par peur de la vieillesse (et horreur
de la mort), ce sera le sacrifice de la jeunesse : ainsi, au culte de la médecine,
on sacrifie l'une et l'autre...
lle était menée par cette logique épaisse et paresseuse qui conduit à se récrier sur l'église dès qu'est prononcé le nom de Dieu; le carnaval des atrocités vraies et fausses modèle la pâte de ce discours rapide, et si par malheur on oppose à ce raccourci triomphant et imbuvable une foi qui se soucie peu d'être à l'abri du Temple, et qui lui préfère de loin le Livre, cet esprit affolé par la nouvelle donnée -qui abonde en son sens sans reculer cependant d'un pouce sur ses positions- se sent volé, et ce Dieu, dont pour rien au monde il n'aurait voulu le voir chez soi ou ailleurs, voilà qu'il lui faut au moins qu'il soit à l'église (car il lui faut bien une place pour la pilonner): ce goût exagéré pour les choses bien rangées exprime un paradoxe par lequel l'athée, brutalement, deviendra raisonneur et plus catholique que le pape, et questionnera avec arrogance une foi qui n'est guère soumise à l'Ordre...
e
christianisme se voudrait être la mémoire d'une présence
miraculeuse puis évanouie (c'est une religion du regret); Mais il n'est
pas ce Gan Eden* arraché du savoir; il n'est hélas que l'actualisation,
spontanée, d'un savoir qui n'aurait jamais du avoir à s'identifier
de la sorte : il pose à la conscience du croyant le problème de
la Présence; Il est la part visible du foirage qui inverse les propositions
de l'image ("à l'image de", disait le Berechit**): Dieu dépendant
des aléas de la foi qu'on lui prête. Plus du tout transactionnel
(individuellement perçu), il est actualisé, palpable, et sans
prophète ni buisson (sans Exigence de transformation); on substituera
à tous ces jeux, jugés sans doute bien vieillots et trop littéraires,
le Mystère et la Passion... Il faut que tout ça se solidifie par
le passage, pour bien souligner son nez mis nasalement partout, quand bon lui
semble. L'incarnation interdit la permanence (propriété de Celui
qui nous a offert, une bonne fois pour toutes, le Monde), le Christ est la négation
de la rupture originelle entre Dieu et sa créature par la représentation
de la rupture PARMI les hommes. Dans la chair, un Christ est un Christ de trop.
Dieu n'est plus transactionnel, il est actualisé, réifié,
palpable, ce qui signifie -et c'est une aporie- qu'il se rend signifiant par
les moyens mêmes qui interdisent sa signifiance, c'est-à-dire la
rupture. Où est passée la tension qui n'avait d'autre objet que
de se désigner comme tension sans objet? Bredouille, nous avons affaire
à une chosification de ce qui, seul, rendait la chose insatisfaisante.
Le problème est sans doute celui de la Reconnaissance de Dieu, et la
reconnaissance engendre le miracle; le miracle engendre la cécité
païenne de ceux pour qui Dieu remplit une autre fonction que celle d'être
questionné; celle d'être bienfaiteur. Un bienfait supplémentaire
à la constitution, à la vie, n'est pas autre chose qu'une soustraction
du devenir, de l'espoir conditionné par l'incompréhension de Dieu
et la nécessité d'avoir affaire -hors de soi- à Lui seul.
Loin d'être livré à
lui-même, touché par Dieu présentifié, le chrétien
peut suivre Moïse comme il suivrait Robespierre...
*Hébraïquement, le jardin d'Eden, plus précisement:
le Jardin de la séparation, qui n'est pas l'Eden à proprement
parler, mais le site, habité par l'Homme, qui fut coeur ET périphérie
de l'Origine.
**La Genèse (des premiers mots hébreux du Livre: "berechit bara
elohim")
e
nombreux paris sont aujourd'hui tenus sur ma jeunesse (et ceci malgré
mon âge réel), son instabilité, sa faillibilité;
il est bien entendu qu'il n'est plus question de négocier contre une
caricature de jeunesse qui a coûté tant d'effort pour être
aplanie, policée (inscrite comme étape civile, peut-être
même, si l'on en croit l'appel quotidien qui y souscrit, comme véritable
PARTI), qu'il n'est pas question de reprendre depuis le début de cette
imposture ; revoyons ce schéma qui autorise d'autant moins les victimes
à s'extirper de leur statut qu'on leur rappelle qu'il est une bénédiction
dont il faudrait savoir profiter (ce qui signifie que la jeunesse "dite" est
le seul apanage de celui qui, l'ayant perdue, l'inflige à celui qui n'en
veut pas pour condition):
1) postuler la fragilité d'un
état, d'une situation
2) être bienveillant à
l'égard de cet état, dans la proposition de le réformer,
pour une libération
3) aménager dans cette réforme
une somme d'analogies plus ou moins grossières avec la fragilité
prétendue inhérente à l'état d'origine, pour bien
insister sur la précarité ET la nécessité de cette
réforme
4) ramener dans le droit chemin celui
qui s'écarterait de la réforme en lui rappelant combien il lui
doit de n'être plus dans l'état d'origine Plus couramment, coupez
les pattes d'une grenouille et faites-lui un prix sur les prothèses.
Je pourrais aborder une fois encore
le sujet sur, par exemple, mon immaturité supposée d'écrivain
(ou d'homme)... mais il y a plus amusant (et on va, finalement, y revenir),
ma capacité biologique à me reproduire face à ma volonté
de ne pas le faire ; on verra sans cesse se remodeler un dispositif d'attaque
(terriblement SERIEUX) qui a l'audace de faire appel à la volonté
là où justement elle n'est plus ; plus clairement, ceux qui me
voient changeant -et enfin proliférant, parce que je ne peux que céder-
ne me diraient mûr qu'au moment précis où je ne le serais
plus, c'est à dire homme debout et pensant contre cete évidence
criminelle. C'est inouï, qu'être immature aux yeux du monde soit
être décisionnaire, et qu'être mûr soit au contraire
s'abandonner à l'inconséquence des évidences biologiques;
dois-je vraiment rire d'observer la fonction naturelle la mieux partagée
du monde (avouée, de plus, comme incontrôlable: "comment résister
à ces yeux-là", comment résister "à cet acte-là?")
être élevée au rang d'un infaillible trace de sagesse et
d'accomplissement, là où elle n'engage plus rien chez l'être
sinon l'inconséquence du meurtrier qui a aimé un jour de soleil?
Soyons banals, c'est bien encore
le petit peuple des somnambules qui croit dans la légitimité de
sa perpétuation, dans un monde moulé au rythme inconsidéré
de la prolifération du sens tyrannique de l'être-là, ontologiquement
satisfait. Malheur à celui qui est, il se heurtera à la foule
des morts secouée par les vivants (à moins, j'en ai bien peur,
que ce ne soit le contraire). Il est insupportable, en fait, qu'il n'y ait toujours
pas de VOLONTE perpétuante, d'éthique reproductrice, parce qu'il
est intolérable qu'un homme ne soit pas responsable, finalement, de l'ensemble
des autres; l'aveuglement institué contre le voir inavouable, voilà
qui fait de moi une créature gombrowiczienne irrécupérable
tre père, c'est renoncer avec un triomphe de la chute, pour céder la place à un autre être supposé non-coupable et -tacitement- à son avenir personnel de renonçant: la généalogie ou le relais des ratés. Une mère, elle, n'aime pas son enfant parce qu'il est bon, qu'il fait de grandes choses ou qu'il ne nuit pas autant à ses petits camarades qu'ils ne lui nuisent; elle l'aime parce qu'il est son enfant, et ceci lui semble suffisant et évident; ce qui signifie non seulement qu'elle se rend incapable de l'aimer (je veux dire qu'elle serait bien incapable de donner le moindre sens à la vie de son rejeton si elle était émancipée de la sienne) mais, en fait, qu'une femme prétendant aimer un homme pour ce qu'il est, pour ce qu'il fait, lui ment effrontément en attendant qu'il lui permette par le jeu de l'engrossement, de révéler la véritable nature de son amour cannibale : la bêtise et la stupeur charnelle. Ce qu'elle veut, c'est seulement le verbe aimer...
'observe dans ce rectangle profond un visage que l'imagination (ou la nécessité) de quelques femmes a inventé beau et attirant, des vertus que l'alcool -par exemple- attise sans retenue, et que la séparation abjure...
e qu'il y a de particulier à la désignation du juif comme victime possible, partout où elle veut toucher selon l'ordre du sang ou du capital, du déicide ou de l'épidémie, c'est qu'elle doit, en passant, l'éliminer sans cesse comme juif, puisqu'elle est incapable d'en trouver un seul qui satisfasse la caricature qu'elle s'en est faite, pour parvenir à ses fins: il faut commencer par réduire l'être à ce qu'il n'est jamais, saisissable, il faut terroriser la substance pour qu'elle se replie et parce qu'elle répugne à être saisie... parce que le juif n'a jamais été tué comme juif, mais comme possibilité du vide qu'il est supposé représenter pour remplir la poche de l'altérité; le juif comme autre définitif, c'est pas de juif du tout, sans quoi il serait inexterminable (il serait INVISIBLE); il faut, en gros, supprimer la judéité du juif avant de le tuer, parce que quiconque se serait assez penché sur le judaïsme ou tout simplement sur l'imperceptible judéité, quelles que soient ses intentions, pour le repérer, aurait du franchir les étapes quotidiennes qui lient le juif au monde de Dieu et qui l'ouvrent à l'appréhension de la mort: et se voyant brutalement dans le reflet du monde, il ne pourrait plus le supprimer sans se tuer lui-même...
'imagine souvent que tôt ou tard, les vestiges d'Auschwitz finiront par ne plus attirer suffisamment de touristes ou d'historiens pour remplir leur fonction de "monument à la mémoire"... Il faudra les retaper, faire un gros travail à la Viollet-Leduc, pour les reconstituer in-situ, et permettre aux visiteurs d'y être comme "à l'époque". Pour plus de crédibilité, d'immenses moyens technologiques reconstitueront la combustion avec des mannequins, les chambres à gaz avec des hologrammes. Ainsi, en cas d'urgence, ces parcs instructifs pourront toujours servir de camps d'extermination idéalement remis à neuf...
e
ne saurai jamais s'il avait adhéré à ce que je disais,
à ce que j'avais espéré de plus profond et de plus inattendu
dans ce que je disais, ou bien s'il n'avait épousé que la conviction
que j'y mettais.
En d'autres termes, pourvu que la
conviction y fut, le savoir était pour lui interchangeable, il me SENTAIT
parler. J'ai compris alors toute la distance qui séparait un administré
d'un sympathisant... et lui, hélas, n'était qu'un administré
parce qu'il était victime de la musique. J'avais la possibilité
d'en faire un juste uniquement parce que je suis un juste, non pas parce qu'il
avait pu saisir la justice ou la justesse de ma position. Moins encore parce
que la justice lui semblait nécessaire. Avec quiconque d'aussi certain
que moi, il eût tout aussi bien pu être une ordure ou un jardinier.
Les prosélytes sont des fantômes
du goût, ils traversent le monde de l'esprit sans jamais être touchés
par lui que pour les opportunités qu'il leur offre de donner des grimaces.
Ils sont de ces gens qui, ayant du temps de votre splendeur ri avec exagération
à toutes vos plaisanteries (au point de vous avoir gêné
ou rendu cabotin) après la plus futile brouille bouderont tous vos traits
d'esprit sans exception: et vous vous rendez subitement compte qu'ils n'avaient
pas plus compris ou prêté attention aux premières, qu'ils
ne sont capables de détester vraiment les suivants, qui ne sont pour
eux qu'une musique par laquelle ils furent momentanément charmés...
etrancher le livre de lui-même, lui soustraire simultanément le prestige solitaire qui le fonde, et le silence indéchiffrable dans lequel nous nous livrions à lui, voilà où nous conduit l'illusion de pouvoir l'oraliser, l'orgueil de nous croire possiblement, encore, oraux; comme on croit pouvoir assumer toutes les étapes risibles et lentes qui conduisent aux machines que nous utilisons, comme si elles les contenaient : en vérité, ce qui avait été aux hommes rendu possible par l'inscription, trois fois millénaire, irréparable (l'évacuation de l'immédiatement transmissible, congédiation de la limpidité instantanée), ce vacarme confidentiel tout entier voué à l'engouffrement dans les lignes, ne peut s'oraliser sans qu'on s'y perde, sans mentir sur sa condition, et moi, lecteur, sans mentir la mienne, inscrivant dans et pour le silence. Nous étions déjà certains de n'avoir aucun enseignement à tirer du livre, et nous voici contraints de ne plus en extraire que sa fuite musicale, rythmique, sa soumission au fil ténu de l'impermanence, de la parole vaine...
u'il
faille engager des artisans pour concrétiser ce à quoi le langage
seul donnait jusque là son sens (comme producteur), est une des particularités
de l'appareillage sado-masochiste et de ses manufactures : le costume du théâtre
cuir et métallique n'est là que pour entériner l'acte en
lui servant de preuve : en effet, en dehors de ces artifices, la seule preuve
qu'il y ait eu un jour un acte d'ordre sado-masochiste serait (sinon la blessure)
la mort; or elle doit se trouver évincée, et vite fait, puisqu'il
n'est pas question de l'intégrer à un jeu qui ne se fait pas contre
la vie (ou du moins pas contre les idéologies qui la soutiennent), mais
contre l'ennui qu'elle procure. Et voici naturellement la libido illico recanalisée
dans l'économie de marché dont elle est pourtant le pire ennemi...
Ouf, on aurait pu jouir...
es statistiques ne produisent chez les imbéciles que l'orgueil d'être imbécilement nombreux ; chez les autres, le désespoir des statistiques et du pouvoir qu'elles exercent contre eux. Chez les statisticiens, le sentiment d'avoir fait du bon travail. Nous vivons dans un monde où un homme veut savoir si son voisin pense avant de s'autoriser à penser. Factuellement, c'est la négation même de la pensée...
e
seul fait que la Loi n'est, dans le respect que nous lui devons, que le reflet
du refoulement du désordre qui l'a fait naître un jour, doit nous
rappeler sans cesse que la vérité n'est pas le vrai, que la justice
n'est pas naturelle, qu'il faut prodigieusement congédier ses désirs
et ses actes pour constituer sa normalisation. Seule, en quelque sorte, la folie
proche rend nécessaire la normalité à la normalité*:
si nous soumettions vraiment le monde à l'examen de notre clinique, de
notre idée de la sanité et de la santé, nous ne pourrions
guère faire autrement que condamner nos enfants -pour leurs gestes faux,
leur crédulité dans la rigidité et la fixité des
lois, leur usage de la loi en tant que règle, tout ce qui les pousse,
somme toute, à une criminalité sous-jacente permanente- plutôt
à l'asile qu'à la crèche ; nous serions acculés
à reconnaître comme origine de tous leurs symptômes l'accord
délibéré de la mère, cette mère à
qui nous avons nous-mêmes accordé tous les jours le droit de montrer
les fous du doigt pour qu'ils ne nous nuisent pas...
Mais il y a l'âge et la formation,
dit-on... Je me demande ce qu'il en est des corps et des esprits, s'ils n'ont
que l'enfance à se mettre sous la dent pour changer de géographie
et de morale...
*"Ce sont les fous qui nous ont conduit à l'hypothèse de l'inconscient, mais c'est nous, en regard, qui les y avons piégés." Baudrillard.
ui
pourrait, finalement, gagner quoi que ce soit à parler, maintenant?
Décortiquer devant tous la médiocrité d'un alibi dont on
sait qu'en fait il est partagé par tous, ce serait porter seul le poids
de la défense. Alors, bien sûr, taire un usage coutumier est la
moindre des choses ; accuser de quoique ce soit celui (ou le media qu'il utilise)
dont on sait très bien qu'à travers ce mouvement il écartera
l'attention sur notre propre degré de compromission, est nettement moins
suicidaire que d'admettre que penser, finalement, nous fatigue. Nous pouvons
toujours boire, et arguer du fait que la boisson était là avant
nous... nous taire, arguant du fait que la musique couvre nos paroles. Nous
pouvons ne plus penser en arguant du fait que l'ensemble des choses -que nous
avons désirées avec l'enthousiasme de celui qui n'aura plus à
s'expliquer- nuit à la pensée. En vérité nous courrons
vers l'ordre définitif qui ne nous fera plus rougir d'être désoeuvrés
et malades, celui qui contient notre autorisation à ne plus être
qu'en charge, feignant d'en être affectés, là où
tout n'est que soulagement : nous sommes aux deux extrémités d'un
bâton que personne ne tend. Soulagement de n'être pas dans le silence
pour parler, et d'être dans le vacarme pour se taire. Soulagement de n'être
pas assez confortablement installé pour articuler une pensée,
et de mimer la souffrance du silencieux par nature, abasourdi. Soulagement d'avoir
quitté un lieu trop idéal d'engagements intellectuels (qu'en fait
on n'aura jamais connu) pour trouver celui qui les interdit et qui, en les interdisant,
nous permet d'emboucher les trompettes protestatives de la légitimité...
Pour qui veut bien être un imbécile sans être accusé
de l'avoir désiré. Il ne faudrait pas tout mêler, bien sur,
faire le choix de sa langue, de ses accusations, mais...
J'aimerais tant me faire comprendre : c'est parce que l'on s'est assoupis, que
l'on a cru tous les crimes interchangeables, embrassables en une seule analyse,
et parce que l'on a hurlé en même temps à la nécessité
de ne pas tout confondre, que l'on a cru en l'histoire et sa nécessité
(son autorité). Mais savoir qu'il y a eu ici des vies antécédentes
qui ignorèrent tout de leur participation à cette merde, à
cette histoire-là, je veux dire, celle qui autorise une couche de vie
à prendre le relais de celle qu'elle a écrasé sans regarder
ses yeux, à réhabiliter les lieux dans ce haussement caractéristique
de l'épaule qui amende tout, qui usurpe le droit à l'habitat,
et qui tressaute à peine de honte de vivre dans la maison des morts...
ils ne les ont pas poussés, bien sûr, non.
Mais c'est avec soulagement qu'ils
ont vu disparaître ceux qui auraient pu rafraîchir leur mémoire...
"C'était une sorte de camp de concentration"... avait-elle dit...
e rien savoir dans la profondeur des camps, leur véritable étendue,
nombre, fonction, statut, particularisme, administration, leurs noms, mais accepter
le camp comme une échelle de l'horreur : c'est là le subterfuge
d'une pensée qui peut encore les produire parce qu'elle les ignore, l'ignominie
d'un langage qui -l'air de rien- semble peser le désastre concentrationnaire
mai qui, en vérité, en le rapportant à tout ce qui fait
frémir l'état d'âme, évince proprement ce qui le
caractérise ; l'horreur n'est convoquée ici que pour être
poliment raccompagnée à la porte
ous nous émerveillons que la nature nous ait dotés de cinq sens bien développés pour la goûter à sa juste mesure... Sans jamais envisager que nous la pensions par là même contenue dans cinq pauvres possibilités de la toucher ; autour, palpitantes, mille possibilités dont nos sens nous interdisent de jouir ne s'ouvriront pas à nous : c'est avec la même certitude que nous embrassons les règles de la perspective, en considérant le monde vu par l'oeil à facettes d'un insecte comme une bizarrerie inadaptée ; nous ne disposons que de cinq sens, et nous finissons par nous persuader que le monde a cinq faces...
orges disait qu'un intellectuel ne pouvait être un homme d'esprit accompli s'il n'était pas un tout petit peu théologien (tout le monde se souvient qu'il rattachait la théologie à une des branches de la littérature fantastique); même, rajoutait-il, s'il n'était pas nécessaire pour cela qu'il eût la foi... Peut-être, peut-être... mais être, sans foi, un tout petit peu théologien, c'est utiliser un microscope pour observer les nébuleuses; et Dieu ne commence à être une proposition intéressante que lorsqu'il cesse d'être un objet d'étude. L'intellectuel de Borges n'aura que l'orgueil de connaître les manifestations de Dieu dans le coeur des hommes. De Dieu, il ne saura rien.
1) Pourquoi
un homme n'a-t-il rien à gagner en soutenant un pouvoir qui oppresse
une partie choisie de la population qu'il gouverne? Parce que celui qui oppresse
une partie de la cité ne vit que dans la crainte de la colère
des victimes, de leurs amis, de leurs familles, et, tôt ou tard, il devra
s'en débarrasser totalement pour retrouver le sommeil. Il sait cette
rage d'autant plus vraie et proche qu'il l'a précédée,
l'a inventée de toutes pièces avant qu'elle ne voit le jour pour
légitimer l'oppression. Mais la peur grandit avec le crime, parce que
le criminel -quand il ne se sait pas coupable- se sait friable, et, rapidement,
sa peur le fera se tromper de victime, en choisir une approximation dans l'affolement,
la précipitation. Nul doute que celui qui l'a soutenu un jour se retrouvera
au nombre des amis ou des frères, et qu'il ne décèlera
plus la couleur du privilège. Soutenir un terrorisme d'état est
un calcul à court terme sur la jouissance, qui achèvera le jouisseur.
2) Le crantage hiérarchique,
voilà le grand vertige au-dessus de l'infamie... Eeeh! et s'il n'y a
rien sous moi, moi, je SUIS le vide! Mais quand il n'y a plus d'infériorité
sociale, qu'il n'est plus possible de surplomber un salaire parce que le sien
est le plus bas, il reste un espace de respiration, la hiérarchie raciale,
grâce à laquelle un médecin nègre est toujours inférieur
à un O.S. blanc. Celui qui domine dans ce cas, préférera
être discret, et étouffer les plaintes de crainte qu'on ne lui
demande des comptes. Afin d'éviter toute explication rationnelle qui
le perdrait, il invoquera une suprématie de l'évidence qui fera
de lui un non-coupable occulte.
3) Aucun régime de
terrorisme d'état n'a vu le jour sans l'allégeance de naïfs
qui se sont trompés d'orgueil en s'excluant du nombre des victimes. Ils
le sont tous devenus tôt ou tard; entre-temps, leur régime instable
-qui les faisait osciller entre la terreur des victimes possibles et la veulerie
des bourreaux momentanés- était celui de la paranoïa, du
silence ou de la délation. C'était payer par l'envie et la frivolité,
le droit de n'être plus jamais tranquille.
4) Du natalisme : la multiplication
des naissances est l'aurore d'une destruction volontaire du monde par abandon
de tout véritable amour pour lui : rendus frileux par ce réel
auquel ils se cognent sans rien y vouloir comprendre, dépourvus d'ambitions,
les spectres qui natalisent ont renoncé à leur vie parce qu'ils
sont inaptes à la remplir... et c'est à un autre corps qu'ils
feront porter le poids du reproche. Curieusement, il semble qu'il faille avoir
désavoué l'espèce humaine pour s'autoriser à la
prolonger.
5) Intelligence des tyrans
: je dois supporter régulièrement cette assertion aberrante :
Adolf Hitler aurait été un monstre, certes, mais redoutablement
intelligent, et charismatique. Je l'entend dire de n'importe quel tyran : intelligent
et charismatique.
Or, Adolf Hitler était non seulement bien un homme et pas une goule ou
un kobold, mais d'une stupidité dépassant l'entendement ordinaire,
et dépourvu de la moindre densité. Falot et niais, en vérité.
L'ignorance crasseuse sur sa véritable identité (révélée
par les journaux de ses proches et les films d'Eva Braun) et une idée
très vague du contenu de "Mein Kampf" (un sommet de l'illettrisme et
de l'incongruité) sont le pur produit de l'acception d'un mythe réconfortant
: l'humanisme ; cet excès d'humanisme basé sur la confiance en
un être humain qui ne serait mauvais que par faiblesse ou par égarement
momentané (être bien plus fictif que les monstres de convention
pré-cités), pousse à nier que des millions d'hommes aient
pu voter pour n'avoir plus jamais le droit de vote en sachant très bien
à quoi ils avaient affaire ; ce mensonge sur cette fiction d'âme
humaine veut obscurcir le fait que des millions d'hommes aient élu un
demeuré inculte comme chef d'état uniquement parce qu'il leur
ressemblait. L'exercice qui consiste à donner de l'esprit aux tyrans
doit laver, sans douter, la souillure qu'est le bonheur d'être tyrannisé.
6) De la simplicité
: l'éloge quotidien qui est fait de la nécessaire simplicité
est le produit d'une haine inextinguible de la polysémie, de l'intelligence.
Par exemple? Simplicité de l'art et inspiration de l'artiste (contre
la dégoûtation qu'engendrerait le crime d'initié)... Haine
de la rhétorique (transformation béate du lange en phéromones,
paralysie dans un monde de fourmis) et déresponsabilisation d'un créateur
d'oeuvres transformé en trompette pour vents divins (ou, plus communément,
païens)... Monde dans lequel les images ne sont transportables que quand
elles ont cessé de dire quelque chose sur leurs conditions de naissance.
Un type simple est non-coupable. Absous. savoir rester simple n'est curieusement
pas une injure.... Pourtant le vent ne fait pas le tour du monde.
7) De l'innocence : nous avons
choisi pour innocents les enfants, les animaux et les imbéciles. Les
enfants parce qu'ils sont soumis au babillage rosâtre et qu'ils sont l'essence
du regret : c'est la haine de l'état adulte, en fait, celui qui obligerait
qui s'y plie à envisager l'avenir et le devoir de l'améliorer
par l'esprit. Les animaux parce qu'ils survivent sans peine dans l'idiotie,
et que l'idiotie attendrit les lâches qui rêvassent sur un âge
d'or de l'épreuve brutale, celui qui ne soulève aucune question.
Les imbéciles, enfin, parce qu'ils n'ont aucun devoir -ce qui les rend
émouvants- et que leur violence extrême n'est contredite par aucune
organisation morale, ce qui en fait le modèle idéal pour tout
homme aspirant à avoir une paix sans souffrance. Les prophètes
Non seulement on fait peser sur nous l'inéluctabilité de l'horreur,
mais, surtout, on ne fait appel pour la rendre inévitable et éclatante
qu'à des charlatans : c'est avoir mis aussi peu d'espoir dans notre devenir
que dans les moyens de l'envisager ; mais se faire à l'idée du
mal et lui donner les contours obscurs de la fatalité, c'est écarter
la raison pour le fabriquer sans remord ; on produit le pire quand on s'est
acculé à le recevoir. "Il n'y a des faiseurs de pluie que parce
qu'il pleut" ( Tony Duvert )