l
y a un double jeu du jeu. La langue anglaise note cette ambivalence, en distinguant
game (quand le jeu a ses règles) et play (quand il invente ces règles
à mesure).
Le jeu de l'invention littéraire
vient dans l'espace ouvert entre le game et le play. Le game serait l'exploitation
des figures et des règles (y compris de règles plus ou moins "nouvelles"
imposées comme des contraintes drastiques : lipogrammes, palindromes,
etc).
Le play serait la lancée aléatoire d'une déprédation
de langue qui est à chaque fois une façon de narguer (de retarder,
de différer) la probabilité croissante du sens (la cadavérisa
tion du sens) dans la séquence verbale.
L'excès qui fait invention
artistique peut alors venir soit d'une surenchère sur la codification
du game (les "jeux" oulipiens, par exemple), soit du play d'une récusation
systématique de tout système normé (ainsi, si l'on veut,
l'invention surréaliste "automatique). Écrire, c'est tenter, dans
l'alternance de ce double "jeu" du jeu, de faire jouer (de décoller,
de faire flot ter) les diverses stases cadavéreuses à quoi tout
cela peut conduire : d'une part le formalisme (illusion d'une expression sans
play, entièrement encodée par les règles a priori du game),
de l'autre l'expressionnisme prétendument spontané et, comme on
dit, "authentique" (porteur d'une essentielle "vérité") (illusion
d'une expression sans game, d'une langue "naturelle", adéquate au corps,
au réel, aux choses), d'un autre côté encore les diverses
tentations naturalistes (illusion d'une expression sans game ni play). Jouer
les deux aspects du jeu perpétuellement l'un contre l'autre et l'un avec
l'autre me semble la
condition sine qua non pour "y trouver une langue", une langue qui prenne en
charge les instances improbables du je (ego) qui dans ce jeu s'exprime (exprime
son altercation, son débat, son étreinte ambivalente avec la langue
normée).
our
des raisons qui tiennent à mon avis à la situation idéologique
et culturelle dans la quelle nous sommes (ruine des idéologies, disparition
des utopies, fin des avant-gardes, vacuité du sens du présent),
la littérature qui se fait et qui se commente aujourd'hui hésite
entre le naturalisme (retour aux bonnes vieilles formes romanesques et à
un certain dédain pour les enjeux idéologiques du travail formel)
et le formalisme (repli de la langue sur elle-même et sur les jeux qui
construisent des objets littéraires à partir de contraintes formelles
qui sont à chaque fois comme une façon de récuser la question
du sens et, du même coup, la question du sujet qui écrit). Le succès
actuel de l'oeuvre de Georges Perec (à tout le moins de certains aspects
de cette oeuvre) se comprend à mon avis dans ce contexte. Même
chose avec ce qui se passe dans des oeuvres comme celles de Michelle Grangaud
(les séries d'anagrammes de Stations et de Memento-fragments) ou de Michelle
Métail (les performances sonores autour de la série Compléments
de noms). J'ai essayé, quant à moi, de proposer des travaux d'écriture
qui tentent de déplacer cette
double tentation, ou d'y échapper en lançant dans la masse donnée
du langage une série d'opérations destinées à produire
de jeu (ce glottement, ce décollage, ce dérapage systématique,
cette différAnce dont je parlais).
L'enjeu était peut-être de mettre en scène la tentation
pour une langue directement branchée aux exigences rythmiques et sonores
de la dictée corporelle (une langue délivrée de l'arbitraire
du signe, une langue qui rémunérerait - cf Mallarmé - un
tant soit peu le "défaut des langues"), tout en exposant l'impossibilité
de cette langue rémunérée, de cette langue "vraie" (Artaud).
Avec, au bout du compte, dans la tension définitivement insoluble entre
cette tentation panique et la reconnaissance de cet impossible, à la
fois la jubilation du jeu (une traversée hétérodoxe et
bricolée des contraintes formelles) et l'exposition en acte du malaise,
de l'angoisse qui est pour moi le fond de tout rapport à la langue qui
nous dérobe le monde au moment même où elle prétend
nous l'offrir.
'objectif,
peut-être, est de montrer l'autre langue dans la langue, la langue monstre
qui nous habite et qui, chaque fois, frappe de stupeur (fait jouer, déjoue,
refait - comme on dit en argot) la langue dans laquelle tant bien que mal nous
communiquons, la langue dans laquelle le réel s'évanouit, la langue
au gré de laquelle le chaos voluptueux et angoissant de notre expérience
du monde s'affadit et s'estompe dans 'abstraction réglée de l'échange
social.
***
es remarques préalables
faites, quelques exemples pratiques. C'est-à-dire quelques indications
sur la manière (ou les diverses manières) dont le "jeu" dans la
langue, le jeu avec la langue a pu être à l'origine de la composition
d'un certain nombre de mes textes destinés à la lecture publique.
La situation de "lecture publique" (ou "performance" ?) implique d'évidence
la dimension vocale et, d'une certaine manière, la performance scénique
. Je propose donc des textes qui ont été délibérément
composés dans l'optique de cette situation particulière et des
questions qu'elle soulève dans le cadre plus général de
l'écriture dite "poétique". Il s'agit de textes inscrits à
leur façon (c'est-à-dire avec des différences notables
par rapport aux productions canoniques du genre) dans la tradition de ce que
depuis quelques années on appelle poésie "sonore", poésie
"performance", poésie "action" (la terminologie reste très flottante!).
Destinés à l'exécution vocale, ces textes sont plus des
partitions (destinées donc à être jouées publiquement
par celui qui est alors l'acteur de son propre écrit) qu'à proprement
parler des textes. Textes à jouer donc, dans cette première acception
du mot "jeu". Et qui soulèvent, peut-être, des questions sur ce
qu'il en est, en l'occurrence, de ce jeu : de cette exécution vocale
et scénique de l'activité d'écriture (1).
1) 200 CONSEILS POUR UN CARNAVAL (2)
lusieurs de mes
textes ont été produits selon un principe qui consiste à
faire glisser les séquences écrites les unes à partir des
autres et les unes sur les autres à l'aide de procédés
voisins de l'homonymie ou, plus modestement et plus empiriquement, d'une sorte
d'à-peu-près phonique généralisé (la rhétorique
parle aussi d'allographe ou de langage approximatif). Ce qui m'intéresse
dans le processus, c'est le glissement, l'aléatoire, le dérapage
en partie incontrôlé et ce qu'il fait surgir : le fond obscène
imminent de toute séquence verbale (principe, par exemple, de la contrepèterie).
Pour ces 200 Conseils, je suis parti de douze séquences empruntées
à divers slogans carnavalesques (en particulier des carnavals belges)
: propositions de déguisements, suggestions de mimiques, masques, métamorphoses.
Ce sont donc des phrases lancées à la cantonade, proposées
comme des conseils ou des directives festives, portées par des voix sans
origine précise.
EXEMPLE 01
Le jeu a consisté d'abord, de façon très systématique,
à transformer (travestir, grimer) ces phrases selon des procédés
rhétoriques, classiques pour les uns (métaphores, métonymies,
anagrammes...), moins classiques pour les autres (contrepèterie, dérapages
phoniques ou sémantiques très approximatifs, retenus pour des
critères difficiles à rationaliser : l'effet comique, la trivialité,
l'auto-commentaire du texte, etc). Cela donne au bout du compte 200 conseils
hétéroclites et impossibles (le chiffre a été arrêté
arbitrairement).
Le jeu a consisté ensuite à donner une dimension vocale et scénique
à ce travail en lisant ces séquences selon le principe du canon
chanté (façon "Frère Jacques"), dans un système
d'échos et de répons qui est censé donner au texte une
sorte de volume sonore instable et kaléidoscopique, lancé dans
une vitesse de catastrophe comique. Ça peut se lire à deux, trois,
quatre voix, ou davantage.
EXEMPLE 02
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e
reprends là, légèrement transformé, un titre célèbre
de Raymond Roussel, un auteur qui, on le sait, a rédigé plusieurs
de ses livres à partir d'un principe des transformations phonétiques
réglées d'une phrase initiale.
EXEMPLE 01
Pour ce texte, je suis parti d'une série de formules toutes faites ponctionnées
dans un placard publicitaire vantant les bienfaits d'une sorte de talisman (la
croix Vitafor). Chaque séquence est censée être extraite
d'une lettre de remerciement envoyée par un bénéficiaire
des vertus de cette croix. Je la transforme selon les procédés
évoqués ci-dessus et je fais se répondre en écho
la séquence initiale et sa transformation burlesque.
EXEMPLE 02
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3) LITANIES DE L'ORGASME
(4)
e
texte est produit par des procédés voisins du précédent.
Il s'agissait de prendre acte du caractère obsessionnel et impératif
de l'exigence e la jouissance dans le discours de la libération sexuelle
(exigence à mon avis tout aussi normative et totalitaire que l'exigence
inverse - celle de la censure puritaine), et de déborder cette injonction
("jouissez!") en ramenant tout, comiquement, à l'unique terme d'orgasme.
EXEMPLE 01(enregistrement à deux voix, avec L.L. De Mars)
J'ai donc dressé une sorte de catalogue des idiolectes les plus courants,
en les transformant pour les ramener tous au surgissement de l'exigence orgastique
et en les lançant dans une sorte de litanie obsessionnelle et catastrophique.
EXEMPLE 02(enregistrement à deux voix, avec L.L. De Mars)
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l
existait dans la comédie athénienne du Vème siècle
une partie, une longue phrase, que le choryphée devait débiter
d'une seule haleine, dans le temps du souffle déterminé par la
capacité thoracique. On appelait cela le "pnigos", c'est-à-dire
la suffocation. Effet, vraisemblablement : angoisse et comique mêlés.
EXEMPLE 01
Si la poésie a à voir avec la dimension du souffle, le pnigos
est une sorte de court-circuitage de cette exigence, une façon de lui
donner une sorte de radicalité délibérément physiologique.
La règle du jeu est ici quasi anatomique : chaque séquence lue
est déterminée par la capacité du souffle : environ 30
secondes pour mon propre compte. Le texte est fabriqué à partir
de cut-up dans des articles de journaux traitant des perversions sexuelles.
Tout est copié (rien n'est d e l'ordre de ma propre invention). Je me
contente de découper les séquences et de les remonter de façon
diverse selon les divers morceaux à exécuter (à jouer).
La vitesse d'élocution veut produire une sorte d'emballement catastrophique
du bloc de langue sexualisé et son expulsion soufflée.
EXEMPLE 02
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ans
la langue il y a plusieurs langues. Dans la voix, il y a plusieurs voix. L'objectif
d'une écriture "poétique" peut être de faire surgir cette
pluralité déstabilisante.
Pour ce texte, pour faire surgir ce pluriel monstrueux, je me suis appuyé
sur un jeu pratiqué par les femmes esquimaux Inuit : le Katajjak. Ce
jeu se joue à deux. Bouche contre bouche, deux femmes récitent
des listes (par exemple des listes d'animaux, des noms d'ancêtres, des
toponymes, des cris de bêtes, voire des syllabes sans signification particulière).
EXEMPLE 01
Cette récitation se fait sur un rythme de halètement. La première
qui rit a perdu. J'ai adapté ce jeu à ma propre voix, pensée
comme double (voix de tête, voix de ventre). Et j'ai aligné dans
le rythme du Katajjak des listes de langues qui pour les unes existent réellement
(les divers argots, par exemple), pour les autres sont inventées à
partir des jeux phoniques évoqués ci-dessus.
EXEMPLE 02
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