A propos de L’Acacia, Claude Simon, éd. de Minuit, 1989.
OUI
Dans un paysage culturel où le roman apparaît de plus en plus comme une formation de compromis (le compromis littéraire avec la commande sociale) [1], peu d’écritures donnent une aussi haute idée de l’exigence stylistique que celle de Claude Simon, l’un des très rares écrivains vivants qui affrontent vraiment, dans la matière sémantique et syntaxique de la phrase, la question de l’éreintante altercation langue/réel. Hypotypose, disait l’ancienne rhétorique pour désigner cette concentration descriptive obsessionnelle, capable de faire surgir, au bord de l’hallucination, le hors-langue (les "choses", dit Fontanier) dans la langue. II ne s’agit pas de "vraisemblance", ni du banal "effet de réel". La phrase ne court pas sans heurt, homogène, fluide. Elle ne colle pas à l’ordonnancement stabilisé d’un réel abstrait. Elle n’aspire jamais à ce brio où le réel, justement, devient possible (s’irréalise dans la transparence de la langue). Elle bâtit, sourdement, énergiquement, sensuellement, un volume en quelque manière homologue à la complexité et à l’hétérogénéité de l’expérience réelle (Simon a retenu ici la leçon de Francis Ponge). Et ce volume n’est pas essentiellement un plein, une forme positive. II se construit à coup de parenthèses ouvertes dans la syntaxe. Ces incises emboîtées disjoignent la phrase, la fendent, en écartent les jointures. Comme si l’instance du réel à suggérer ne pouvait faire langue que dans ces coupures et greffes chirurgicales, ces négations qui dégrafent l’emportement talentueux, l’aisance volubile, le naturel ahuri de la langue. On pourrait dire que les parenthèses déjantent la phrase, qu’elles lui donnent une épaisseur par le dedans, comme par un évidement télescopique de la perspective. Pourtant, ce n’est pas vraiment d’une profondeur qu’il s’agit : entre le plan de la coulée narrative et les fentes qu’y ouvrent les coins des parenthèses, un volume se construit, martelé, embouti, galvanisé. Chaque phrase, lestée alors d’une pesanteur dont le rythme différé importe plus alors que le sens, est comme un long arrêt sur image (on sait que C. Simon écrit souvent à partir de documents photographiques). Ce volume couture signifie le réel moins par ce qu’il en dit (en décrit, en évoque) que par cet affrontement scarifié des pleins et des vides, cette dialectique de la coupure et de la suture, qui fait phrase. Comme si le réel, l’impossible réel, ne pouvait se montrer que dans cet affrontement durci qui en évide la description aux moments mêmes où l’effort stylistique (la densité de la phrase, la concentration hypotyposée) vise à en verbaliser l’immanence implacable (implacablement complexe). Ou, dit autrement, comme si, de l’expérience, quelque chose toujours fuyait et ouvrait son irrémédiable défaut (défaut symbolisé par le trou des parenthèses) dans le plein de la représentation.
MAIS
D’où vient cependant que, devant ce type d’exploit, on en reste souvent à la sensation, voluptueuse mais somme toute un peu décevante aussi, qu’on a là, vraiment, de la belle ouvrage ? Je pense à Blanchot, avançant (à propos d’Artaud) que "… le mouvement d’où vient l’oeuvre est ce en vue de quoi l’œuvre est parfois réalisée, parfois sacrifiée…". Peut-être l’effort fait depuis près d’un demi-siècle par C. Simon pour fixer dans une densité arrêtée la course de sa phrase a-t-il d’une certaine manière effacé la trace du "mouvement d’où vient l’œuvre". II y aurait alors un étrange paradoxe puisque cet effacement serait alors plus clair que jamais précisément dans ce livre (L’Acacia) où l’auteur évacue la fiction pour ne plus donner que la matière biographique qui a nourri ses précédents romans (la matière même du "mouvement d’où vient l’œuvre" ?). L’expérience qui impulsa le mouvement originel (le trauma de la biographie) enfin explicitement découverte (racontée) viendrait s’annuler (oublier sa difficulté et sa déchirure) dans une forme accomplie ("belle", " réussie") qui le sacrifierait au moment même où elle la réaliserait. Peut-être est-ce cette entropie qu’on peut appeler formalisme [2]. Et c’est sans doute parce qu’il tente de résister à cette entropie que C. Simon persiste à intervenir (comme aurait dit Michaux) sur la naïveté d’une reconstruction mnésique linéaire, en redistribuant autrement la succession chronologique des époques de sa biographie. Mais cette cassure a quelque chose de volontariste et de stéréotypé. Le roman construit, malgré elle, un bloc somptueux, sans raté et sans perte, où l’alternance réalisation/sacrifice n’a plus guère sa chance parce que dans sa maîtrise, clôturée en beauté, manque le souvenir de l’événement central déchirant, c’est-à-dire du manque intenable qui a fait qu’un jour Claude Simon, pour le combler, a dû écrire et, donc, qu’aujourd’hui, il écrit (poursuit ce risque), événement qu’il ne suffit pas bien sûr de raconter (comme le fait, c’est même son sujet, L’Acacia [3])pour qu’il fasse événement écrit : déchirure de langue.
On touche là peut-être plus généralement (et c’est tout l’intérêt des questions que pose ce livre) à l’une des limites de la prose narrative : comment maintenir, dans la langue, la sensation de l’infinité déchirante qui la hante et qui est en elle la trace d’autre chose qu’elle-même (l’infigurable chaos de l’expérience), si on fait l’impasse sur le bruissement sonore abstrait qui ravage la densité sémantique (c’est l’enjeu du langage poétique) ? C’est sans doute en ce point que viennent se définir négativement les apories du genre "romanesque" [4] et que la "poésie", pour peu que ceux qui s’y risquent aient conscience de cet enjeu, peut venir en relever le défi.
ALORS
II faut bien alors tenter de penser la relation entre ce constat (largement subjectif, bien sûr, et surdéterminé par une préoccupation de ce qu’il en est, aujourd’hui, du langage poétique) et le renoncement à la dimension de l’imaginaire qui caractérise aussi une "fiction" comme L’Acacia [5] : comme si, dans l’effort de "rendu" de l’expérience vécue, l’une des dimensions fondamentales de la langue (la production d’imaginaire) était évitée et, dans cet évitement, donnait à l’expérience une cohérence qui, paradoxalement, l’irréalise, en lénifie la cruauté, en idéalise la possibilité d’épuisement par le compte-rendu littéraire. On voit bien les raisons qu’a Claude Simon de renoncer à ces trouées par où l’imaginaire peut emporter un roman vers toutes les formes du stéréotype (l’intrigue, les personnages…). Mais le surgissement de l’imaginaire n’a pas que cette fonction positive (produire des "histoires") ; il a aussi une fonction (négative) de déstabilisation : vide ouvert dans la positivité de l’expérience et la rationalisation de la construction verbale.
Autre remarque : quelle qu’en soit la variante : humour plus ou moins distancié, burlesque, trivialité carnavalesque, ironie, (auto)parodie…, il n’y a pas de comique dans la langue de Claude Simon (en quoi il s’éloigne de celui dont son souci syntaxique pourrait le rapprocher : Proust – voire aussi du dernier Flaubert …). Nul, bien sûr, n’est tenu au ton comique (quoique les grandes œuvres modernes - Kafka, Joyce, Queneau, Céline, Beckett, Novarina… semblent toutes soumises à cette fatalité). Mais ici, cette absence se lit peut-être vraiment comme un manque (ou plutôt : comme le manque d’un manque) : à force de garantir un sérieux, une probité artisanale de la forme accomplie, un "bon goût", une volonté manifeste de faire classique (aere perennius), elle impose sans doute un plein qui suture une violence. Elle manque, autrement dit, ce qu’est la catastrophe humoristique : un renversement du désespoir (de la déchirure qui fait écrire) en rodomontade comique (envers et contre tout, le triomphe narcissique !) [6]. Elle ne parvient pas alors à donner vraiment la sensation (que donne toujours ce renversement) que l’auteur, à écrire, a été irrémédiablement contraint. Ici : ni défaite ni triomphe, mais une sorte de plénitude étale (ataraxique) [7], certes magnifique (on ne le dira jamais assez) mais sans doute trop désinvestie du mouvement subjectif inaugural pour qu’on s’y attache vraiment autrement que par une sorte de gourmandise hédonique (le goût de la belle langue). En quoi (comme dans l’essentiel du roman contemporain) ce roman allie formalisme et humanisme (si l’humanisme d’aujourd’hui est, entre autres choses, une volonté de ne rien savoir du Mal, de la Cruauté, de l’Impossible, de la déchirure du Réel dans la Langue). Sa beauté n’atteint pas à ce qu’a de bouleversant cet indécidable et indissoluble mélange du comique et de l’horreur qui fait les grands textes modernes (non idéologiquement programmés). Elle évite le rire. Elle ramène l’horreur à un sujet (la guerre, par exemple). Elle ne peut, entre le bouffon et l’horrible, jouer de ce diabolique mouvement de la bascule psychologique et affective au travers de la rationalisation esthétique. C’est ce mouvement, sans doute qui est pourtant le signe même de l’impossible, la chance que nous avons, écrivant et lisant, d’accéder, via le "rire majeur" dont parlait Bataille, à une connaissance apophatique du Réel. Mais ce mouvement-là, cet excès, peut-être est-ce le genre romanesque en tant que tel qui n’y a pas accès. Ou, plutôt : n’est-ce pas dans l’effort désespéré qu’elle fait pour approcher de cet excès, que l’informe forme romanesque telle qu’en elle-même enfin indéfiniment peut se changer ?
[1] La commande d’époque est médiatique et éclectiquement votée au nivelé "postmoderne". D’où les produits courants : des historiettes bâclées qui ne sont que prétextes à parade télévisée ; des "fictions" dont l’obésité négrière ou le laconisme chic ne servent que d’aliment pour les "débats d’idées" ; des es-écrivains devenus "experts en communication" ; la sourcilleuse sophistication théorique des années 70 effondrée dans le genre roman de gare pour avant-gardistes nostalgiques ; l’increvable convention narrative (jolis passés-simples et effets dits "de réel"), les clichés humanistes sur la politique planétaire et le vide nouveau des idéologies ; le verbiage humanitaire pompier ; les secrets de polichinelle de la sexualité et la psychanalyse pour "Du côté de chez Freud" ; les pittoresques "personnages", les "clefs" puériles, les "scènes" (assaisonnement : le cul) ; les collages "culturels" et les stéréotypes blanchotiens sur la difficulté d’écrire ; le polar revu nouveau nouveau-roman ; le bloc désespérément "gris" (atone) d’une langue soumise aux platitudes et aux coquetteries du prêt-à-porter stylistique BCBG (calcul serré de l’espace entre le moindre risque possible avec la langue et la revendication du label "exigence stylistique"). Certes, comme disent sans rire les messieurs-dames poseurs du très médiatique Hexameron (Seuil, Coll. Fiction & Cie), il y a "prose et prose". Mais quand même : beaucoup plus de pause (suspens de l’invention) et de pose (de rodomontades médiatiques) que de prose vivante.
[2] Le formalisme "nouveau-roman" de Claude Simon est davantage là que dans les effets (refus de "l’engagement", etc.) de son credo ami-sartrien. Et peut-être s’enracine-t-il d’abord dans ce passage "romanesque" du Je (autobiographique) au Il (fictionnel) qui met à distance l’expérience en évitant l’ambiguïté déstabilisante du double jeu du Je (auteur/ narrateur) que développent Proust et Céline, par exemple…
[3] "Un soir il s’assit à sa table devant une feuille de papier blanc" (L’Acacia, dernière page).
[4] Finnegans Wake est sans doute la résultante d’une volonté de sortir de ce type d’aporie.
[5] C’est ici le point commun avec un roman important paru à peu près au même moment (et couronné par un prix qui conserve – envers et contre tout ! – un label d’inventivité : le Médicis) : Le Litre brisé, de Serge Doubrovski. Ce n’est pas un mince paradoxe, puisque le roman de Doubrovski se place lui, explicitement, sous la patronage de Sartre (que l’auteur commente à longueur de pages et dont la marque est partout présente dans le sordide affiché du sujet et la trivialité de la langue). Ce roman (dont la force tient d’un côté à la nudité de l’aveu, de l’autre à la densité d’une phrase parlée-cassée), fait délibérément l’impasse sur l’imaginaire. La fiction s’y donne comme compte-rendu aplati d’une expérience "réelle". Elle vit du coup de l’illusion que la langue peut ainsi s’amputer de l’efflorescence imaginaire simplement parce qu’un geste volontariste en a décidé (mais la langue, on le sait, en dit toujours plus que ce qu’on veut lui faire dire). D’où une crispation (symptôme : cette segmentation systématique de la phrase aux moments où elle cherche à éviter la platitude conventionnelle du style narratif) qui donne un récit violemment assujetti à l’accablement dépressif (au couple maladie/négation volontariste de la maladie). Ici, donc : déchirure sans triomphe, sacrifice de la sublimation écrite, narcissisme victimaire (d’où l’acteur ne tente de sortir que par des rodomontades : cynisme affecté, parler gras, ton faussement détaché).
[6] Cf Freud : "Le sublime (de l’humour) tient évidemment au triomphe du narcissisme, à l’in, ulnérabilité du moi qui s’affirme victorieusement. Le mot se refuse à se laisser entamer, à se laisser imposer la souffrance par les réalités extérieures, il se refuse à admettre que les traumatiques du monde extérieur puissent le toucher ; bien plus, il fait voir qu’ils peuvent même lui devenir occasions de plaisir."
[7] Comme Francis Ponge encore, Claude Simon accepterait d’ailleurs sans doute cette remarque, son vocabulaire et son enracinement philosophique (Epicure).