Christian PRIGENT
Malaise dans l'élocution

Ce texte a été écrit en prévision du N°14 de La Parole Vaine, pour son dossier consacré à la lecture publique.
Vous trouverez donc sur ce site d'autres textes sur ce thème, dont les essais "Les bandelettes de Lazare" de L.L. De MARS (et la note "Lecture publique", de son Relevé d'esquisses), et "Le problème du poème" de Jean-François Savang, et de nombreux poèmes destinés à l'oralisation.
Consultez également notre INDEX SAMPLES, sur lequel vous trouverez de nombreux fichiers sonores à écouter ou télécharger (lectures de charles Pennequin, L.L. De Mars, Emmanuel Tugny, Bernard Heidsieck, Christian Prigent etc...)
LES TRAVAUX DU TERRIER SUR LA LECTURE PUBLIQUE SONT DISPONIBLES ICI >> 

Les commentaires de C. Prigent sont accompagnés sur cette page
d'extraits sonores de ses lectures
en REal Audio

l y a un double jeu du jeu. La langue anglaise note cette ambivalence, en distinguant game (quand le jeu a ses règles) et play (quand il invente ces règles à mesure).
        Le jeu de l'invention littéraire vient dans l'espace ouvert entre le game et le play. Le game serait l'exploitation des figures et des règles (y compris de règles plus ou moins "nouvelles" imposées comme des contraintes drastiques : lipogrammes, palindromes, etc).
Le play serait la lancée aléatoire d'une déprédation de langue qui est à chaque fois une façon de narguer (de retarder, de différer) la probabilité croissante du sens (la cadavérisa tion du sens) dans la séquence verbale.
        L'excès qui fait invention artistique peut alors venir soit d'une surenchère sur la codification du game (les "jeux" oulipiens, par exemple), soit du play d'une récusation systématique de tout système normé (ainsi, si l'on veut, l'invention surréaliste "automatique). Écrire, c'est tenter, dans l'alternance de ce double "jeu" du jeu, de faire jouer (de décoller, de faire flot ter) les diverses stases cadavéreuses à quoi tout cela peut conduire : d'une part le formalisme (illusion d'une expression sans play, entièrement encodée par les règles a priori du game), de l'autre l'expressionnisme prétendument spontané et, comme on dit, "authentique" (porteur d'une essentielle "vérité") (illusion d'une expression sans game, d'une langue "naturelle", adéquate au corps, au réel, aux choses), d'un autre côté encore les diverses tentations naturalistes (illusion d'une expression sans game ni play). Jouer les deux aspects du jeu perpétuellement l'un contre l'autre et l'un avec l'autre me semble la
condition sine qua non pour "y trouver une langue", une langue qui prenne en charge les instances improbables du je (ego) qui dans ce jeu s'exprime (exprime son altercation, son débat, son étreinte ambivalente avec la langue normée).
 

our des raisons qui tiennent à mon avis à la situation idéologique et culturelle dans la quelle nous sommes (ruine des idéologies, disparition des utopies, fin des avant-gardes, vacuité du sens du présent), la littérature qui se fait et qui se commente aujourd'hui hésite entre le naturalisme (retour aux bonnes vieilles formes romanesques et à un certain dédain pour les enjeux idéologiques du travail formel) et le formalisme (repli de la langue sur elle-même et sur les jeux qui construisent des objets littéraires à partir de contraintes formelles qui sont à chaque fois comme une façon de récuser la question du sens et, du même coup, la question du sujet qui écrit). Le succès actuel de l'oeuvre de Georges Perec (à tout le moins de certains aspects de cette oeuvre) se comprend à mon avis dans ce contexte. Même chose avec ce qui se passe dans des oeuvres comme celles de Michelle Grangaud (les séries d'anagrammes de Stations et de Memento-fragments) ou de Michelle Métail (les performances sonores autour de la série Compléments de noms). J'ai essayé, quant à moi, de proposer des travaux d'écriture qui tentent de déplacer cette
double tentation, ou d'y échapper en lançant dans la masse donnée du langage une série d'opérations destinées à produire de jeu (ce glottement, ce décollage, ce dérapage systématique, cette différAnce dont je parlais).
L'enjeu était peut-être de mettre en scène la tentation pour une langue directement branchée aux exigences rythmiques et sonores de la dictée corporelle (une langue délivrée de l'arbitraire du signe, une langue qui rémunérerait - cf Mallarmé - un tant soit peu le "défaut des langues"), tout en exposant l'impossibilité de cette langue rémunérée, de cette langue "vraie" (Artaud). Avec, au bout du compte, dans la tension définitivement insoluble entre cette tentation panique et la reconnaissance de cet impossible, à la fois la jubilation du jeu (une traversée hétérodoxe et bricolée des contraintes formelles) et l'exposition en acte du malaise, de l'angoisse qui est pour moi le fond de tout rapport à la langue qui nous dérobe le monde au moment même où elle prétend nous l'offrir.

'objectif, peut-être, est de montrer l'autre langue dans la langue, la langue monstre qui nous habite et qui, chaque fois, frappe de stupeur (fait jouer, déjoue, refait - comme on dit en argot) la langue dans laquelle tant bien que mal nous communiquons, la langue dans laquelle le réel s'évanouit, la langue au gré de laquelle le chaos voluptueux et angoissant de notre expérience du monde s'affadit et s'estompe dans 'abstraction réglée de l'échange social.
 

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es remarques préalables faites, quelques exemples pratiques. C'est-à-dire quelques indications sur la manière (ou les diverses manières) dont le "jeu" dans la langue, le jeu avec la langue a pu être à l'origine de la composition d'un certain nombre de mes textes destinés à la lecture publique. La situation de "lecture publique" (ou "performance" ?) implique d'évidence la dimension vocale et, d'une certaine manière, la performance scénique . Je propose donc des textes qui ont été délibérément composés dans l'optique de cette situation particulière et des questions qu'elle soulève dans le cadre plus général de l'écriture dite "poétique". Il s'agit de textes inscrits à leur façon (c'est-à-dire avec des différences notables par rapport aux productions canoniques du genre) dans la tradition de ce que depuis quelques années on appelle poésie "sonore", poésie "performance", poésie "action" (la terminologie reste très flottante!).
Destinés à l'exécution vocale, ces textes sont plus des partitions (destinées donc à être jouées publiquement par celui qui est alors l'acteur de son propre écrit) qu'à proprement parler des textes. Textes à jouer donc, dans cette première acception du mot "jeu". Et qui soulèvent, peut-être, des questions sur ce qu'il en est, en l'occurrence, de ce jeu : de cette exécution vocale et scénique de l'activité d'écriture (1).
 


 

1) 200 CONSEILS POUR UN CARNAVAL (2)
 
lusieurs de mes textes ont été produits selon un principe qui consiste à faire glisser les séquences écrites les unes à partir des autres et les unes sur les autres à l'aide de procédés voisins de l'homonymie ou, plus modestement et plus empiriquement, d'une sorte d'à-peu-près phonique généralisé (la rhétorique parle aussi d'allographe ou de langage approximatif). Ce qui m'intéresse dans le processus, c'est le glissement, l'aléatoire, le dérapage en partie incontrôlé et ce qu'il fait surgir : le fond obscène imminent de toute séquence verbale (principe, par exemple, de la contrepèterie). Pour ces 200 Conseils, je suis parti de douze séquences empruntées à divers slogans carnavalesques (en particulier des carnavals belges) : propositions de déguisements, suggestions de mimiques, masques, métamorphoses. Ce sont donc des phrases lancées à la cantonade, proposées comme des conseils ou des directives festives, portées par des voix sans origine précise.
EXEMPLE 01 
Le jeu a consisté d'abord, de façon très systématique, à transformer (travestir, grimer) ces phrases selon des procédés rhétoriques, classiques pour les uns (métaphores, métonymies, anagrammes...), moins classiques pour les autres (contrepèterie, dérapages phoniques ou sémantiques très approximatifs, retenus pour des critères difficiles à rationaliser : l'effet comique, la trivialité, l'auto-commentaire du texte, etc). Cela donne au bout du compte 200 conseils hétéroclites et impossibles (le chiffre a été arrêté arbitrairement).
Le jeu a consisté ensuite à donner une dimension vocale et scénique à ce travail en lisant ces séquences selon le principe du canon chanté (façon "Frère Jacques"), dans un système d'échos et de répons qui est censé donner au texte une sorte de volume sonore instable et kaléidoscopique, lancé dans une vitesse de catastrophe comique. Ça peut se lire à deux, trois, quatre voix, ou davantage.
  EXEMPLE 02 
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2) COMMENT J'AI ÉCRIT CERTAINS DE MES TEXTES (3)

e reprends là, légèrement transformé, un titre célèbre de Raymond Roussel, un auteur qui, on le sait, a rédigé plusieurs de ses livres à partir d'un principe des transformations phonétiques réglées d'une phrase initiale.
EXEMPLE 01 
Pour ce texte, je suis parti d'une série de formules toutes faites ponctionnées dans un placard publicitaire vantant les bienfaits d'une sorte de talisman (la croix Vitafor). Chaque séquence est censée être extraite d'une lettre de remerciement envoyée par un bénéficiaire des vertus de cette croix. Je la transforme selon les procédés évoqués ci-dessus et je fais se répondre en écho la séquence initiale et sa transformation burlesque.
EXEMPLE 02 
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3) LITANIES DE L'ORGASME  (4)
 

e texte est produit par des procédés voisins du précédent. Il s'agissait de prendre acte du caractère obsessionnel et impératif de l'exigence e la jouissance dans le discours de la libération sexuelle (exigence à mon avis tout aussi normative et totalitaire que l'exigence inverse - celle de la censure puritaine), et de déborder cette injonction ("jouissez!") en ramenant tout, comiquement, à l'unique terme d'orgasme.
EXEMPLE 01(enregistrement à deux voix, avec L.L. De Mars) 
J'ai donc dressé une sorte de catalogue des idiolectes les plus courants, en les transformant pour les ramener tous au surgissement de l'exigence orgastique et en les lançant dans une sorte de litanie obsessionnelle et catastrophique.
EXEMPLE 02(enregistrement à deux voix, avec L.L. De Mars) 
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4) PNIGOS (5)
 

l existait dans la comédie athénienne du Vème siècle une partie, une longue phrase, que le choryphée devait débiter d'une seule haleine, dans le temps du souffle déterminé par la capacité thoracique. On appelait cela le "pnigos", c'est-à-dire la suffocation. Effet, vraisemblablement : angoisse et comique mêlés.
EXEMPLE 01 
Si la poésie a à voir avec la dimension du souffle, le pnigos est une sorte de court-circuitage de cette exigence, une façon de lui donner une sorte de radicalité délibérément physiologique. La règle du jeu est ici quasi anatomique : chaque séquence lue est déterminée par la capacité du souffle : environ 30 secondes pour mon propre compte. Le texte est fabriqué à partir de cut-up dans des articles de journaux traitant des perversions sexuelles. Tout est copié (rien n'est d e l'ordre de ma propre invention). Je me contente de découper les séquences et de les remonter de façon diverse selon les divers morceaux à exécuter (à jouer). La vitesse d'élocution veut produire une sorte d'emballement catastrophique du bloc de langue sexualisé et son expulsion soufflée.
EXEMPLE 02 
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 5) LISTE DES LANGUES QUE JE PARLE
 

ans la langue il y a plusieurs langues. Dans la voix, il y a plusieurs voix. L'objectif d'une écriture "poétique" peut être de faire surgir cette pluralité déstabilisante.
Pour ce texte, pour faire surgir ce pluriel monstrueux, je me suis appuyé sur un jeu pratiqué par les femmes esquimaux Inuit : le Katajjak. Ce jeu se joue à deux. Bouche contre bouche, deux femmes récitent des listes (par exemple des listes d'animaux, des noms d'ancêtres, des toponymes, des cris de bêtes, voire des syllabes sans signification particulière).
EXEMPLE 01 
Cette récitation se fait sur un rythme de halètement. La première qui rit a perdu. J'ai adapté ce jeu à ma propre voix, pensée comme double (voix de tête, voix de ventre). Et j'ai aligné dans le rythme du Katajjak des listes de langues qui pour les unes existent réellement (les divers argots, par exemple), pour les autres sont inventées à partir des jeux phoniques évoqués ci-dessus.
EXEMPLE 02 
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