Numéro 28 (1991))

L’analyseur Artaud

par TXT

L’ANALYSEUR ARTAUD

« je dis qu’on me mange mes mots »

Dans la petite, dans la profonde France d’aujourd’hui, qui en cela sans doute s’évertue à prendre la tête de l’Europe, à supplanter l’Allemagne elle-même, l’affirmation du « droit du sang » et la vision de l’étranger comme « envahisseur » peuvent, on le sait, faire grimper dans les sondages des hommes politiques en désespoir de triomphes électoraux. Le pétainisme rampant ose désormais se montrer, avec une arrogance de moins en moins dissimulée. Puisque les idéologies sont « mortes », toutes les régressions infâmes sont désormais possibles en toute impunité. Puisque les frustrations qu’engendre le triomphe du tout-puissant « marché » laissent la porte ouverte à toutes les formes de la haine de l’autre et au retour des sornettes raciales, nationalistes et familialistes, voici que reviennent les « familles » vichyssoises.

Voici aussi, dans le monde (culturel), que rappliquent les « héritiers », les « exécuteurs » (sic) testamentaires, la France des notaires et des « ayant-droits ». Enfin décomplexés, ils s’arrogent le droit de régir (c’est-à-dire en fait de censurer) la publication posthume des œuvres. On voit cela aujourd’hui à des titres divers et pour des raisons qui devraient être discutées*, avec l’œuvre de Lacan, celle de Barthes, celle de Foucault, voire celle de Claudel. C’est beaucoup pour ne pas faire symptôme. C’est un trop gros symptôme pour qu’on ne s’en inquiète pas.
Les « héritiers » d’Artaud prétendent eux aussi surveiller la publication des œuvres complètes du Mômo, décider de ce qui peut ou pas être publié, par qui et comment. Leur incompétence en la matière est bien sûr radicale. Leur capacité à évaluer la compétence des autres évidemment nulle. Ils n’ont d’autre titre à exercer cette surveillance que d’être une « famille » : une instance de répression, d’assimilation émasculante, d’embaumement funèbre des énergies vivantes. Ils ne parlent, ils ne font des procès, ils n’osent réclamer des coupures, des silences, des « sélections » que parce que, obscurément sans doute, ils pressentent que la misère idéologique, intellectuelle et morale de la France des années 90 autorise, appelle même de ses vœux cet étouffement pieux. A cela il n’y a qu’à répondre par l’affirmation d’une volonté sans partage : il faut publier TOUT Artaud, le plus précisément, le plus scrupuleusement possible. C’est ce qui se fait. C’est ce qui se fera. Et il faut concrétiser cette volonté : en publiant des textes, envers et contre toute intimidation. C’est ce que nous faisons.

Le texte d’Artaud a toujours agi comme un puissant analyseur des résistances, des blocages, des censures inavouées qui donnaient corps au monde (pas seulement à l’univers « culturel ») dans lequel il est apparu. Il a toujours agi comme un révélateur de ses limites intellectuelles, de ses non-dits idéologiques, de ses blocages moraux. Il a toujours tendu à ses lecteurs un miroir implacable où ils pouvaient voir (et donc refusaient de voir) leur insupportable vérité (la vérité des compromis qu’ils passaient pour pouvoir être un tant soit peu « au monde »). Ce fut le cas d’entrée (Rivière refusant les poèmes pour publier les lettres) et constamment (Breton s’effrayant de la « noirceur » d’Artaud et se scandalisant vertueusement de son radical « et puis la barbe avec la Révolution ! » ; la radio interdisant « Pour en finir avec le jugement de Dieu » ; tel lecteur prestigieux ne voyant dans les Cahiers de Rodez que délire et palinodies). Qu’est-ce qui, sans fin, dans son texte, réveille les censeurs, la censure protéiforme : rejet, récupération, falsification, omission, sacralisation et désacralisation, confusion, banalisation ? Aujourd’hui que l’idéologie plus que jamais se terre (et d’autant plus qu’elle se nie comme telle), ce texte la déterre : en désigne le cadavre toujours rayonnant, toujours bavard, toujours en train de pourrir nos pensées et nos vies. L’empoissement familial n’est est que le symptôme.le plus dérisoire.

Lire, publier, questionner le texte d’Artaud est plus que jamais une urgence, une exigence absolue. Car ce texte, au moins, nous donne la mesure de la médiocrité de ce qu’on appelle aujourd’hui couramment « littérature » : langages « faux » (Artaud disait chercher, « par la douleur », un langage « vrai »), coquetteries psychologiques, minimalisme soft (hygiéniquement distrait du cruel combat de la langue et du corps qui fonde les grands gestes littéraires), « cloaque à verbe bien filé, à phrases bien conduites… français de lycée, français décanté, français filtré, dépouillé, français figé, français frotté… le français goncourt, le français dégueulasse d’élégance », comme disait Céline. Qu’est-ce qui, aujourd’hui, est à la hauteur douloureuse d’Artaud ? Qu’ est-ce qui parvient à tordre la langue sous des rythmes aussi hantés par la véridiction ? Quelles petites manies stylistiques tiennent devant ce bloc analyseur ? Qu’est-ce qu’il ne périme pas illico, qu’il ne renvoie pas à son insignifiance mondaine ? - Voilà les questions que pose obstinément l’analyseur-Artaud. Ce texte appelle, impulse l’écriture, la pousse à aller aux limites où, comme le disait Bataille, « toute compréhension se décompose », c’est-à-dire au bord dénudé du malheur insécable de l’être. Mais il affirme aussi l’exploit d’une réponse goguenarde (scandée, interpellante, martelée : triomphale) à ce malheur. Il sidère, stupéfie, intimide. Mais il nous dit qu’écrire c’est tenter de forcer cette intimidation à rendre gorge, dans la pensée et dans l’affirmation du style, parce qu’il donne à chaque coup la mesure de ce qu’est la littérature quand elle vaut la peine qu’on s’y risque, qu’on s’y perde et qu’on s’y sauve malgré tout.


Voici quelques principes proposés à la discussion :

- la sauvegarde de tous les manuscrits par une commission ad hoc (et non par les soins des seuls héritiers) ;

- l’infidélité à la volonté de l’auteur (parler en public ou écrire part de l’autre autant que de soi : ça n’appartient à personne, quiconque veut ne pas laisser de traces n’a qu’à ne pas en déposer ou à les effacer lui-même - on le sait au moins depuis Kafka) ;

- la publication intégrale (qui ne doit pas s’arrêter devant les lettres privées, le respect des vivants demeurant le seul arrêt provisoire : c’est fort beau de publier les 80 volumes de cours et de textes de Heidegger, mais comment éviter les textes « intimes » - et bloquer la correspondance par exemple - si l’on veut examiner à fond la question de son nazisme ?) ;

- la distinction nette entre écrits destinés à la publication, écrits préparatoires et écrits intimes.
II va de soi que rien n’oblige à tout publier. Au contraire : pour la grande majorité des auteurs, cette inflation est grotesque, fantasmatique et inutile. Mais tout peut l’être et nul n’a droit à l’empêcher.