Numéro 13 (1981))

VAV

par Jean-Luc Steinmetz

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Alors que l’Histoire progressive semble une illusion au nom de laquelle en certains cas ont pu s’opérer meurtres et génocides (en cet inévitable lien de crime qui fonde la société), il paraît singulièrement décisif d’éclairer le temps de la « création ». Car si je ne puis me situer dans le langage sans utiliser les temps verbaux, il est sûr aussi que j’y mène une expérience temporelle énigmatique affiliée à ma posture de sujet ($). La présence de groupes artistiques solidaires d’une idéologie progressiste importe moins finalement que ces « irremplaçables » qui ont pris à leur compte le langage pour le douer d’un tempo d’existence (le « tempo des signes » de Nietzsche) inconnu. La valeur de cet inconnu ne se confond plus ici avec la vertu d’un futur, mais avec la mise à nu d’une force vive dans le temps. La vérité n’est plus l’enjeu d’une telle écriture. Il n’y a pas un mieux de la littérature, une progression vers l’authenticité, mais la frappe insistante, en des langues singulières, de ce qui nous requiert : l’urgence même de la parole.

S’en tenir là, y plonger, dans tous ces pluriels de langues (amnios répugnant et serein), l’infigurable murmurant, le volume de sons et de lettres où les fables s’émulsionnent. A travers le temps vigile, à travers la manducation des titres journaliers, la boule méconium de l’analphabétisme, le coudoiement des humeurs et des férocités, la planque du temps à trois formes passé-présent-futur, les manettes minutes avant-arrière, atteindre ça, par très fine analyse ou considérable vertige, ça où il y a comme un souffle qui serait aussi rayon lumineux.

Lieu et temps, de tels a priori s’y trouvent entraînés hors ma subjectivité, évacués d’une « expérience » qu’il faudrait avec G. Bataille qualifier d’ « intérieure », à condition d’admettre aussi que le langage — trame obligatoire — est l’impossible voie d’accès quand même à cet accroc qui est tout. Ce qui produit l’accroc révélant, ce qui fait que le langage se dérobe n’est autre que le langage lui-même, enté sur l’impossible et non plus simplement se faisant dans la bouche. Dans son avancée par structurations syntaxiques, dans sa coulée rupturée, il est en greffe sur ce qu’il masque et démasque : mystère et misère de l’incarnation. Et celui qui le mène non plus aux fins de soi (« connais-toi toi-même »), mais aux fins de lui (qu’il se connaisse, lui, le langage) entend, quand le langage se connaît, « entre en résonance », l’inconnaissance qui nous traverse bien plus que la méconnaissance du mi-dit de la vérité. Et quiconque s’en est pris (épris) à la langue, étreinte de Jacob avec l’Ange sur le ring verbé (d’où sort la réalité nominale d’Israël), a rencontré cette inconnaissance qui le forçait d’agir encore, cette transvérité où il est clair que l’homme s’efface dans la touche de son impérieuse actualité. Et d’avant-garde il ne saurait être que cette tentative pour « y aller voir de plus près » avec le sentiment qu’ « y aller » ne serait pas coller avec son temps, ni parler pour le futur (placer ses pions pour remporter le futur), mais couler à pic s’il le faut dans le trou d’air que découvre la langue et d’où elle monte (« les gouffres où sont les langues en formation », V. Novarina), d’où elle continue de se former comme un Aïon en germes. Aïon : éternité non pas statique, mais en éveil — où s’entend le yuwen de jeunesse. Que cela puisse se faire jour dans l’écriture et dans quantités de pratiques limites défie, mais tout aussi bien fonde la raison (par l’excès qui la décide). Cet isthme vers le hors-temps fissionne aussi bien les systèmes philosophiques : extensio ad superiora de saint Augustin, ephesis de Plotin, amor intellectualis de Spinoza, « éternel retour » nietzschéen.

Mais l’Aïon, loin d’être une structure englobante, est lié, fibrillé au sujet lui-même et le nom-du-sujet scande notre rappel au temps, à ce qui nous fait être et parlêtre. L’endroit où Ton s’avance ici est un point nodal où il y va sans doute de ce qui se noue dans l’homme selon une « aisance » que topologise le nœud borroméen lacanien — savoir que le symptôme en une quatrième boucle serre les trois autres, réel, imaginaire, symbolique, faute de les saisir.
« La simple existence de l’inconscient fait chavirer la belle triadicité du temps, un point sur la droite et l’avant et l’après, toujours cette trinité ; qui s’entache d’autre chose, du symptôme (…) L’inconscient plane alors comme un dire du temps (…) » (Sibony).

Ainsi vient en contrepoint du temps horloger ce dire du temps qui implique notre propre ponctuation et qui, échappant aux successivités habituelles, se profère sur un mode singulier où l’anamnèse jouxte la prophétie. Là même un désir s’indique qui consonne avec l’arrivée à mon propre réel. Si l’écriture n’eut en fait jamais d’autre ambition, il est certain cependant que les avant-gardes occupèrent ici une posture privilégiée et qu’elles affirmèrent cette adventure, le Werden. Incluses dans le temps, pariant sur le temps du futur, elles n’ont pas ignoré, tant s’en faut, ce « site » qui ignore le temps et dont la voie d’accès nous est donnée par un futur antérieur où le passé (celui du sujet) se dit, se dicte à la mesure de son devenir.

« Je m’identifie dans le langage, mais seulement à m’y perdre comme objet. Ce qui se réalise dans mon histoire n’est pas le passé défini de ce qui fut puisqu’il n’est plus, ni même le parfait de ce qui a été dans ce que je suis, mais le futur antérieur de ce que j’aurai été pour ce que je suis en train de devenir. » (Lacan.)

Du fait de l’hystérisation que comportent souvent les pratiques avant-gardistes (et l’on prendra soin de ne pas oublier que Freud disait de l’hystérie qu’elle est « une œuvre d’art déformée »), l’inconscient de ses participants ne pouvait que s’y dénuder avec plus d’intensité. Toute l’actuelle modernité « compte » (il faudrait, dans chaque cas, être attentif à ces diverses « chiffrations mélodiques ») (avec) le hors-temps du ça. Et ce qui se forme alors est une temporalisation affective où la parole se prend, puis se défait du corps ; elle sonde le mystère et la misère de son incarnation. L’œuvre d’art se constitue de l’accélération de cette descente : avançant, mettant les signifiants en position de devenir, elle ne répond pas au seul futur du devenir, mais à son anamnèse.

Reste à penser maintenant les rapports entre ce dire du temps où le sujet scande sa marque en symptôme et 1’ « accroc d’éternité » par où fuit le langage (cet ayin : « vide » (en hébreu) de la présence, du moi (ani).Car l’éternité demeure pensable comme impensable.« Mais Quelqu’un demeure/Indubitable. Il peut, chaque jour, changer/Le cours des choses » (Hölderlin, Mnémosyne).

Si le dire du temps n’était pas suturé à V« accroc d’éternité », les avant-gardes n’auraient sans doute jamais pris le risque de leurs accélérations diverses, ces motilités par lesquelles elles cherchent à toucher au plus vite le lieu ou temps critique du langage, « le lieu et la formule » (Rimbaud). Ce lieu ou temps critiques, révélés et réverbérés lorsque la pensée s’abîme (en tous sens du mot), nous en connaissons les repères provisoires : folie, érotisme, mystique (ainsi dénotés par Foucault, l’Ordre du discours, ou R. Barthes) poussant à bout le texte, à l’extrême rebord du corps. Puisque certains ont connu l’inconnaissance, l’AYIN ou l’Aïon, puisqu’ils se sont ouverts en illuminations, nuits, épiphanies, il faut bien concevoir qu’une force continue déchire la structure et qu’elle est la matière même dont (avec laquelle) nous parlons.

La « sortie » que nous cherchons avec précipitation, cette grosse envie de « faire » ou d’écrire, de « se tirer » ou de s’« en tirer », n’est que le désir de régler nos comptes avec le temps, par quelque point n’être plus, mort ni vif, foutre le camp de la barbaque (Artaud). Nous sommes alors renvoyés à l’Indifférencié comme au barathre de l’inconscient, et surtout à cette voie (voix) atopique qui les affilie, « conduit de l’oreille » par où se fait une annonce toujours neuve.

Prise de vitesse par les universelles vitesses conjuguées (son, lumière, particules atomiques), la modernité ne verse (n’a versé) qu’apparemment au dossier de l’Histoire d’innombrables tempos excessifs de parole. Les volumes d’inconscient qui filtrent là ne cessent pas pour autant de vorticiser le langage. Moyens d’insistance : celle de renonciation à se dire à ses risques et périls et, dans son acte même, à manifester ce qui la délie de toute pesanteur et sens. D’un mot à l’autre passe alors le va-et-vient excédentaire. VAV. Cette particule «  renversive » donnait au nom de Dieu (YHVH) son principe d’éternité active, puisqu’elle transforme un temps du passé en futur, un temps du futur en passé. Pour ce qu’elle est aujourd’hui, l’avant-garde n’opère-t-elle pas ce renversement continu des postures temporelles, façon active de marquer l’inassignable de sa profération et de sa dépense ?

(janvier 1981)