Numéro 28 (1991))

Ecrire en marionnette selon Kleist

par Jacques Sivan

Je hais le mouvement qui déplace les lignes.
La Beauté, in Les Fleurs du mal, Ch. Baudelaire

Homme je fus mis sur terre non pour être, mais pour mimer le trou qui est. Il m’a voulu pour son pantin. Il a dû penser que la chose était bonne. Si j’approchais de ma tête par derrière en penchant, je reconnaîtrais par-derrière ma pensée, non comme un être étant dedans, mais comme celle qui danse toujours comme sa vaine ombre par derrière ma pensée. Ainsi sommes-nous. Plus j’avais de mal à penser, plus je croyais que c’était elle qui parlait à ma place.
Le discours aux animaux, V. Novarina, éd. P.O.L., 1987.

I

Dans le merveilleux petit texte qui s’intitule Sur le théâtre de marionnettes [1] , Kleist nous dit qu’il est nécessaire que « l’âme (vis motrix) [2] » soit au « centre de gravité du mouvement, pour qu’une animation ne soit pas fausse, ou affectée.

Étant donné que « le machiniste ne dispose en fait d’aucun autre point que celui sur lequel agir au moyen du fil de fer ou de la ficelle, tous les membres sont, comme ils doivent être, morts, de purs pendules, et obéissent à la seule loi de la pesanteur ; qualité exquise que l’on chercherait en vain chez la plupart de nos danseurs ». Mais Kleist dit aussi : « Ces poupées, […]ont de plus l’avantage d’échapper à la pesanteur [3] . Elles ne savent rien de l’inertie de la matière, propriété des plus contraires à la danse : car la force qui les soulève est plus grande que celle qui les retient à la terre ». Il semble donc que le mouvement gracieux des marionnettes est dû à la fois à l’action et à la non action absolues des lois de la pesanteur.

Cette apparente contradiction cache en fait le mécanisme qui est à l’origine du concept de la grâce. La grâce n’est pas divine. Ou si elle l’est, ce n’est pas en terme qualitatif, mais quantitatif. Ce qu’il y a de divin dans la grâce c’est qu’elle est infinie. Hormis cela, elle est totalement mécanique. La grâce écrit Kleist, « apparaît dans sa plus grande pureté dans cette conformation humaine du corps qui, ou bien n’a aucune conscience, ou bien a une conscience infinie, c’est-à-dire dans le mannequin ou dans dieu. » Ainsi l’absence totale de conscience et la conscience infinie sont deux équivalences pour désigner la grâce.

Ces équivalences ne sont pas exclusives l’une de l’autre. Mais sont à la fois unes et concomitantes. Sinon, c’est-à-dire dans le cas où le « ou bien » employé par Kleist serait exclusif, nous n’aurions pas affaire à une contradiction. Nous aurions deux possibilités distinctes puisque la marionnette serait, soit soumise aux lois de la pesanteur, soit y échapperait totalement. Or la grâce provient justement du fait qu’elle est dans le même temps soumise et non soumise à ces lois.

La grâce est donc du mouvement pur, produit par le jeu de ces deux qualités contradictoires, mais non dialectiques. Ce paradoxe a pour effet de produire une activité constante, un mouvement infini, de telle sorte que les marionnettes ne connaissent pas de repos, puisqu’elles ne possèdent aucun point d’appui, si ce n’est pour « effleurer » et ainsi « ranimer l’élan de leurs membres ».

C’est la raison pour laquelle les marionnettes sont dans le même temps, moins qu’un homme (un sujet), puisqu’elles sont de simples poupées (objets manipulables à volonté), partant plus assujetties que lui aux lois de la pesanteur ; mais elles sont aussi plus que lui, par leur mobilité véritablement extra-ordinaire. Mobilité qui leur permet de ne plus être soumises à la loi universelle.

Ni sujet, ni objet, entre terre et ciel, tout à la fois soumises et non soumises à La Loi - en marge d’elle - elles sont le lieu de l’indéterminé par excellence. Cette qualité propre à l’espace marionnettique est liée au fait que les marionnettes n’ont pas de point d’ancrage, de lieu de « repos ». L’espace qui leur est propre est errant, nomade. Toujours quelque part dans un entre-deux pas vraiment repérable.

Il n’est pas pour autant sans qualité, puisque certains disent de lui qu’il est « improbable ». Il est pour A. Vitez « l’impossible ». C’est que, nous dit-il, la marionnette « peut mourir plusieurs fois, ressusciter, souffrir au-delà de toute limite. Elle est capable d’exploits sexuels infinis. En ce sens elle est proche du conte de fées. Car le roman pornographique et le conte de fées se ressemblent beaucoup : ce qui les caractérise, c’est l’impossible » [4]

Ce n’est donc qu’au prix de cette apparente contradiction que nous est donné à voir cet « au delà de toute limite ». C’est elle qui fait de la marionnette un objet inerte, mais aussi un être de mouvement à l’état pur. C’est elle qui lui confère sa grâce, sa légèreté, et une incroyable mobilité. Or comment agir, faire agir, faire éclore cette grâce.

Kleist nous dit qu’il suffit pour cela d’un simple morceau de « fil de fer ou de la ficelle ». Cependant il ne s’agit pas pour que ça fonctionne, de faire comme si l’on tournait « la manivelle d’une vielle à roue ». Il faut que « les mouvements des doigts [soient] au contraire dans un rapport assez subtil à celui des poupées qui y sont attachées, à peu près comme des nombres à leurs logarithmes ». De cette façon l’assimilation sera telle, qu’il ne sera plus possible de distinguer le visible de l’invisible, le montreur du montré, le manipulateur de sa poupée.

Concrètement cela se traduit par des mouvements de doigts qui doivent épouser très exactement, et dans le même instant, les mouvements de la poupée, de la même façon que, comme nous allons le voir, le principe animateur fait corps avec « le centre de gravité ». Il s’ensuit une répétition infinie du fonctionnement et ce, non pas selon une temporalité linéaire, mais simultanément.

Pour Kleist c’est donc la simultanéité qui est le point de jonction, « le centre de gravité ». C’est lui qui, de plus, permet l’animation de la marionnette : « chaque mouvement avait un centre de gravité ; il suffisait de commander celui-ci à l’intérieur de la figure ». Or comment « commander » le centre de gravité « à l’intérieur » d’une figure non encore existante qui demande pour être exécutée, que l’on puisse prendre appui sur un centre lui aussi absent, puisqu’il est censé résider au sein même de cette figure à créer.

Cette quête du centre de gravité, écrit Kleist, est à faire « à l’intérieur de la figure ». La précision est importante, car elle nous permet de constater que la recherche d’un centre, d’une intériorité, produit MÉCANIQUEMENT de l’extériorité. En d’autres termes cela signifie que pour produire de la figure, de l’écriture marionnettique, ou plutôt pour écrire en marionnette [5] , il faut toujours chercher le point d’appui à l’opposé de l’endroit recherché.

Une fois cette précision prise en compte on peut dire, en paraphrasant Kleist, qu’écrire c’est savoir que « chaque mouvement [possède] un centre de gravité ; [et qu’] il suffit de commander celui-ci à l’intérieur de la figure ; les […] [mots (seuls visibles parce qu’à l’extérieur)] qui [ne sont] que des pendules, obéiss[…]ent d’eux-mêmes de façon mécanique, sans qu’on y soit pour rien. » Ainsi la quête ne peut s’effectuer qu’à l’opposé du lieu où elle prétend se réaliser. Telle est la condition pour que ça se meuve, que ça s’inscrive automatiquement, « mécaniquement », ou comme le dit aussi Kleist, « naturellement », avec « grâce », c’est-à-dire sans affectation.

Par ailleurs l’homme évoluant sur terre, tandis que la marionnette évolue dans une zone indéterminée quelque part entre terre et ciel, n’a pas besoin de se mouvoir ni non plus besoin, s’il désire malgré tout le faire, de rechercher son équilibre puisqu’il a à sa disposition toutes sortes de supports, toutes sortes de béquilles. A l’inverse la marionnette n’ayant pour tout support qu’un centre improbable (parce que toujours à l’opposé de l’endroit où l’on croit qu’il se trouve), ne peut l’atteindre, pour y prendre appui, qu’en produisant de la figure au centre de laquelle celui-ci a déjà disparu.

C’est en ce sens que l’écriture, en tant que mise en pratique du fonctionnement marionnettique, est trace. Trace qui révèle avec une fidélité absolue, une absence, donne à VOIR l’invisible, l’envers du décor en voulant donner l’endroit. C’est pour cette raison aussi que l’écriture n’est rien d’autre que de la figure. Figure, celle du mouvement à la recherche d’un centre de gravité qui toujours se déplace.

Ce déplacement, nous dit Kleist, forme une ligne droite, ou tout au plus une courbe. C’est autour de cette ligne « profondément mystérieuse » formée par tous les points de jonction, par tous les centres de gravité fuyants et répétés, qu’il y a agencement perpétuel de figures. Ou plutôt agencement de trous, puisque le centre se dérobe toujours.

Cet agencement est le développement, au sens photographique du terme, d’une chorégraphie. Chorégraphie produite par le manipulateur qui danse à l’unisson de sa marionnette, ou encore du danseur-écrivain (Kleist ?) qui danse avec les mots ou/et inversement les mots qui font s’agiter l’écrivain, le montreur-montré.

Cette danse est évidemment celle d’une origine toujours en devenir. Danse chamanique, agitation, transe, turbulence, c’est-à-dire manifestation de quelque chose qui est entre présence et absence. De quelque chose qui n’est donc en fait pas tout à fait trace étant donné qu’elle ne fait qu’inscrire, qu’elle ne donne à voir indéfiniment que sa propre disparition.

En cela la trace n’est pas permanence, mais expérience d’une disparition. Et voir consiste forcément et uniquement à voir l’absence. C’est pour cette raison que s’agiter continuellement est pour la marionnette une question de vie et/ou de mort. Par contre pour l’homme une telle urgence, une telle alternative n’a pas lieu d’être. L’homme du quotidien (non pas l’artiste) n’a pas à chercher ce(s) point(s) où les forces régies par la pesanteur s’annulent, pour éviter son propre effondrement. Il lui suffit au contraire de se laisser envahir par elles. Plus il est lourd, plus il a de l’assise. Plus il est conventionnel, moins il lui est nécessaire d’être à la recherche d’un hypothétique équilibre susceptible de le maintenir.

Dans ces conditions, s’il désire se mouvoir, il ne courra aucun risque. Il cherchera son point d’appui parmi les diverses béquilles que la société met à sa disposition. Deux d’entre elles sont, selon Kleist, particulièrement efficaces. Ce sont « le savoir » et « la conscience », dans la mesure où elles créent en lui une disjonction qui le leste, l’assujettit au quotidien, lui interdisant de la sorte tout accès à une origine d’avant l’origine qui serait susceptible de le déstabiliser.

Cette conscience fauteuse de troubles, (au sens optique du terme), c’est, nous dit Kleist, un problème de « réflexion ». Réfléchir est d’une certaine façon se réfléchir. C’est faire en sorte que notre image nous soit renvoyée afin de pouvoir, soit la corriger, soit l’imiter dans le cas où elle serait parfaite. Le problème est que le vrai, le juste, ne s’imitent pas. La grâce est un état de présence immédiate parce que toujours en devenir. Ce n’est pas un état figé, une image fixe. Ce n’est pas non plus une réalité transcendantale protégée des aléas de la matière. C’est au contraire la matière même qui peut prendre l’aspect de ce qu’il y a de plus balourd, en l’occurrence celui d’un ours.

Procéder par réflexion à un arrêt sur image, c’est automatiquement laisser échapper ce qui la rend crédible (son mouvement, son animation), pour ne recueillir d’elle qu’une enveloppe vide, in-signifiante. C’est vivre dans un univers fantasmagorique (prendre la proie pour l’ombre), un univers de « visions ». C’est d’ailleurs pour sauver le bel adolescent de ce type d’erreur, que le narrateur masque le vrai sous l’apparence du faux : « mais, soit pour mettre à l’épreuve la grâce qui l’habitait, soit pour prévenir sa vanité de façon salutaire, je me mis à rire et rétorquai qu’il devait avoir des visions ! ». Par ce procédé est écarté du jeune homme tout désir de s’auto-imiter. A ce prix sera conservé « son charme admirable ».

Ce qui nous est donné à voir c’est donc soit de l’image, c’est-à-dire de la matière en mouvement, du réel, soit des visions, c’est-à-dire quelque chose qui fondamentalement n’a pas de réalité. Or, pour en revenir à nos marionnettes, ce qui n’a pas de réalité c’est ce qui ne se manipule pas. Encore faut-il s’entendre sur la signification de ce mot. Ici A. Jarry peut nous apporter quelques éclaircissements quand il écrit : « On pêche à la ligne - […] - leurs gestes qui n’ont point les limites de la vulgaire humanité. On est devant - ou mieux au-dessus de ce clavier comme à celui d’une machine à écrire… » [6] .

Ce qui caractérise la pêche à la ligne, c’est d’arriver à faire en sorte que le poisson morde [7]. Cette stratégie implique d’exclure, paradoxalement mais impérativement, toute volonté de prendre l’animal. Il faut donner à l’autre l’illusion d’avoir l’initiative. Telle est la subtile manipulation qu’effectue Molly, le personnage de Joyce, pour faire en sorte que la demande en mariage soit faite par Bloom. Demande à laquelle elle répondra évidemment oui. Ce oui étant la preuve certaine que « le centre de gravité » est atteint, et donc qu’à partir de là toute action est possible, c’est-à-dire véritable.

Bloom est la marionnette non dupe de Molly qui joue aussi, mais à sa façon, le rôle de marionnette pour arriver à ses fins. L’un marionnette de l’autre, du même, pour faire éclore du oui. Danser pour faire danser. Danser pour faire accoucher d’un oui « improbable », « impossible », « infini », parce que toujours déjà autre, toujours déjà ailleurs. Un oui dont l’affirmation continuelle n’est « rien d’autre que le chemin de l’âme du danseur », que le vulgaire « fil de fer […] dont se servent les fleuristes » [8] .

Ce fil de fer, cette ficelle, pour banals qu’ils soient, matérialisent en fait « un rapport assez subtil » entre le marionnettiste et sa poupée. Subtilité qui provient du fait que le contact qui s’établit entre les deux parties, est celui de l’extrême. Nous avons en effet d’un côté le machiniste qui manipule « du bout des doigts » la marionnette. De l’autre, nous avons cette marionnette qui ne peut être actionnée que lorsque le « centre de gravité » est atteint.

Mais ce qu’il est important de noter, c’est que cet extrême existe non seulement du fait de la position des deux entités, lesquelles se (re)trouvent toujours face à face et toujours aux deux extrémités du fil, mais aussi du fait que ces extrêmes sont ceux respectivement de deux formes de réalité qui sont, par nature, à l’opposé l’une de l’autre. C’est ainsi « que, sur ce terrain, seul un dieu pourrait se mesurer avec la matière [ou, comme nous le verrons par la suite, un danseur avec un ours] ; et que c’était là le point où les deux extrémités du monde circulaire se raccordaient ».

Ce point de contact dont la répétition forme une ligne « circulaire » (et non plus seulement une droite) est, comme on le dit en géométrie, idéale. Elle est, du fait de cette répétition, constituée d’une multitude de points semblables ; lesquels sont toujours les uns pour les autres des centres, mais excentrés, et situés aux extrêmes : dieu/matière, manipulateur/marionnette, écrivain/mot, etc…

II

Ayant analysé jusqu’ici ce qui se passait entre le marionnettiste et sa poupée, il nous reste à considérer ce que sont ces deux personnages. Mais auparavant il importe d’éclaircir un nouveau paradoxe. Dans la dernière citation que nous avons faite du texte de Kleist, il est question d’un « point où les deux extrémités du monde circulaire se raccord[ent] ». On peut se demander comment un cercle peut avoir deux extrémités, si l’on excepte le fait qu’il puisse être ouvert.

Si l’on retient cette interprétation il apparaît que les deux bouts semblent apparemment être antithétiques, puisque l’un est matière, tandis que l’autre est dieu. Pourtant, comme l’image du cercle nous l’indique, ces deux extrémités sont bien celles appartenant à une même ligne. Or nous avions vu au début de notre réflexion, que la différence entre les deux entités n’était pas d’ordre qualitative, mais d’ordre quantitative : dieu, par opposition à l’homme (ou à la matière), c’est de l’infini, de l’impossible. Comme la marionnette, il peut tout faire autant de fois qu’il le désire. Par conséquent ce qui empêche le cercle de se clore c’est la problématique jonction de l’un qui est fini et du multiple qui est infini.

Il apparaît donc que c’est l’inlassable travail permettant de faire advenir ce « point », ce « oui » de jonction, qui constitue l’enjeu de l’écriture marionnettique, (entendons par là aussi bien l’art de manipuler les marionnettes, que celui d’écrire). On peut observer à ce propos que Kleist utilise toujours la circularité ouverte pour la transposer à celle du miroir : « comme l’image du miroir concave, après s’être éloignée à l’infini, revient soudain juste devant nous : de même la grâce, quand la connaissance est pour ainsi dire passée par un infini, est de nouveau là ; de sorte qu’elle apparaît en sa plus grande pureté dans cette conformation humaine du corps qui, ou bien n’a aucune conscience, ou bien a une conscience infinie, c’est-à-dire dans le mannequin ou dans dieu ».

Il ne faut pas oublier que, dans le récit, la démonstration est faite par un danseur, et que ce danseur est un personnage « manipulé » non par un narrateur, car celui-ci est aussi un personnage (une marionnette), mais par une présence paradoxalement absente [9]. C’est cette présence problématique qui fait que le texte est troué de telle façon qu’il arrive et n’arrive pas à joindre les (ses) deux bouts.

C’est cette présence/absence qui permet donc au texte de fonctionner « de façon mécanique, sans qu’on y soit pour rien » et lui confère ainsi sa grâce, son authenticité. C’est elle aussi qui permet de faire en sorte que, dans l’épisode du duel, le danseur (qui en tant que personnage manipulé est une marionnette) [10] devienne le manipulateur de cette autre marionnette qu’est l’ours. Ainsi retrouvons-nous à nouveau la problématique du même et de l’autre considérée ici sous la forme d’un enchaînement au cours duquel le même est aussi l’autre, afin que celui-ci puisse (re)/(ad)venir [11] au même (trouver son identité à la fois strictement semblable mais cependant radicalement autre, inédite) et cela indéfiniment.

Cette circularité, que l’on pourrait résumer grossièrement en disant que quelque chose est toujours le manipulateur ou/et la poupée d’autre chose ou/et inversement, nous amène à nous interroger sur la forme et la fonction que remplit le miroir dans ce passage. Car, en dépit des apparences, ce n’est pas une surface plane, lisse, froide, extérieure à nous même, et renvoyant une image en rupture avec notre être, parce que figée. Le miroir est au contraire ici une surface concave, c’est-à-dire une surface rappelant celle d’un cercle non achevé.

Comme nous l’avons déjà vu, cette circularité ouverte met en présence deux extrêmes qui sont tout à la fois de même nature, puisqu’ils appartiennent à la même ligne, à la même circonférence, et opposés de par leur position frontale. Ces deux extrêmes sont constamment à la recherche du point qui comblerait le vide qui les sépare, et qui permettrait à la forme concave d’être bouclée.

L’on ne peut s’empêcher de mettre en rapport ici cette concavité extrême et réfléchissante avec celle de l’oeil. L’oeil est en effet l’image parfaite du cercle inachevé, du cercle percé d’un trou à diamètre variable : la pupille. Cette variabilité permet d’effectuer perpétuellement des mouvements de contraction et de dilatation comparables aux mouvements d’apparition/disparition du point de contact, du « centre de gravité », ou présence/absence. C’est par ce trou que, dans les deux cas, toute image se révèle pour aussitôt s’évanouir.

Ce trou, parce qu’il est à la fois point aveugle et révélateur, est à l’origine de l’extrême animation des figures. C’est par lui que la lumière pénètre et agit tout comme le manipulateur agit « sur le centre de gravité » pour actionner sa marionnette. C’est par lui que les cellules sensibles sont excitées sous l’action du rayon lumineux. C’est en définitive en lui que s’origine la vie ; de la même façon que c’est par le centre de gravité que les membres des marionnettes acquièrent grâce et légèreté.

Cette ouverture, cela va de soi, n’est pas une béance, un vide, puisqu’elle est toujours pleine (grosse) de l’impossible comblement, de l’impossible présence. D’autre part sa comparaison avec la pupille de l’oeil n’est pas fortuite, puisqu’il est fait mention de cet organe dans le duel qui oppose le danseur à l’ours : « debout, me fixant dans les yeux comme s’il avait pu lire dans mon âme ».

Cette observation du danseur est très intéressante, car elle met en situation la façon dont le point de jonction peut être atteint, nous faisant ainsi participer au basculement que ce processus provoque au sein d’un espace d’indétermination. Espace dans lequel il n’est plus possible de savoir qui est quoi, qui agit sur ou est agi par quoi. Dans le cas présent est-ce l’ours qui, fixant l’oeil (la pupille du danseur, le trou qui le sépare de l’autre) fait s’animer celui qu’il tient au bout de sa griffe, ou le contraire.

Tel est le fonctionnement du « monde organique » ou de « cette conformation humaine du corps qui, ou bien n’a aucune conscience, ou bien a une conscience infinie. » Car ce dont il est question ici, c’est essentiellement de l’homme dans ce qu’il a de plus réel, de plus organique. C’est de lui qu’il s’agit, parce que c’est lui et lui seul qui est capable de rendre évidente, manifeste la grâce, même si celle-ci est toujours par essence problématique. C’est dans le fonctionnement d’un corps riche d’une présence/absence, riche d’une tension, que se révèle cet entre-deux ou espace-mouvement.

Cette tension qui résulte des deux extrêmes (qu’y a-t-il de plus opposé qu’un danseur et un ours) qui tout à la fois s’affrontent, se repoussent et s’attirent dans le besoin qu’ils ont de combler l’espace qui les sépare, est concrétisée par l’image du « fil de fer » dont parlent Kleist et Jarry. Fil de fer - presque invisible, presque absent pour le spectateur - qui relie l’extrémité des doigts danseurs à l’extrémité ou centre de gravité de la poupée dansante.

Ces fils négligeables, tant ils sont inexistants, ont cependant la capacité de faire parvenir une information au destinataire dans le même instant, pour ne pas dire avant même son émission. Ainsi, quoi qu’il fasse, le danseur-escrimeur ne peut atteindre celui qui lui fait face. Chaque feinte, chaque figure qu’il esquisse revient « soudain juste devant » lui sous la forme d’une parade adéquate.

Le danseur a même l’impression que plus il est prodigue en feintes et esquives, plus l’ours est précis dans ses ripostes. On peut du coup se demander si, dans ce duel, le véritable agresseur n’est pas plutôt l’ours. Le danseur n’a-t-il pas l’étrange impression que son adversaire le fixe « dans les yeux comme s’il avait pu lire dans [son] âme » ? Dans ce cas, et pour paraphraser à nouveau les propos du danseur, ses propres yeux ne seraient pour son adversaire qu’un centre de gravité qu’il suffirait de commander, pour que ses membres, qui ne sont que des pendules, obéissent d’eux-mêmes de façon mécanique, sans que ni l’un ni l’autre (entendons par là l’ours et le danseur) n’y soient pour rien.

Loin d’être l’animal pataud que nous imaginons, l’ours se révèle être ici le garant absolu de la grâce et de l’agilité puisqu’il parvient à faire danser le danseur, à ne cesser de le faire s’escrimer. Par ce verbe nous entendons bien sûr affronter celui qui nous fait front. Mais nous entendons aussi s’évertuer (« j’étais couvert de sueur : en vain ! ») pour tenter d’atteindre l’autre qui est nous. En atteste la forme pronominale du verbe ; qui cependant ne l’est qu’en apparence, car si cet autre qui revient toujours « devant nous » est le même, il est aussi radicalement différent.

A propos de ce jeu de miroirs le danseur (l’écrivain ? Kleist ?) nous dit : « l’image du miroir concave, après s’être éloignée à l’infini, revient soudain juste devant nous : de même la grâce, quand la connaissance est passée pour ainsi dire par un infini, est de nouveau là ». « Image » et « grâce » sont apparemment des termes équivalents. Tous deux sont le résultat d’une transformation opérée par l’infini. Reste donc à savoir de quoi est fait cet infini, pour transmuter [12] de la connaissance (finie) en grâce (connaissance infinie).

L’énigme pour le danseur-escrimeur est que chacune de ses attaques est mystérieusement contrée par la parade adéquate. C’est que la circularité ouverte formée par le face à face des deux adversaires n’est que l’image de la trace laissée par le perpétuel renvoi d’informations. Informations qui partent de l’oeil du danseur, passent par les armes, pour déjà se (re)trouver dans l’oeil de l’autre en lequel le même se lit.

Or l’ouverture (« le centre de gravité ») n’étant pas fixe, puisqu’elle est toujours à l’opposé de l’endroit où l’on croit qu’elle se trouve, est productrice d’une multiplicité de circularités qui chacune, en recherchant leur résolution, en provoque de nouvelles, étant donné que tout comblement ne peut avoir lieu sans qu’il y ait quelque part une autre ouverture, ou plutôt la même ouverture, mais autre.

C’est cette inconcevable infinité de circularités ouvertes en perpétuel mouvement, en perpétuelle création, que traverse la connaissance pour se transmuter en grâce. Ce prodigieux et problématique parcours est effectué avec une rapidité telle, que le même et l’autre semblent fugitivement n’avoir fait qu’un (comme semblent tout aussi fugitivement ne faire qu’un dieu et l’homme, le marionnettiste et sa poupée, l’écrivain et le mot) pour former l’improbable anneau, celui d’une bouche qui dit « oui ».


Ce texte est la version revue et corrigée par l’auteur du texte paru dans le numéro 28 de TXT. Il a paru parmi d’autres textes critiques de Jacques Sivan dans son livre Machine Manifeste, éd. Léo Sheer, 2003. Merci à Jacques Sivan de nous avoir permis de le reproduire ici.



[1] Kleist, Sur le théâtre de marionnettes, trad. de l’all. par R. Munier, éd. Trasière, 1981.

[2] Le concept vis motrix est fondamental. Il exprime l’énergie, qui par son mouvement en spirale, produit de l’animation.

[3] C’est nous qui soulignons.

[4] Théâtre public, 3ème trim., 1980, p. 72. Nous retrouvons la définition quantitative de l’infini telle que nous l’avons analysée plus haut.

[5] J’emprunte cette belle formulation à François Lazaro.

[6] A. Jarry, Conférence sur les pantins, coll. de la Pléiade, T.1, Gallimard.

[7] Dans Le Colonel des Zouaves le personnage principal d’O. Cadiot met en oeuvre différentes stratégies pour amener le poisson à mordre : « Je tire sur le fil par secousses pour donner une allure naturelle à la sauterelle morte à la surface du trou. »(c’est nous qui soulignons).

[8] A. Jarry, Conférence sur les pantins.

[9] Il serait intéressant d’analyser comment chacun des quatre protagonistes (si l’on prend en compte, non seulement cette présence/absence (Kleist ?) et les deux personnages principaux mais pourquoi pas aussi le lecteur) manipulent ou sont manipulés par (eux-mêmes ?) les autres.

[10] Personnage manipulé à double titre, à savoir par la présence/absence et par le fils aîné du gentilhomme réputé être une fine lame qui sera cependant battu par le danseur de la même façon, c’est-à-dire de manière aussi nécessaire (« mécanique ») que le danseur sera battu à son tour par l’ours.

[11] Les expressions « virer au », « tourner au » utilisées pour exprimer une modification de la couleur, auraient peut-être mieux fait sentir l’aspect fluctuant, non maîtrisable, et donc quelque peu mystérieux de ce passage du même à l’autre, même si ce passage est fait de nécessité, ou peut-être justement à cause de cela.

[12] Ce mécanisme de transmutation pourrait être mis en parallèle avec celui de la « transsubstantiation » joycienne.