Numéro 24 (1989))

Nommer l’innommable

par Christian Prigent

Sur Les Versets sataniques de Salman Rushdie, Bourgois, 1989.

" Salman, on ne peut pardonner ton blasphème. Tu croyais que
je ne m’en apercevrais pas ? Dresser tes mots contre les Mots de Dieu. "
Les Versets sataniques, p. 407

Au fond, que cherche à faire Salman Rushdie avec les aventures de l’angélique Gibreel et du diabolique Saladin ? – sans doute à transposer dans les textes fondateurs du monothéisme occidental ce que Joyce avait fait avec le périple mythologique grec de l’Odyssée. C’est, certes, en moins crypté, en moins profond, en plus anecdotique. Mais ce n’est pas rien. Et la tonalité joycienne [1] du livre est nette : ruminations soliloquées, monologues semi-conscients, effort (encore que sporadique !) d’invention verbale.

L’autre référence est Rabelais : pour le mélange de burlesque et de féerie et la reprise théologique irrévérencieuse. Plus généralement, c’est un texte délibérément "carnavalesque" dans son goût pour les avatars et les masques, le renversement parodique des énoncés sacrés, le dialogue des styles et des genres, la traversée picaresque des époques, des lieux, des livres (Shakespeare, Kafka, Nabokov …)

Pourtant, on n’évite ni l’increvable bâti académique du couple imparfait/passé simple, ni la convention d’une phrase à "effet-de-réel" (et donc le plus souvent atone, sans torsion stylistique) : on surfe sur la sauce qui nourrit l’obésité narrative (le "roman" comme figure du compromis littéraire avec la commande sociale d’époque). La traduction, bien sûr, accentue cet aspect.

Mais on pouvait s’attendre à pire, vu le soufre médiatique autour. Merci à Christian Bourgois d’avoir choisi de publier ce beau livre, avant les aboyeurs-de-leçons, les preneurs-de-trains-en-marche et les petits boutiquiers des Droits-de-l’Homme.

Le deuxième point concerne "l’affaire" … Je crois qu’il faut une fois de plus partir du fait que ce qu’il y a de plus tranchant dans la bibliothèque "moderne" est travaillé par une régression "informelle", une négativité, une violence animalisée qui ravage la phrase, voire le mot -jusqu’aux marches d’une expressivité "barbare" [2] . Ces oeuvres semblent mues par un effort pour "symboliser" cette régression inhumaine, sans s’y ensevelir (nulle immersion psychotique), mais sans non plus la dénier (nulle cuirasse névrotique coulée dans la matière de la "réalité" [3]). Elles visent donc à une nomination particulière du Mal, de l’Innommable, de la Barbarie en chacun de nous [4]. Elles "savent" que l’inhumain travaille l’humain : comme son fond ineffaçable (la misère "naturelle" et la perversion polymorphe de l’enfant inéduqué) et comme sa tentation (la barbarie sous toutes ses formes et d’abord celles que lui a données le vingtième siècle) [5]. Cet "autre-inhumain-en-nous" reste, implacablement, notre question : la question de la littérature.

Peut-être n’est-il pas abusif de se dire que s’il n’y a pas (ou s’il y a moins) de formes esthétiques pour prendre en charge cette "symbolisation" et l’effort pour la "penser", alors il n’y a plus que soumission à l’utopie d’un monde sans "Mal" et assujettissement au positif. N’est-ce pas, aujourd’hui, notre situation ? : d’un côté la confiance s’accroît dans les sciences ("dures" ou "molles", "positives", "humaines" ou "sociales") ; de l’autre, un humanisme catéchistique refleurit sur le déni de la question même de l’homme (de l’inhumain en l’homme) et la vie "culturelle" reproduit des modèles esthétiques consensuels, mercantilisés et médiatisés à l’extrême de leur insignifiance de plats dénominateurs communs.

J’essaie de situer "l’affaire Rushdie" dans ce contexte " d’assujettissement au positif". Voici qu’on désigne un roman comme blasphématoire et qu’on braque l’index sur une figure nommée du Mal. En face, l’occident (humaniste-laïque-mercantile-médiatique), englué dans son euphorie du "tout-culturel", est politiquement désarmé (et matamoresque, et hypocrite, et …inconscient). Mais comment en serait-il autrement ? : un fanatisme fidéiste-puritain clame son euphorie du "tout religieux-tout-écrit", ose nommer le Mal (au sens le plus sommairement frontal du terme "nommer") et désigne une cible [6] ; que peut faire, face à ce court-circuit, une culture qui ne saurait nommer le Mal de cette façon (heureusement !) mais que sa logique humaniste consensuelle pousse à refuser toute autre forme de nomination du Mal (la nomination détournée, travaillée, énigmatique, de l’Art, de la Littérature "cruelle") ? Résultat : d’un côté les dénonciations morales (contre la fanatisme et pour la liberté du créateur) [7] et les gestes rituels (on rappelle les Ambassadeurs) ; de l’autre l’annulation de tout cela par le réalisme politico-mercantile (on renvoie les Ambassadeurs). Egal donc zéro.

L’affaire Rushdie peut, au moins, nous confirmer que ce zéro est celui vers lequel ne peut qu’aller une culture qui tend à exclure (en douce, sous la pression pragmatico-hédoniste de la "réalité") les modes de symbolisation capables d’affronter la nomination du Mal, entre autres en acceptant, dans la fiction, le jeu monstrueux ("illisible" ?) de la régression dia-boliquement barbare. "L’uniformisation mondaine des textes" [8], ce n’est pas seulement une mode ou une fatalité paresseuse. C’est aussi le mouvement suicidaire d’une culture vers le déni de la "part maudite" qui lui donnerait quelque chance de comprendre un peu le négatif qui la fonde - à condition toutefois qu’elle ne refuse pas de le "symboliser !…

Raccourci : on pourra, en "occident", de moins en moins penser le fanatisme qui nomme le Mal (et répondre à ce fanatisme dans la longue portée de la "civilisation") si on n’a plus, en guise de " pensée", qu’un moralisme unanimiste (naïf, utopique) véhiculé dans une langue uniformisée et aseptisée : unefiction pieuse (une "réalité") [9]. Cette uniformisation est une menace. Sa peur du Style est un refus des écarts, des conflits : il s’agit d’un totalitarisme "mou".

Donc : "encore un effort ! ", une fois de plus. II nous faut toujours une littérature qui témoigne de l’Autre-Inhumain ; une littérature capable de prendre en charge "les colères errantes de l’époque" [10] ; une littérature où l’exigence surhumaine du tout-dire (salut, encore, à Sade !) débouche abruptement sur le dire de l’inhumain (contre toute auto-censure médiatisable, tout compromis "romanesque", toute insignifiance de poésie "blanche"). II nous faut, sans réduire à un bavardage pieux la lutte pour les Droits-de-l’Homme, affirmer, par l’expérience négative de la littérature, l’exigence d’un au-delà de l’humanisme. C’est un programme. Celui de TXT, pourquoi pas ?




[1] "J’ai lu Finnegans Wake", dit un personnage, p. 286.

[2] Cf La Langue et ses Monstres, Cadex, 1989 ; NB p. 200 ssq.

[3] Au sens saussurien, encore (cf ci-dessus : "Le réel et sa phrase").

[4] "Le mal n’est peut-être pas aussi près de la surface qu’on aimerait le croire – …en fait, nous tombons naturellement vers lui, c’est-à-dire pas contre notre nature". (Les Versets Sataniques, p. 463 ; souligné par l’auteur).

[5] Voir le beau livre de J.F.Lyotard, L’inhumain, Galilée, 1988.

[6] Je ne dénie pas, bien sûr, la connerie et l’intolérable barbarie de cette désignation !

[7] … du créateur d’oeuvres alors inéluctablement pensées comme irresponsables, sans effets dans le réel (c’est la logique même du tout-culturel post-moderne).

[8] Formule de Ch. Bourgois (lettre de mai 89). Autre symptôme : la multiplication des oeuvres traduites dans les programmes éditoriaux actuels ; quelque bons que soient les traducteurs, leur travail consiste toujours à atténuer l’excentricité d’un style (d’une intimité différenciée) et à aligner les textes sur une norme moyenne de communication, où les effets de langue s’effacent au profit de ce qui est histoire, contenu : pâture pour débats télévisuels. Salman Rushdie : "Nous pouvons considérer Gibreel comme "bon" grâce à son désir de rester, malgré toutes les vicissitudes, fondamentalement, un homme non traduit" (Les Versets sataniques, p. 462).

[9] Face à cette fiction morose, le journalisme poujado-"Je-suis-partout" d’Hallier (et de ses nouveaux acolytes : Sollers, etc.) pourrait avoir le mérite (mais on ose à peine ce mot) de secouer un consensus exténué et fier de l’être. Mais par le bas, par l’égout, jusqu’au dégout, dans une bave d’impuissance esthétique.

[10] Artaud utilisait cette formule pour fixer cette tâche prostitutionnelle à la littérature. Echo, chez Rushdie : "Les putains et les écrivains, Mahound. Nous sommes ceux à qui tu ne peux pardonner". Mahound répondit : "Les écrivains et les putains. Je ne vois aucune différence." (p. 425)