Cet article fait suite à celui paru dans le numéro 24 de TXT : Nommer L’innommable.
Après "l’affaire Rushdie", autre traumatisme : Carpentras, ses inscriptions antisémites, les tombes profanées. Et, de nouveau, l’impuissance des puissants ; de nouveau la sidération face à des forces (d’autres, mais pas si autres, en fait) qui donnent un nom au Mal, non plus cette fois en désignant le "blasphémateur" (Rushdie), mais en assumant le blasphème (la profanation) et en nommant (en extro-jectant) l’abject : Juif.
En somme, dans le déluge des discours de protestation : un extraordinaire effet d’aphasie. Les politiques ruminent leur culpabilité. Les penseurs, sonnés, tentent de penser la plaie. Le désarroi est notre loi face à cette sorte de territorialisation forcenée, de nomination hallucinée du Mal qu’est le geste des profanateurs. C’est sans doute que ce geste, une fois de plus, nous met en face, tout simplement, du Réel, en face du surgissement immaîtrisable du Réel au travers des représentations (idéologiques, fantasmatiques…) que nous nous en faisons pour pouvoir un tant soit peu vivre de façon civilisée ensemble. Ce que montre ce désarroi, c’est à quel point d’illusionnisme et de naïveté euphorique, à quel degré de raideur de la cuirasse névrotique, à quel niveau d’angélisme humaniste et d’insignifiance artistique, en sont arrivées ces représentations dans notre modèle culturel, à quel point nous vivons dans une bulle de "je-n’en-veux-rien-savoir", dans le bruissement-méthode-coué des énoncés humanistes (le socle minimal des Droits de l’Homme comme nec plus ultra de la pensée "philosophique" !), dans l’unanimisme pieux du consensus culturel post-moderne (tout vaut tout et réciproquement), dans l’hygiénisme et le naturalisme anhistoriques (la Nature comme Bien, le Bien comme Nature, "plutôt la Terre que Descartes", etc.) et à quel point nous sommes vulnérables à la surprise du Mal : ça nous tombe dessus, malgré tout, comme retour de Réel dans cette fiction sociale ; et comme notre culture ne se donne guère de moyens pour le penser et le nommer (c’était l’affaire de religions qui ne sont plus aujourd’hui que des folklores drolatiques), le Mal fait retour, forcément, sous la forme d’acting-out violents, de courts-circuits hystérisés auxquels il nous est impossible de répondre autrement que par l’ahurissement et des discours moraux qui n’ont guère d’autre effet que de le faire consister et se crisper encore plus.
Quelles autres formes, pour les nommer, le Mal, le Réel - s’il en est une dans des sociétés sans foi (sans discours religieux) ? Nul ne le sait au juste. Mais ceux qui lisent savent au moins que s’il y a une chance pour que cette nomination ait un lieu, c’est sans doute là où la nomination est l’enjeu, là où la bataille avec la langue qui fonde le lien social est la règle : du côté, par exemple, de la littérature qu’Artaud appelait "cruelle" et dont il disait qu’elle avait à prendre en charge "les colères errantes de l’époque - c’est-à-dire du côté de ce qui produit des formes excentriques, précisément travaillées par la "négativité", par la "barbarie", par cette violence ravageuse de discours, de phrases, de mots, qui est ce dont ne veut pas entendre parler (que refuse de "penser") l’utopie assujettie au positif qu’on nous sert aujourd’hui massivement en guise de "littérature"."
Je ne suis pas bien sûr en train de suggérer que la littérature pourrait empêcher (soigner) quelque chose. Je dis simplement que celui qui veut essayer de comprendre ces crispations tétaniques du Mal dans le corps social devrait bien s’interroger sur les manques à symboliser dont souffre ledit corps. Plus même : pourquoi la bête immonde, malgré tout, continue-t-elle mordicus à s’en prendre à des livres, à des écrivains (Rushdie, bien sûr ; mais Brecht aussi, par exemple, dont la tombe à Berlin-Est s’est récemment ornée d’un énergique "Cochon de Juif ! ") ? Quel sens a, dans le monde, le fait d’écrire ? Ou plutôt : quel sens a le fait d’écrire dans le monde ? Nous ne savons à peu près rien de ce sens. Mais la bête immonde, elle, semble confusément en savoir quelque chose.
L’exténuation des idéologies, les retours du racisme et de l’antisémitisme, ça fait verser bien des larmes d’encre à l’intelligentsia. Beaucoup sont à mon avis de crocodiles. Car qu’ont à dire sur ces affleurements violents de la part maudite tous ces intellectuels qui n’arrêtent pas, depuis vingt ans, de se tromper sur tout et qui pourtant ne cessent de parler pour faire croire qu’ils pensent ? Que peuvent avoir à dire de ce surgissement de l’ordre immaîtrisable du Réel dans les discours qui tâchent tant bien que mal de le maîtriser (et qui, à ce jeu, se désagrègent, s’abîment dans une impuissance tragi-comique) ceux qui, ex-sectateurs de "l’expérience des limites" ou des "révolution du langage poétique", ont semble-t-il décrété que l’aventure des "grandes irrégularités de langage" (c’est-à-dire de ce qui tord la langue sous l’effet de l’innommable Réel) était une "impasse" et qui roulent désormais avec la meute dans les couloirs pré-dessinés de ce boulevard périphérique où l’édition fait défiler l’increvable prêt-à-porter de la convention narrative ? Que le tout-culturel postmoderne cesse un peu de faire croire que les écrivains sont ces abbés de cour experts en communication, communiant avec le Monde devant l’autel cathodique, racontant des histoires en français d’Eglise ou de Journal télévisé, ramenant le Mal à quelques thèmes (ne le plantant jamais au cœur de la langue) et torchant à l’envi des "livres" qui n’ont semble-t-il pas d’autre objectif que d’être des prétextes au sacro-saint "débat d’idées", celui où les idées les plus courtes, parce que les plus médiatiques, les plus télégéniques, les plus "visibles", sont les meilleures. Un monde culturel qui semble de moins en moins savoir que la littérature ce n’est pas ça, mais, par exemple, la monstruosité "illisible", ambiguë, idéologiquement irrécupérable, de Sade ou de Joyce, ce monde-là est prêt à être indéfiniment surpris par ce que le Mal écrit, sur des tombes, par exemple, ou sur des cadavres, parce qu’il sait de moins en moins ce qu’il en est de cette vie, de cette énergie désespérée que donne à quelques œuvres la volonté obstinée de se coltiner la question du Mal, la mise en noms de ces forces innommables qui travaillent nos corps, nos cerveaux, nos discours. Il faut savoir de quoi on parle, quand de "littérature" il est question. Je parle par exemple de quelques chose qui nous resterait imparablement à penser de l’ambiguïté (de l’antisémitisme) des œuvres de Pound ou de Céline. Je parle de quelque chose qui se dit peut-être chez les Céline, les Pound, les Rimbaud et les Rabelais d’aujourd’hui. Il n’y en a pas, dîtes-vous ? Chez vous, sans doute pas… Mais pourquoi n’y en aurait-il pas ? "Allez-y voir vous mêmes" : il y a toujours quelques "poètes", quelques fous de la langue, quelques grands irréguliers du langage, quelques "maniaques de la nouvelle étreinte" (comme disait Francis Ponge) pour que quelque chose du Réel, dans le détour du style, se dise, et que, face à ce Réel, quand il surgit sans crier gare dans sa diabolique barbarie, nous soyions moins démunis, nous ayions d’autres langues à parler que celles, immédiatement hors-course, d’une morale de patronage humaniste et d’une politique faite du bois des violons dans lesquels on pisse : des langues que le Réel laisse ahuries.
Si la littérature a un sens, un enjeu, une éthique, c’est pour affronter cette exigence en rompant le consensus (et non en le confortant), en brisant ponctuellement le lien social pour, dans ces brisures (dans la désillusion), faire surgir la question du Réel, la question du Mal, lui donner des formes qui déforment la langue et, parfois, la résolvant en beauté, nous enseignent quelque chose comme une chance d’échapper, en la pensant, à la fatalité sanglante des passages à l’acte.