Entretien réalisé en Juin 2018 aux ateliers, — (A.A.) Bon, par où on commence ? — (A.A.) tu veux te présenter ? — (L.L.d.M.) Je signe mes bouquins L.L. de Mars. C'est un pseudonyme que j'ai pris à mon retour d'Angoulême, c'est-à-dire avant de faire des bouquins. En 1986. Voilà. Il n'y a rien d'autre à dire que… On va plutôt aller voir dans les trucs, ça va être plus simple, non? — (A.A.) On parle de l'évolution des techniques dans le fanzine à partir de 86, du coup ? Tu as des exemples, tu commences par là ? — (L.L.d.M.) Non, j'ai des fanzines un peu avant. Avant Angoulême. La première formulation de ce qu'on pourrait appeler un fanzine, sans que je sache à l'époque que le mot existait ni quelle sorte de réalité ça pouvait recouvrir, c'est au lycée… Je suis en première… Le copain avec lequel je fais ça, c'est Martial Lucas. Un garçon avec lequel je ferai beaucoup de choses par la suite. À l'époque, il n'a pas encore pris son pseudo, je crois (ndlr : Erstenes)… la première chose que l'on fait ensemble, c'est un petit bouquin de nouvelles. Parce qu'on veut s'acheter une machine à écrire, tout connement. À l'époque, on a vraiment l'ambition de devenir écrivain. Pour nous, ça veut dire quelque chose. On a une image très… — (A.A.) Romantique ? — (L.L.d.M.) Ouais, c'est ça : romantique... Romantique, de ce qu’est un écrivain. On est en 83, je crois. Ça doit être ça, je passe mon bac en 84. Donc on doit être en 83. On a une idée de la littérature, évidemment, assez grossière. Très fétichisée. Nos modèles littéraires, je pense, sont ceux de tout adolescent qui veut écrire à cet âge-là et à cette époque-là. C'est Boris Vian, c'est Camus, c'est des trucs comme ça. Nos modèles philosophiques, au fond, sont très romanesques aussi. Et comme on veut une vraie machine électrique, puisqu'on se partage jusqu'ici un vieux modèle mécanique pour écrire, on se dit que si on fait notre livre à nous, on le vend — (A.A.) Et vous financez — (L.L.d.M.) Oui, on finance l'achat de 2 machines à écrire électriques. Donc on se dit : « Comment on va fabriquer plusieurs exemplaires d'un livre ? » On n’a pas trop d'idées… La seule chose qu'on connaisse, comme méthode, c'est la ronéotypeuse à alcool de l'école. Tout simplement parce que, à l'époque, le photocopieur n'est pas du tout un outil facile d'accès financièrement. C'est pas du tout rentable. — (A.A.) Ouais, donc, en 83, le photocopieur c'est quelque chose — (L.L.d.M.) C'est cher. C'est un truc, tu glisses du fric dans une petite fente, une pièce… Le photocopieur auquel j'ai accès, en tout cas, autour de moi, c'est à la Poste, ou au bureau de la mairie, ce genre d'endroit, tout ça… Tu glisses une pièce dans la fente — je crois que c'est une pièce de vingt centimes, à l'époque, peut-être moins, mais en tout cas c'est trop cher. Trop pour imaginer plein de pages de plein de trucs… — (A.A.) Pour un livre, oui. — (L.L.d.M.) C'est long également. La photocopie fait « vvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvv », c'est long. Long comme pour une imprimante d'aujourd'hui, en fait ! Et c'est bizarre : le résultat est assez beau, mais c'est des papiers spéciaux, un peu lisses, jaunâtres. Ça dégage une bonne odeur. Il y a zéro nuance de gris. Pour un bouquin littéraire c'est vrai, on s'en fout des nuances. En tout cas, économiquement, ce n'est pas jouable. Donc on se dit que la photocopieuse, on va se garder ça pour la couverture, peut-être. Pour faire nos dessins. Sur un papier un peu plus épais. Parce qu'on a appris que c'était possible, de faire ça sur un papier un peu plus épais. On n’a encore jamais testé. Je ne sais plus qui nous l'a appris, mais on sait que c'est possible. C'est un moment frontalier de celui où ça va devenir plus facile d'accès financièrement, le copieur. En gros, un an après, ce sera déjà possible pour nous de faire tout ça en photocopies. Mais pour l'instant, il n'y a que la ronéotypeuse qui s'impose à notre esprit. Technique assez ingrate. En plus il faut tout taper avec une machine à écrire — et nous on n’a qu’une machine à écrire mécanique — sur des feuilles de papier carbone, pour frapper ce qui va être une matrice, qui permet de tirer, je dirais, une centaine d'exemplaires proprement, pas plus. Ça veut dire que si vous faites une coquille, il faut tout recommencer. Parce qu'on ne peut pas corriger un carbone. Et on ne tape pas si mal, hein ! parce que ça fait déjà plus d'un an qu'on écrit des nouvelles. On a commencé dès qu'on s'est rencontrés, c'est-à-dire en seconde. Ce qui a fait naître ce désir de faire ce machin. Du coup, on a confié ça à la mère d'un copain, la mère de Guillaume Chailleux — qui est déjà un pote, et qu'on retrouvera plus tard dans les éditions Adverse. La mère de Guillaume sait taper à la machine mieux que tout le monde, donc on lui confie la frappe de nos manuscrits. On se retrouve avec la possibilité d'accéder à une ronéotypeuse qui appartient à l'administration de la mère de je ne sais plus quel autre copain — ça, c'est encore un truc qui s'est perdu dans les limbes — et on tire à 100 exemplaires notre truc. La question de la reliure, prrrrrrr, zéro idée. — (A.A.) Elle se pose une fois que c'est imprimé ? — (L.L.d.M.) Ben, connement, ouais. On a des feuilles, qui sont de format A4 — (A.A.) 100 exemplaires, c'est l'idée de départ ? — (L.L.d.M.) On avait fait le calcul : on a calculé sur le prix des machines à écrire. Donc on sait déjà combien on veut vendre le machin et combien il faut en vendre. Ce sera 500 balles chacun, il faut qu'on rentre 1000 francs à l'époque. Parce qu'on a repéré des petites machines à écrire électriques, pas cher… Enfin, pas cher, pour nous 500 francs, c'est tout à fait inaccessible ! C'est moins de 100 € aujourd'hui, mais on est en 83, on est pauvres… Donc, il faut qu'on vende tout. Et on est persuadés qu'on va le faire. Et qu'on aura nos machines à écrire. La reliure, donc… Quand on a les trucs qui déboulent, on se pose pas trop la question esthétique, si ça va être beau ou pas ce qu'on va faire. On veut juste répondre rapidement à l'interrogation technique. C'est très moche, notre solution. On a deux choix qui se proposent à nous : soit on agrafe comme des gorets sur le côté, donc on prend toutes les pages ensemble et, vous voyez, on peut pas faire plus moche. Soit on met une réglette en plastique — (A.A. et C.d.T.) Ooooh! (ndlr : de répulsion) — (L.L.d.M.) Ça, ça va être la solution qui va être choisie pour « Kitsch » (ndlr : fanzine graphique et littéraire de L.L. de Mars créé en 1988 à Rennes). J'ai pas d'exemplaires de « Nouv’ailes » (ndlr : nom du recueil publié avec Martial Lucas), mais j'ai le truc suivant, « Caca Spirale », un fanzine de bandes dessinées avec Guillaume Chailleux, Yves Millet, Martial et moi. On n’en fera qu’un, peu tiré… En fait, ça a la même gueule, mais on est en 84, 85. Sauf que c'est de la photocopie dedans. — (A.A.) Ah, je croyais que tu ne l'avais plus, « Papy jazz ». — (L.L.d.M.) Je l'ai retrouvé. Hélas ! Vous voyez, c'est agrafé salement. Ça, c’est la solution qu'on avait choisie pour « Nouv’ailes ». À l'époque, je ne suis même pas sûr qu'on trouve ça moche. On n’arrive même pas à imaginer qu'on puisse faire autre chose.
— (A.A.) mais quand même, il y a un rainurage — (L.L.d.M.) Oui. Mais c'est l'usure. — (A.A.) Le bouquin que tu as reçu hier, c'est presque ça (ndlr : C.d.T. mentionne un fanzine de Saehan Park reçu par la poste la veille), des attaches parisiennes. On revient aux attaches parisiennes. — Oui, il se trouve qu'entre-temps, l'agrafage roots comme ça, il a hérité d'une connotation. Aujourd'hui, c'est l'image d'un vieux do it yourself historique. C’est sexy, parce qu’on peut faire plus usiné, impeccable, à peu de frais. Dans le même genre, dans les années 90, début 2000, on a vu beaucoup de mecs faire des typos de travers électroniquement pour rappeler les fanzines punk. C'est débile, mais ça existe. — (A.A.) Ça, par exemple ça pourrait être intéressant. Il y a des gens qui pourraient trouver intéressant de faire ça de cette manière. Bon. Mais ça, c'est fait avant « Kitsch » ? — (L.L.d.M.) Oui, c'est bien avant « Kitsch ». « Nouv’ailes » sort en 83. On fait notre machin, on fait du porte-à-porte et on le vend. — (A.A.) Et c'est quoi le dessin qu'il y a dessus, alors ? — (L.L.d.M.) J'ai fait un dessin… C'est consternant, hein ! Déjà, le bouquin s'appelle « Nouv’ailes ». Avec un calembour dans le titre, que je vous épargne. Et le dessin, c'est un ours en peluche avec un couteau dans le ventre. C'est vraiment consternant. J'ai honte. — (A.A.) Ah, mais je l'ai déjà vue ! La couverture… — (L.L.d.M.) La couverture, oui, mais pas le contenu. Parce que — Dieu bénisse la ronéotypeuse à alcool ! — au bout de tant d'années, il n'y a plus rien de lisible dedans. La lumière a tout détruit. Je suis pas fâché. — (A.A.) C'est ce qu'on utilisait pour les enfants — (A.A.) ça existe encore les ronéotypeuses ? — (A.A.) ben, il y a « Scalp » (ndlr : fanzine des éditions Factotum auquel participent L.L. de Mars & C.d.T.). — (L.L. d. M.) Oui, « Scalp », c'est de la ronéo. Avec 4 passages de couleur. — (A.A.) Du coup, c'est génial, parce qu'il y a un temps limité pour lire ? — (L.L. d. M.) Oui, il y a un temps limité. Tout ça n'a pas survécu. — (A.A.) Donc le premier, c'est « Nouv’ailes ». — (L.L.d.M.) Oui, c'est le premier multiple. C'est pas le premier « livre ». Enfin ce que j'aurais considéré comme un livre. Faux livre ou livre... Quand j'avais 7, 8 ans, je faisais comme d'autres gosses — on en a parlé avec Sébastien hier (ndlr: entretien avec Sébastien lumineau) — des livres maison, écrit entièrement à la main, au crayon, en un seul exemplaire, avec écrit maladroitement « Dargaud » sur la couverture… Des objets un peu aberrants qui n'existaient qu'à un seul exemplaire. Mais c'était l'image du livre, c'était l’apothéose, le parachèvement de tout travail, que je me représentais comme ça. Tous les petits garçons et les petites filles qui lisaient un peu, c'était cette image, le livre, c'est « la » chose, quoi ! Donc, disons que « Nouv’ailes », c'est le premier multiple. Et ça, c'est le deuxième (ndlr : il montre « Papy jazz »). — (A.A.) On voit que tu n'as pas encore de pseudo. On va pas le dire, mais c'est écrit ton vrai nom. Écourté. — (L.L.d.M.) Oui, avec deux lettres en moins. — (A.A.) donc tu fais « Papy jazz ». Là, c'est un A4 relié en horizontal. — (L.L.d.M.) Oui, à l'italienne. — (A.A.) Et deux agrafes simples. Ça, ce n'est pas marqué, c'est juste l'usure plutôt qu'une rainure. Et là, c'est la photocopieuse... — (L.L.d.M.) Oui, parce que ce qui se passe, à ce moment-là — on en reparlera, de ces questions d'opportunités — c'est que s'ouvre derrière chez moi un magasin. On se retrouvera par deux fois à raconter l'histoire d'un magasin, parce que deux fois il y aura la création d'un magasin qui sera déterminante dans l'histoire de la production. Mais c'est aussi l'histoire d'une personne. C'est les deux, en général. — (A.A.) oui, ce sera Identic (ndlr : à Rennes). Et là, c'est le magasin ?.. — (L.L.d.M.) C'est le magasin Tonnerre. On est encore à Lorient. Le magasin Tonnerre, ça va être une vraie rencontre. — (A.A.) Tu passes devant, tu te dis… — (L.L.d.M.) « Ah ! Des photocopieurs, je connais pas, ils ont l'air tellement »… Là les prix ont vraiment changé. Ça devient abordable d'imaginer la photocopie et, surtout, c'est derrière chez moi et les gens qui tiennent le magasin trouvent plutôt marrant de voir débouler cette espèce de jeune type très excité par leurs machines, qui a envie de faire des expérimentations avec. La première chose, j'imagine, que font tous les oiseaux qui découvrent une machine à photocopier, c'est de coller sa tête dessus. Je colle donc ma tête dessus. Je colle dessus tout ce que je peux coller. Et après je retouche les photocopies ; je les rephotocopie et ainsi de suite. Je découvre le photocopieur avec toutes ses propriétés. On peut changer les contrastes, agrandir des détails. Je vois que le noir peut se contraster de plus en plus. Je remarque là où on perd des détails, le seuil. — (A.A.) c'est vraiment des beaux noirs… — (A.A.) donc là, on est sur une production de « Papy jazz ». C'est de la ligne claire pure et dure, hein ?
— (L.L.d.M.) Oui. — (A.A.) Oui, ligne claire avec tous les défauts, évidemment, de cette époque — (L.L.d.M.) Oui. C'est très maladroit, évidemment. D'un point de vue narratif, on est dans une espèce de trip lyrique… Ah c'est scandaleux, parce qu'à cette époque, évidemment, je n'écoute pas une note de jazz ! J'ai horreur de ça… Sauf que… Toute l'image du jazz est étroitement associée à la ligne claire, du moins à certaines formes de ligne claire… Bon, les grosses influences, c'est clairement Ted Benoît et Chaland. — (A.A.) Ho! quand même là… — (A.A.) Ah oui, sous l'effet de la musique les visages se déforment… Il y a un petit côté expressionniste, là, qui sort, qui surgit. — (L.L.d.M.) Oui, je ne suis pas une contradiction près… Je découvre en même temps l'expressionnisme en peinture, qui est le pôle oppositionnel complet à la ligne claire ! À la même époque, je fais mes premiers bois gravés, qui sont très influencés par Kirchner. — (A.A.) Et du coup, comment ça se fait que tu choisisses la ligne claire en B.D. ? C'est complètement à l'opposé ! — (L.L.d.M.) Je crois que toute l'histoire de mon travail est tiraillée dans cette première contradiction. Entre l'idée que l'expressivité c'est caca, et celle qu'il n'y a pas d'autres moyens pour conditionner une présence dans un dessin. — (A.A.) Ah, ça, c'est extraordinaire ! On voit donc quelqu'un qui chante, et au fond de sa glotte, on voit des personnages qui chantent ! — (A.A.) c'est des cordes vocales ? — (L.L.d.M.) C'est un procédé de cartoon. Ça marche comme les films de Fleischer... — (A.A.) C'est super marrant. Enfin, moi, je trouve ça marrant ! — (A.A.) Donc tu as quel âge, à cette époque-là ? — (L.L.d.M.) C'est au tout début la terminale. — (A.A.) C'est quand même un travail exceptionnel. Surtout parce que tu vas le mener jusqu'au bout. — (L.L.d.M.) Oui, au moins, je le mènerai à son terme. Parce qu’une opportunité financière se présente : j'ai un prof d'histoire-géo, Roger Henri Lepage, un mec vraiment cool, qui arrive à me passionner pour une discipline qui jusque-là me faisait chier, l'histoire, qui me dit qu'il me financerait bien la publication d'un truc. Je le rembourse quand je peux si je peux. Mais il aime bien mes dessins et il voudrait financer ça. — (A.A.) Et là, c'est écrit quoi ? — (L.L.d.M.) Là, c'est la naissance de mon monogramme, c'est une compression de mon nom, plus une date. — (A.A.) C'est écrit dans la note de musique, ça fait très Franquin. — (L.L.d.M. à A.A., qui est devant la dernière page) ça, c'est un cliché typique des années 80. — (A.A.) Ouais, le soleil couchant… — (L.L.d.M.) Oui, c'est terrible (ndlr : accablé). Le soleil couchant sur une voiture. Là, c'est une Bentley. — Le plus beau lieu commun de « Papy jazz ». — (A.A.) mais il y a quand même une réflexion… Une recherche de point de vue au niveau de la mise en page… Il y a des cases de différentes formes qui s'imbriquent, des détails, il y a une belle rythmique. — (L.L.d.M.) Ouais, si on veut. — (A.A.) Tu t'es beaucoup entraîné avant sur ce genre de choses ? — (L.L.d.M.) Ben, je dessine tout le temps. Bon, même dans ce cadre, ça marche pas très bien. Les voitures utilisées dérogent à l'usage de cette période. C'est assez typique de mon incohérence générale. C'est que, d'un côté, je suis en pleine ligne claire… Et de l'autre côté au lieu de faire une Cadillac Eldorado 1952, comme tout le monde, je vais chercher une vieille Bentley des années 30 complètement hors sujet, dont les lignes cassent la fluidité cherchée par le pinceau. C'est typiquement pas l'esthétique ligne claire. Et pourquoi ? Je ne peux pas vous l'expliquer. Disons qu'elle était sur ma table de travail. Elle était là, c'est tout. — (A.A.) C'est un tirage limité ? Parce que là, c'est écrit « 1000 copies ». — (L.L.d.M.) Non, « 1000 copies », c'est le nom du magasin de Madame Tonnerre. Il ne s'appellera « magasin Tonnerre » que plus tard. — (A.A.) Il y a un papier plus épais pour la couverture. — (L.L.d.M.) Oui, c'est un bristol. Parce que c'était possible. — (A.A.) Ce dont on n’a pas parlé, c'est ta connaissance de la bande dessinée à cette époque-là. Ton rapport à tout ça… — (L.L.d.M.) La grande confusion de mon esprit, ça naît aussi de là. Parce que la plupart de mes lectures de bandes dessinées, effectivement, ont été faites dans l'arrière-boutique d'un buraliste. C'était un kiosque à journaux qui était tenu par un couple de vieux vraiment incroyables, vraiment très chouettes, les Youhinou. Et ils avaient une réserve, tout en bois, ou il y avait tous les stocks de bandes dessinées, à la fois les invendus et la réserve. Et du coup, j'allais me caler là-dedans des heures durant, pendant que mes parents travaillaient, avant qu'ils ne sortent du boulot. Et je lisais tout ce que je trouvais, sans grand discernement. Ce qui fait que j'ai pu me retrouver à lire à 9 ou 10 ans « Le Fou parle », ça pouvait être ça — c'était Topor, c'était Erro, Segui, c'était très étrange pour un enfant — et c'était aussi, évidemment, les comics tout pourris à un franc qui se trouvaient sur le tourniquet. Et tout ça, dans un chaos total. À titre personnel, j'étais abonné à « Pif ». Toute ma préparation à la bande dessinée est extrêmement bordélique, culturellement. Il n'y avait pas de bandes dessinées chez moi à part mon « Pif ». — (C.d.T., devant « Papy Jazz ») Et là, c'est les instruments qui jouent d'eux-mêmes... — (L.L.d.M.) Oui, ils jouent d'eux-mêmes. Je suppose que c'est l'influence de Fantasia, quelque chose comme ça… Ce fantastique-là, très plastique. À moins que ce ne soit le « Love is all » de Glover, qui passait en boucle à cette époque-là à la télévision, pour caler les programmes, qui servait d'interlude. Je peux difficilement te dire. Il y a là une compénétration des champs culturels, c'est assez chaotique. — (A.A.) Donc là, on est en 84, 85. Et après tu vas Angoulême. Et à Angoulême, tu fais quoi ? C'est quoi ? — (L.L.d.M.) Ben c'est l'école. C'est l'école de bande dessinée d'Angoulême qui vient de s'ouvrir, depuis un an. J'y vais avec une certaine idée, je dirais une idée au moins aussi fétichisée que celle de la littérature qui était la nôtre quand je faisais des trucs avec Martial. Là, j'ai vraiment l'idée que la bande dessinée ça va être le terrain avec lequel je vais pouvoir expérimenter beaucoup. J'ai déjà commencé. L'expérimentation. La ligne claire, ce n'était que le métier. Ça compte dans mon rapport à la production-même, à la production de l'image. Là, il faudrait que j'aille fouiller dans mes cartons plutôt que dans les livres mais, de cette époque, j'ai plein de planches expérimentales avec des matériaux collés étranges, des films de plastique transparent, des photocopies rehaussées, avec de la matière, de la peinture. Découpées. Pas mal de Copy Art. Des travaux avec des films colorés, parce que je récupère des films… Je raconte ça parce que c'est avec des planches expérimentales que je vais passer le concours de l'école Angoulême.
— (A.A.) Et que tu seras pris ? — (L.L.d.M.) Oui je serai accepté. C'est un malentendu, je suppose. Parce que toute la classe avec laquelle je me trouve est terriblement classicisante. Je ne comprends pas du tout sur le coup que je suis sans doute l'argument exotique de cette session. Enfin, je le suppose. Sinon, je ne comprends pas. Il n'y a eu jusque-là qu'une seule année, la première. Et nous, nous sommes la deuxième. La première était vraiment chouette. Il y a De Crecy, Alexios Tjoyas, Alexis Lavillat, des gens vraiment chouette, des très brillants. Dans la première année. Et dans ma classe, il n'y a que des glands. Plus ou moins. Presque. — (A.A.) c'est tous des gens qu'on connaît aujourd'hui ? — (L.L.d.M.) Pas tous. Parmi les plus doués, il y avait Eunice Alvarado Ellis, qui s’est perdue dans des conneries. Il y avait aussi Jean-Charles Fink qui fait du cartoon maintenant. Un petit génie qui signait d'un nom picaresque, Lazarillo de Tormes, très sombre… Il y en a plusieurs qui sont partis faire du cartoon, comme Lavillat. Dans l'école elle-même, il y avait d'autres gens que ceux de la bande dessinée. Il y a des gens qui étaient aux beaux-arts, qui avaient parfois échoué au concours d'entrée pour la bande dessinée, parce qu'on ne prenait que 10 élèves — (A.A.) Ah oui, parce que cette époque là, il y a donc un concours propre aux beaux-arts, et dans l’enceinte des beaux-arts il y a autre chose ? — (L.L.d.M.) Oui. Une autre école. Elle ne fait pas vraiment parti des beaux-arts. Même si géographiquement elle s'y trouve. — (A.A.) C'est les arts appliqués ? — (L.L.d.M.) Non non. C'est l'école de bandes dessinées d'Angoulême première formule. Un truc... Dirigé par… Le gars qui dessinait l'âne Tracassin... je sais même plus son nom… il y avait Sergent, qui devait nous enseigner, je crois, la littérature… Il y avait Gigi, le dessinateur de « Agar ». Il y avait déjà l'invraisemblable Gorridge, qui restera jusqu'au bout accroché à cette école. Il y a Toussaint, qui nous fait prétendument un travail d'analyse, je ne sais plus quoi. Très gentil, mais complètement incompétent. Tout ça est très très bateau. Très plat. Je suis censé y rester trois ans, et je n'y passerai même pas un an. J'y suis dans un placard, vraiment dans un placard. Au sens littéral. C'est juste vrai. C'est le placard du fond, en soupente, dans lequel je vais finir par travailler. Derrière le cagibi de la photocopieuse. Dans cette pièce intermédiaire entre le placard où je travaille et la salle où sont les autres, les neuf autres élèves, il y a ce photocopieur. Dans l'autre école, dans la section des beaux-arts, il y a d'autres gens. Parmi ces gens, il y a Pakito Bolino. il y a Margot Duschnock, dont Pakito dira qu'elle a beaucoup compté pour lui. Je crois que c'est elle qui a amené à Pakito des choses comme « Elles sont de sortie », des choses comme ça. C'était une fille assez chouette. Il faut savoir qu'à l'époque, dans mon chaos, je partage cette culture du graphzine post punk. Tout ça s'était fait pour moi très très vite, dans un temps raccourci, de la ligne claire à la découverte de « Elles sont de sortie »… De Pascal Doury. De bazooka. En terminale, c'est déjà très important pour moi. Je donne des cours de bande dessinée à la MJC de Lanester dont « Theo tête de mort » sert d’exemple. Tout arrive en même temps. La concurrence de « Elles sont de sortie » et de la fin de la ligne claire, tu vois, comme une sorte de tout de la bande dessinée, de son avant-garde, ça me forme esthétiquement. À Angoulême, j'ai déjà choisi mon camp depuis quelques temps : ce ne sera plus la ligne claire. Du tout. — (A.A.) Du coup, parmi ces étudiants, tu es un des seuls à aller voir ceux qui sont aux beaux-arts à ce moment-là ? — (L.L.d.M.) Je ne sais pas, je ne crois pas. En tout cas, oui, je vais voir. De la même manière, même si j’ai de grandes difficultés à me lier socialement, même si je suis particulièrement casse-couilles et assez critiquement fou à cette époque, je vais spontanément beaucoup plus voir la section de la précédente année que je n'ai de contacts avec ceux de ma section. Parmi les élèves des beaux-arts, il y a déjà des gens qui vont produire des fanzines. Notamment Pakito et ses potes ; je crois que c'est avec Alexios qu'il va faire ça, ils font un ensemble de publications en fanzines ; ils appellent leur groupe « les amis ». Je pourrai vous montrer, j'ai gardé ça dans ma bibliothèque. Il y a déjà un soin dans leur objet, apporté à la réalisation, à la manipulation, vraiment. Du coup, comme il y a un photocopieur dans notre salle, il y a quand même un mec avec lequel je m'entends très bien dans ma section… Esthétiquement, je ne sais pas quoi en penser, même si c'est extrêmement élégant et virtuose ; il fait un travail néo psyché, assez bizarre pour être sympathique. Le gars, c’est Fabrice Parme. Lui, il est resté dessinateur. Il fait des albums plutôt main stream par la suite, avec des éditeurs dont je me contrefous, mais le mec était vraiment plutôt chouette. Avec lui et avec son éternel copain, Fabrice Fouquet, un gars également plutôt doué qu'on retrouvera plus tard dans un nos fanzines, on va décider de faire un fanzine sur place, qui s'appellera « Couilles gadget ». Juste parce qu'il y a un photocopieur à disposition. On fait des expérimentations. On fait glisser différents papiers de différentes textures dans le bac du photocopieur. Ce qui ne marche pas très bien. On fait des bourrages à n'en plus finir. On fait donc ce fanzine, qui a disparu corps et bien, dont je n'ai pas d'exemplaires. Et on cherche un gadget ; le premier numéro était consacré aux règles, et l'idée c'est de fouiller toutes les poubelles de bar pour trouver des tampons périodiques usagés, dans l'idée d'en mettre avec chaque exemplaire. On ne mène plus pas vraiment à son terme cette aventure, notamment parce qu'on n'arrive pas à trouver les gadgets. Mais ce qui nous intéresse c'est surtout de le fabriquer. Une fois qu'on a réalisé la chose, on s'en désintéresse complètement. Ça nous a plu de monter ça, de penser la reliure, pour la première fois ; en gros, se dire que c'est peut-être mieux de plier les feuilles, de fabriquer des cahiers, de mettre des agrafes dans la pliure, plutôt que d'agrafer sur un bord, salement.
— (A.A.) Du coup c'est quel format ? — (L.L.d.M.) C'est un A5. C'est le papier qui décide. La présence du photocopieur prendra une place vraiment importante dans mon travail là-bas. Il y a des bandes dessinées que je ferai sur place qui seront intégralement en copy Art. C'était fait avec des déchets de construction coupés puis redécoupés à chaque fois, bougés sur la vitre du copieur. Des flous. Ce ne sont que des bougés, montés sur un scénario débile, assez vaniteux et bavard, pas terrible. Mais ce sont mes premières planches avec le copieur devenu un instrument de travail. J'avais commencé à explorer chez Tonnerre, et là… J'en ai un vraiment sous la main ! Tout le temps ! — (A.A.) Oui, là tu es devant, tout seul, il n'y a pas quelqu'un pour te surveiller, tu ne dois pas payer, tu es vraiment libre, tu as un accès illimité à cet objet… — (L.L.d.M.) Oui, on peut gâcher. Et gâcher, c'est très important pour le travail. Il faut pouvoir gâcher. Bon. Sinon, cette école ne sert à rien pour moi. — (A.A.) Oui, et le fait que tu sois très isolé, peut-être que ça te pousse dans tes retranchements. Le fait que tu ne sois même pas dans la classe… Que même pour la production de fin d'année, tu ne seras pas dedans… Le fait que tu étais ostracisé, pratiquement… — (L.L.d.M.) Il y a quelque chose comme un trou, dans la classe. Et du coup, ce trou sera aussi dans la publication annuelle de cette année-là, dans « Le Nil ». J'ai disparu. J'existe pas. — (A.A.) c'est violent ! — (L.L.d.M.) Je ne sais pas. Je ne crois pas. Je sais pas. — (A.A.) Finalement, c’est fondateur. Tu as pu voir que ce que tu fais, ou peut-être qui tu étais, était rejeté, que tu n'avais pas ta place dans ce monde-là et pourtant ça te pousse dans tes retranchements. Là tu vas expérimenter, là où d'autres auraient fait demi-tour, se seraient laissés complètement démonter par la situation… Par une expérience pareille — (L.L.d.M.) Ben, en fait, l'expérience de l'ostracisme était largement inscrite dans mon parcours bien avant Angoulême. Depuis si longtemps que j'avais appris à l'aimer, en fait. Donc, ça ne me fait pas souffrir. Pas particulièrement. C'est plutôt la stupidité de l'enseignement qu'on reçoit qui me fait souffrir et qui me pousse dans la dope. Quand mon père vient me chercher en urgence, je suis hyper abîmé par l'abus… Des trucs… Alcool et d'autres trucs. Donc du coup, je ne fais pas trois ans, je fais juste un an, je ne finis même pas mon année. Je me casse. — (A.A.) En moins d'un an, t'es mal. — (L.L.d.M.) Je ne suis pas bien du tout. Par contre, j'ai expérimenté plein de trucs. J'ai fait mes premiers travaux en carte à gratter, qu'on pourra retrouver dans « Kitsch ». Je suis paré pour faire autre chose. Peut-être continuer la bande dessinée — pour l'instant je n'ai pas encore imaginé que j'allais l'arrêter — je ne sais pas encore. Juste : j'expérimente des nouveautés, notamment les… Les techniques comme la projection d'encre. Et puis la carte à gratter, beaucoup, indifféremment blanche ou noire. Parce que ça répond au problème de la photocopie. Parce que c'est la première fois que je commence à penser des problèmes graphiques en fonction du mode de reproduction. Raison pour laquelle j’ai mis si longtemps à faire des planches couleurs : cette obsession de la reproduction va suivre ma production en B.D. pendant très longtemps. Je ne fais pas de couleurs parce que je n'ai aucun moyen technique et financier de la reproduire. La photocopie couleur vient d'arriver sur le marché, mais elle est hors de prix
. — (A.A.) Oui, tu penses toujours à la reproduction, et c'est encore le cas aujourd'hui. Quand tu travailleras sur Internet après, tu penses toujours à comment les gens vont voir le truc chez eux, tu es toujours dans cette obsession, presque, de la diffusion. Dans tout ce que tu fais. Donc, c'est là depuis le début, ça. — (L.L.d.M.) L'outil de diffusion fait partie du processus de création. — (A.A.) Oui, pour tout le monde. Que ce soit réfléchi, où que je ne sois pas réfléchi. — (L.L.d.M.) Angoulême, pour y aller, je suis dans le train avec un autre mec qui va également passer le concours cette année-là avec moi. Il ne sera pas reçu — il y a énormément de participations, en fait : il y a déjà une présélection pour participer au concours… C'est drôle, parce que le niveau du concours était inversement proportionnel à celui de l'enseignement qui le suivra... Ça m'a surpris, moi — le jeune mec, donc, il me monte son dossier. C'était assez différent… Il faisait de la ligne claire pure et dure… J'avais arrêté d'en faire, c'était déjà derrière moi, depuis pratiquement un an — on est en 1984, au début 85, je ne sais plus. Bref. Il avait quelque chose de fou pour moi dans son dossier : il avait une photocopie couleurs. C'était un papier glacé, comme une photo. Et le prix, je lui ai demandé, c'était 15 Francs ! Donc je découvrais que la copie couleurs existait, qu'elle était visiblement assez prototypale, et que ça n'était pas demain qu'elle serait dans mes moyens ! La photocopie noir et blanc de base, elle devait être rendue aux alentours de 20, 25 centimes à l'époque. — (A.A.) Donc, toi tu vois que ça existe, mais comme tu es déjà dans la reproduction, tu restes en noir et blanc parce que la couleur c'est trop cher. Tu ne vas pas du tout rêver sur quelque chose qui te permettrait de faire une différence. Tu ne feras pas rentrer ça dans les stratagèmes de vente de tes nouvelles, où tu te serais dit : « si on vend 100 exemplaires à 10 Fr., là on pourrait etc. » pour t’acheter ta machine à 1000 Francs ? — (L.L.d.M.) Non, deux machines à 500 Francs. On voulait une machine à écrire chacun. — (A.A.) Ah ! Mais oui ! On n'a pas su si ça avait marché ?! — (L.L.d.M.) Oui. On a eu nos deux machines à écrire. — (Rires. C.d.T.) c'est beau ! C'est une belle histoire ! Qui finit bien ! — (A.A.) Oui, parce que là, il y avait un suspense. Un vrai suspense ! — (L.L.d.M.) Oui. Bon, je vois donc que ça existe. Je sais aussi que la sérigraphie existe, parce que, tout simplement, on avait fait une affiche pour notre expo à Lorient l'année où… Parce que, je me suis fait virer de terminale… Donc la dernière année, comme je suis viré, au lieu de réviser quoi que ce soit pour mon baccalauréat en candidat libre, j’ai décidé de me mettre à la peinture plus sérieusement. Ça va également beaucoup compter, pour mes expérimentations en B.D. — (A.A.) Tu te fais jeter du lycée, après tu vas… — (L.L.d.M.) Oui, je passe mon bac, je l'ai. Je vais Angoulême l'année suivante. Désolé, je suis un peu brouillon. Du coup, ça veut dire que j'ai énormément peint pendant cette année de préparation supposée au bac. Je peins comme un fou. Et l'affiche de l'expo, ça me permet de découvrir que la sérigraphie existe. Mais à cause de l'alcool, je rate le rendez-vous du jour où tous les copains sont allés faire les tirages de la sérigraphie dans l'atelier qu'ils avaient trouvé. On est en term’, on est quatre copains et on décide de faire une exposition de peinture… Il y a d'ailleurs Martial, le pote qui écrit des nouvelles avec moi, qui fait aussi des truc assez ahurissant… C'est un homme qui mériterait pour lui-même le double de ces heures d'enregistrement… Il y a aussi Guillaume Chailleux et Yves millet. L'affiche, on la fait en sérigraphie, parce que Yves a un contact avec un mec, une entreprise de sérigraphie, je ne sais plus très bien. Tous les copains vont voir, ils participent et reviennent exaltés — (A.A.) Et là, c'est une sérigraphie d'affiches ou c'est une sérigraphie usuelle de type publicitaire ? — (L.L.d.M.) Le gars, je crois qu'il gagne sa vie en faisant ça. De la publicité. À l'époque, les encres à l'eau n'existaient pas. C'est assez rédhibitoire pour des amateurs. Lui il fait ça sur des machines semi-automatiques. Donc les copains n'ont pas d'autre expérience que celle-là ; et quand ils reviennent me voir, ils sont tous contents d'avoir participé à ça. On ne fait pas une affiche, en fait : on en fait quatre. Chacun dessine une affiche différente. On fait quatre affiches. La mienne est de loin la plus laide. Parce que je fais encore une erreur stupide, stratégique. C'est typiquement mon genre de conneries : mes trois copains ont fait un truc de peintre. C'est normal, on fait une expo de peinture, on présente de la peinture, ça n'a rien à voir avec ce qu'on fait en B.D. Et moi, comme un abruti, je fais une affiche B.D. L’affiche aurait sans doute été très bien pour un festival de B.D., mais certainement pas pour cette exposition. C'était complètement con. — (A.A.) En fait, tu es complètement schizé à ce moment-là. Tu es à cheval entre plusieurs pratiques et tu ne sais pas encore vivre ça… — (L.L.d.M.) Je ne sais pas si je suis schizé, mais complètement stupide, oui. — (A.A.) Oui, parce qu'en fait, en peinture, tu es vraiment — parce que moi j'ai vu des photos, parce que les tableaux ils existent pas forcément, tu en as brûlé beaucoup — j'ai vu des photos de ses peintures, et elles sont hypers expressives. On est vraiment dans l'expressionnisme torturé, tout ça. Donc on n'est pas du tout dans ce que tu fais en bandes dessinées
— (L.L.d.M.) Oui, c'est pas très glorieux. Certaines toiles sont percées physiquement par des vrais bouts de bois à la place des flèches de Saint-Sébastien… c'est très con, mais c'est comme ça. J'étais adolescent. Je n'ai pas de culture picturale du tout. C'est très bordélique. C'est déjà incroyable, à Lorient, de me trouver en prise avec ces problèmes de peinture-là, de profondeur, de couches, de construction. Sans aucune culture picturale, c'est quand même pas si mal après tout. Disons ça comme ça. Pourquoi je dis ça ? Je dis ça parce que, avec cette expo, je rate l'occasion de voir comment se fait une sérigraphie et la possibilité même de penser en sérigraphie. Et ça c'est dommage. — (A.A.) Et comme c'est important, et comme tu as besoin de savoir… Tu as besoin de maîtriser l'intégralité de ce que tu veux produire, tu ne laisses rien au hasard, alors tu laisses de côté les couleurs des photocopies. Et celle de la sérigraphie. Ça part loin… — (A.A.) Et ça ne va pas revenir sur le devant de la scène avant des années, des années ? Parce que quand je t'ai rencontré, la couleur pour toi n'était pas encore du tout… — (L.L.d.M.) Envisageable — (A.A.) Tu n’y pensais jamais. — (L.L.d.M.) Et ça se déportait sur le travail avec mes éditeurs ; au début j'avais des éditeurs plutôt très indés, et leurs moyens faisaient que, jusque-là, ils n’avaient publié que du noir et blanc. J'étais dans la suite logique de mes modes de création. Ce qui veut dire que… Par exemple, à la même époque, ou presque — en 85, 86 — je publie peu d'exemplaires, parce que c'est très copieux à faire, d’un recueil de gravures. Je ,ne l’ai plus, ça s'appelle « l'haïku gronde » (je ne sais pas à l'époque que la forme singulière des haïkus est le haïkaï, tant pis pour moi) ; un titre à la con… Un ensemble de gravures sur bois en bichro, puisque j'ai appris à graver. Donc ce sont des séries de gravures, sur des animaux écorchés. Évidemment. Un cheval écorché en couverture… Il y a un caméléon éventré tenu par des cordes, enfin, des conneries… Mais du coup, l'idée de produire en couleur, elle me paraît pensable seulement dans ces conditions-là. À ce moment-là. Parce que j'ai expérimenté, alors je sais que c'est possible. Mais c'est beaucoup trop fastidieux, je vais pas aller loin avec ça, c'est inadapté à ma production.
— (A.A.) Tu veux du nombre ? — (L.L.d.M.) Oui. Je vois que ça me satisfait pas du tout, les petits tirages chics à vingt exemplaires. Ça ne m'intéresse pas. — (A.A.) Oui tu n'en veux pas, il y a peut-être déjà à l'époque quelque chose — (L.L.d.M.) Oui. Je n'en veux pas. C'est vraiment une vision qui ne m'intéresse pas du tout. Je trouve ça glauque. — (A.A.) Déjà, à l'époque, tu es en refus de cette réduction luxueuse du nombre . — (L.L.d.M.) Pour créer de la valeur, oui. Pour moi, le fanzine… Enfin, je ne suis pas sûr que j’utilise vraiment le mot fanzine… En tout cas, l'image que j'ai de la micro publication ne doit pas être luxueuse, réservée à une élite financière. Ça doit rester trivial. Chacun a une vision différente du fanzine ; moi j'en ai une vision très triviale. — (A.A.) Mais ça ne veut pas dire que tu en as une vision limitée. — (L.L.d.M.) Ce n'est pas le cas. Je veux dire… Rien ne limite quoi que ce soit là-dedans. — (A.A.) Donc, comme ça ne t'intéresse pas, tu tapes à côté, tu pars sur des pratiques qui vont te permettre de faire le plus grand nombre de tirages, qui s'adaptent à ta vision. — (L.L.d.M.) Il fallait prendre en considération le fait que même si c'était un petit tirage, il faudrait que ça n'entraîne pas trop de coûts techniques… Tout le monde ne pourrait pas en acquérir le résultat et ce serait vraiment dommage. — (A.A.) Tu veux du nombre, beaucoup, et, en plus, que ce ne soit pas cher. — (L.L.d.M.) Enfin, beaucoup, c'est relatif ! On est d'accord, ça reste quand même de la micro production. Donc, je reviens d'Angoulême, et je crois que ça se clôt — (A.A.) Mal — (L.L.d.M.) Oui, pas très bien, c'est sûr... Mais ce que je veux dire… En gros, en 1986, je suis chez moi. Et l'année suivante je rentre à l'université. — (A.A.) À Rennes ? — (L.L.d.M.) À Rennes. — (A.A.) Tu arrives à l'Université de Rennes II, en arts plastiques. Tu vas retrouver d'autres personnes aussi, qui vont faire de la bande dessinée. — (L.L.d.M.) Alors… Entre-temps… je me suis un tout petit peu désintéressé de la bande, pour me consacrer à la peinture et à l'écriture. Même si c'est toujours dans un coin de tête. Mais quand je déboule là, je ne manifeste pas spécialement mon intérêt pour la bande dessinée. Sinon, oui, je rencontre des gens, à la fac de Rennes, qui font à peu près tout ce que je déteste en bande dessinée : ces gars-là sont plutôt chaleureux, plutôt gentils, mais on ne parle pas du tout de la même chose eux et moi, ça c'est clair. Évidemment, ces types existent encore, ils font de la bande dessinée aujourd'hui et il y en a certains avec qui je continue à avoir des relations, notamment Jean-Luc Simon, qui est coloriste, pour les planches de son frère. Bref, il y a un groupe, un studio de bd, qui s'appelle « Psurde », et les mecs sont vraiment dans le fétichisme de l'école franco-belge… Ils vénèrent un auteur local sans intérêt qui s'appelle… Gégé, dans un affreux magazine brouton, « Frilouz »… Et Fournier… Un des repreneurs de Spirou. Enfin, bref, on s'en branle complètement, de cette merde. — (A.A.) Donc toi, déjà, à cette époque tu vois l'utilité de la bande dessinée, en fait, pas différemment de la peinture, ou autre chose… Une expérimentation, plus que… — (L.L.d.M.) « Utilité » c'est bizarre, comme expression… Bon, c'est plutôt pas si clair dans ma tête. Déjà, ma peinture n'a rien à voir avec mes bandes dessinées. Des problèmes de peinture, ce sont des problèmes de peinture. Et ça n'a rien à voir avec des problèmes de bande dessinée. Je pense toujours la pratique de l'art en termes de problèmes. Je pense, en vérité toute pratique. En termes de problèmes. Donc, sur un point au moins, l'expérimentation recouvre le champ problématique. L'expérimentation, elle touche évidemment la représentation mentale des objets. Nous avons à Rennes des conversations qui durent des nuits entières avec Guillaume Chailleux sur des tout-petits points de théorie, à propos de bande dessinée. Qui vont se manifester chez lui bien plus tard dans « Fils » et tout ça est le pur produit de nos conversations de cette époque. Nous travaillons encore tous les deux sur ce matériau. Lui, il a déjà en tête ses trucs à lui, qu’il mettra trente ans à faire. Et moi, vous le verrez dans « Kitsch magazine », je suis déjà obsédé par la narration comme champ d'expérimentation. Sur ce point c'est complètement conjoint. L'idée que, plastiquement, il y ait des paris, et que narrativement il y en ait aussi, c'est tout un. C'est ce qui est excitant. — (A.A.) Ça multiplie les problématiques qui nécessitent une réflexion pour te dépatouiller des blocages… — (L.L.d.M.) Raison pour laquelle tout fétichisme historique, évidemment, est un empêchement. Quel qu'il soit, d'ailleurs ! Ça ne va pas être plus « Elles sont de sortie » pour moi, que « Spirou ». Dans les rapports aux choses. Les rapports de sujétion. — (A.A.) Tu rajoutes à ça… cette conscience de l'objet. Qui est déjà là, en substances. (C.d.T. doit partir et quitte l’entretien) — (L.L.d.M.) Qui est un peu là, mais tu vas voir que… C'est en train d'être là. Parce que là, on est à la fac, je me suis inscrit en arts plastiques. La bande dessinée que je vois se développer autour de moi ne m'intéresse plus du tout. C'est la pire période de l'histoire en matière de bande dessinée ; c'est le moment où les revues, ce sont « Circus », ou « Vécu », de la merde en barre. La ligne claire est une auto parodie reconduite jusqu'au vertige… Elle n’en finit pas de crever et elle devient d'une laideur et d'une bêtise sans nom… Je me dis, clairement, je ne vais pas faire ça de ma vie. Quand j'étais en terminale… il s'en est fallu de très peu, en fait… d'être pris là-dedans. Je ne sais pas ce qu'aurait été ma vie à ce moment-là. Je suis ravi que Futuropolis se soit cassé la gueule, en vérité. Parce que j'avais rencontré à l'époque Jean-Marc Thévenet, qui avait dit oui pour un album au X. Que j'ai ici, d'ailleurs, encore. Enfin, évidemment, les planches originales. Tout était prêt, j'ai encore les papiers de cette période. Et c'est la fin, ça va pas se faire. Résultat… L'opportunité technique de me retrouver pris dans quelque chose comme « la bande dessinée », en tant que champ social disparaît. Et c'est formidable. Je pense que cette fameuse bande dessinée est sans intérêt. Elle est surexpressive, elle me fatigue. Elle n’a qu’un truc pour elle, qui t'intéresserait peut-être : comme elle raconte l'histoire d'un aveugle, ça s'appelle « Un portrait de l'artiste avec son chien »… La question principale du personnage central est une question matérielle de bande dessinée ; c'est sur les objets jugés, constatés et leur représentation potentielle ; et tous les échecs du livre visent à montrer ce que l'aveugle voit. Je veux passer ça par le truchement d'un peintre qui ne peint que de stupides monochromes noirs. Il est évidemment très loin de toute réponse. Et il n'est pas du tout satisfait par ça. L'aveugle lui dit que c'est complètement con, qu’il ne voit pas du noir. Qu'il voit ce que son pied gauche voit. Mais ce n'est pas du noir. C'est rien. La dernière page du livre est un monochrome noir qui s'efface au profit d'un monochrome blanc, c'est-à-dire le rien du papier depuis le rien du signe, et qui dans la dernière case devient un trou, une découpe de la forme d'une case. Donc la dernière case aurait été trouée. Le rien matériel. J'aurais touché d'une certaine manière à quelque chose de la matérialité de la bande dessinée. C'est un peu concon, mais ça permettait d'une certaine manière de toucher le problème. Ça montre au moins un intérêt pour le truc. Je te montrerai ça tout-à l’heure. Ça c'est une question matérielle, mais elle n'est pas liée à la fabrication du livre par moi. Tu vois, elle est prise dans le récit comme problème. — (A.A.) C'est ça, qui est dit ; c'est que tu ne cloisonnes pas, en fait. Ça arrive parce que peu importe le fil que tu prends pour avancer dans ton travail, c’est là. Et comme c’est ,là, ça aboutit à une dernière patrouille. C'est parce que la forme fait sens, à ce moment-là, avec ce que tu racontes, tu ne dissocies pas, et c’est pour ça que tu te désintéresses de cette bande dessinée plus classique… Où, finalement, ben, il n'y a qu'un fond, qui est plus ou moins fondé, et plus ou moins intéressant. La forme, c'est celle qui marche : on fait de la ligne claire, c'est pas très difficile, on y va, on se pose pas de questions, et on fait ça. Il y a un manque. C'est peut-être déséquilibré pour toi, une approche comme ça. — (L.L.d.M.) Il y a d'autres problèmes : il y a des problèmes matériels, quand on fait la ligne claire, qui sont assez passionnants. Ce sont des questions du genre : « jusqu'à quelle distance du pinceau je peux faire un trait droit ? ». Ça paraît être une question très con, mais elle est extrêmement liée au fait qu'avec la ligne claire on sait qu'on aura pour objet de l'architecture. C'est donc une question matérielle. Qui lie l'objet du récit et sa formation plastique. Mais ces formes, elles sont trop socialisées. C'est-à-dire que la ligne claire, elle est une évidence, elle est tout simplement l'air du temps qui passe. Il n'y a rien de plus détestable, de plus mortifère, que l'évidence. C'est évidemment ce qu'on fait. C'est tout comme, en 2018, on va évidemment faire de la riso. Ce n’est plus en question. Et on va tout aussi évidemment faire quatre passages en couleurs fluo. Ces évidences n'ont aucun intérêt. Il n'y a pas de questions en jeu. C'est socialement déjà résolu. C'est vide de questions. — (A.A.) C'est sans positionnement. Et sans positionnement, ça n'a aucun intérêt. — (L.L.d.M.) Aucun. Ça n'a pas de sens possible. On pourrait reposer la question du fluo en peinture, elle est intéressante, parce qu'elle a rejoint des questions de peintre pendant une bonne dizaine d'années. Les miennes aussi. C'était une présence colorée qui était en soi une question, le fluo. Intéressante parce que reposant la question de la couleur locative et du mélange sur une palette. Comme des champs d'opposition entre la fixité d'une iconographie impossible à bouger — disons, pour faire court, « pop » — et de nouvelles prospectives, difficiles à contrôler, pour le mélange. Mais dès l'instant où le fluo avait trouvé sa réponse sociale évidente, la connotation l'avait emporté sur la possibilité de chercher. Ça cesse de m'intéresser instantanément. Quand on approche un univers trop connoté, il vaut mieux faire un pas de côté, quitte à revenir vingt ans après quand ça cessé d'intéresser tout le monde. — (A.A.) C'est du pré-sens qui va être mis dans ce que tu as à produire avant qu'on écoute ce que tu dis — (L.L.d.M.) Bon, là on pourrait poursuivre sur les fanzines, parce que sinon on ne va jamais avancer ! Là, c'est la fac. C'est « Kitsch magazine ». Il y a donc eu trois numéros de « Kitsch ».
— (A.A.) Là on est sur un A4. Avec cette fameuse réglette… — (L.L.d.M.) Avec l'abominable réglette noire en plastique, pour tenir les feuilles ensemble. Je la trouvais jolie à l'époque. — (A.A.) Donc là, tu as le numéro deux, le numéro trois. — (L.L.d.M.) Je ne sais pas où est le numéro un… Il était consacré au Japon… Donc, toute la pornographie japonaise, les mythes fondateurs du shinto, plein de trucs comme ça. C'était plutôt candide, d'ailleurs ça s'appelait « le Japon des incultes ». Avec une prolepse sur la couverture, on sait où on met les pieds… Le deuxième est consacré à la théologie. Parce que, ça me hantait, à l'époque. Et comme j'avais un grand talent pour entraîner tous mes petits camarades dans mes obsessions… — (A.A.) Et là, vous êtes combien en tout ? — (L.L.d.M.) En fait, on prétendait être beaucoup, mais dans le premier on est à peine trois. Mais on a tous plein de pseudonymes pour faire croire qu’on est plus nombreux. — (A.A.) Donc, vous êtes nombreux. — (L.L.d.M.) Mais c'est le premier. Là, ce qui est intéressant c'est qu'on peut déjà parler de problèmes de maquettes — (A.A.) J'allais dire ça, en fait : là, il y a déjà la question du sommaire, qui est hyper importante pour toi, après. Il y a aussi le numéro de… — (L.L.d.M.) Des pages, oui. Le foliotage. Le folio était déjà une question. Comment on foliote? Est-ce qu'on foliote pareil toutes les pages ? C'est déjà là... — (A.A.) Il y a donc déjà cette question technique de la pagination. C'est structurel, même. — (L.L.d.M.) C'est structurel. Donc, c'est bizarre, de voir un truc aussi illisible du point de vue de l'allure générale, sur des photocopies A4 à réglette noire — (A.A.) Complètement complexe du point de vue la construction — (L.L.d.M.) Oui. Techniquement, donc : photocopies. Évidemment, il y a zéro ordinateur, on est en 88. En 87 pour le numéro zéro, avec Muzotroimil et Marc Cornic. Qu'est-ce qu'on a comme matériel pour faire ça ? On a : des ciseaux. De la colle. Une règle. Du scotch. Des Letraset — des lettres à frotter — pour faire les titres. Ça veut dire que tout ça, tout le sommaire que tu vois là, c'est complètement absurde de faire des conneries pareilles… C'est lettre à lettre… Toutes les lettres qui le composent sont frottées. Et tu verras que, à l'intérieur, il y a aussi des textes complets en lettres à lettre, comme ça. Bon, celui-là c'est le dernier « Kitsch », consacré aux pathologies et aux psychopathologies. Tout ça n'est pas très sérieux. On rentre tout de même dans des problèmes de limite matérielle. Jusqu'où on peut aller avec des ciseaux et de la colle ? Question que se sont posées tous les fanzines punk, sauf que nous, on n'est pas des punk. Le punk est mort, depuis déjà quelques années. Complètement. En 1988, il n'a plus aucune raison d'exister, on est largement passés à autre chose. Du coup, pas question de se satisfaire du branlage comme d'une affirmation du fanzinat, comme une expression d'un moi créatif ; ça n'aurait aucun sens. Donc, l'idée est de faire des trucs très sophistiqués avec des ciseaux, du scotch, de la colle, et des Letraset. — (A.A.) Là, on voit les pseudos… là, c'est L.D.M., donc, L.L. de Mars… — (L.L.d.M.) Oui. Là, Esclaw, c'est un prof de la fac, qu'on a embarqué, avec qui on va boire des coups assez souvent. Il y a Erstenes, qui est Martial Lucas, le pote dont on a déjà parlé. Il est encore là. Alors qu’il n'est pas à la fac avec nous, il fait de l'histoire, à Nantes. Mais ça reste notre pote. Maintenant, il est à la Réunion alors ce serait compliqué de se voir, évidemment. En fait, on est quatre ou cinq à tout casser, avec des guest. Bon ce que tu vois là, c'est la cassette audio qui allait avec le magazine. Il y en avait une à chaque fois. On travaillait avec des moyens rudimentaires. Les problèmes qui se posent, c'est que pour arriver à un collage propre, il faut monter un premier truc avec des choses qui ont été tapées à la machine puis photocopiées pour être réduites, pour pouvoir être remontées dans une page. Alors il faut anticiper toutes les réductions. Il faut se livrer à des calculs très savants au pourcentage, à partir du moment où tu sais que le ratio entre un A4 et un A3 est de 71 % dans un sens et de 141 % dans l'autre — (A.A.) Et ça ? Tu intègres des… . — (L.L.d.M.) Ça, c'est une erreur d'impression. — (A.A.) Mais c'est chouette ! — (L.L.d.M.) Le feutre a fini par se révéler. — (A.A.) Ah, oui ! Donc, tu as repassé au feutre, et avec le temps ça se révélait… C'est assez chouette. — (L.L.d.M.) C'est bizarre… Mais c'était tellement moche que tous les exemplaires ont été refaits au feutre. — (A.A.) Et il y en avait combien ? — (L.L.d.M.) Il y en avait quarante ou cinquante. C'est des choses qui arrivent. Là, tu vois il y a de la découpe, il y a de la photocopie rehaussée. — (A.A.) Et ça ? C'est de la photo ? — (L.L.d.M.) Oui, c'est de la photo. Qui a été photocopiée, rehaussée au crayon, puis rephotocopiée. — (A.A.) Oui, c'est ça : à chaque fois il faut aplatir, puis nettoyer. — (L.L.d.M.) Effectivement. Il faut nettoyer. Il faut passer du blanco dans tous les coins. Pour qu'on ne voit pas les lignes de rupture. Donc, un montage pareil, pour faire un texte au fer sur une forme découpée, c'est assez long et compliqué, parce qu'il faut la vraie photo, collée sur le papier, et taper à la machine en suivant le contour à côté. Et rephotocopier le résultat. — (A.A.) C'est des numéros qui sortent le ? — (L.L.d.M.) Des numéros qui sortent tous les trois mois, prétendument. Mais en fait beaucoup plus. — (A.A.) C'est annoncé, quoi. — (L.L.d.M.) Voilà. — (A.A.) Donc là, il y a un gris en fait… — (L.L.d.M.) Oui, un gris un peu cracra… Mais c'était plus propre quand ça venait d'être imprimé. À l'époque, le magasin de photocopies qu'on trouvait
— (A.A.) Ah mais il n'y a pas que de… Il y a du texte manuel ! — (L.L.d.M.) Oui, il y a du texte manuel. Ça fait partie du plaisir. — (A.A.) Jamais vous ne redessinez ? Vous réécrivez, mais jamais vous ne redessinez ? — (L.L.d.M.) Non. — (A.A.) Ah, ça, on est typiquement dans des expérimentations narratives. — (L.L.d.M.) Qui ne sont pas très éloignées de mes préoccupations du moment, tu vois. Des jeux structurels, où tu as trois types de lecture potentielle qui se croise. C'est beaucoup plus remarquable dans le numéro 1. Et là, il y a cinq récits en même temps sur certaines planches, qui se chevauchent, s'approchent, se parasitent ou au contraire s'harmonisent. Ils sont distincts par des temps différents, ça aide à lire, à s'y retrouver. À l'époque, je fais pour moi une sorte de petit manuel des phylactères : chaque type de phylactère, selon qu'il est à tel ou tel tel endroit de la case, ou hors case, correspond à un certain type de récit. Ce sera la base de différents travaux. On est vraiment dans des préoccupations narratives. Et plastiques, aussi, du coup, par la force des choses. — (A.A.) En tout cas, c'est le narratif qui prend le dessus sur le dessin. — (L.L.d.M.) Dans ces travaux-là, oui. Il y a beaucoup d'expérimentations plastiques, mais elle ne sont pas sur la réalisation du livre, elles sont sur la construction plastique, formelle, des pages. Ah, là, tu vois un exemple typique de texte fait entièrement au Letraset. Ici, on est dans les cartes à gratter, tu vois. Une carte à gratter avec bruine. Là, typiquement ce sont des rencontres : ce sont des dessins faits par l'un d'entre nous, et encré par un autre. On fait des croisements de ce genre. — (A.A.) Il y a des cases noires. — (L.L.d.M.) Ce qui serait un lieu commun si c'était la nuit ! — (A.A.) Donc, ce troisième numéro, « spécial pathologies et monomanies iconalgiques », — (L.L.d.M.) Oui, ça ne veut pas dire grand-chose, mais sur le moment ça nous plaisait bien… — (A.A.) Ou « Métapsychologie dans le boudoir »… — (L.L.d.M.) Oui, ça c'est une photo de cet abruti de Jung, tirée argentiquement par Marc. — (A.A.) Vous travaillez à la règle… Des lettres — (L.L.d.M.) Oui, ce sont des règles ajourées qui permettent de tracer au stylo tubulaire certains lettrages. L'idée qu'un périodique comme celui-ci s'affirme, ça passe par la régularité de ses formes. Il y a donc des matrices pour tout. — (A.A.) L'identité est là.
— (L.L.d.M.) Oui, c'est ça. Il y a une sorte de ligne éditoriale. C'est un peu débile, quand on voit le résultat, mais oui, il y a l'idée qu'il y ait une ligne éditoriale. Dans chaque revue, dans chaque numéro il y a telle façon de composer un sommaire, d'encadrer un texte, d'amener une bande dessinée. D'organiser les pages entre elles. Là, le type qui a fait ça c'est Fabrice Fouquet, un des deux gars avec qui j'avais passé du temps à Angoulême. C'était le copain de Fabrice Parme. Je ne sais pas ce qu'il est devenu, lui. Là, tu vois, c'est un titre typique en Letraset, parce qu'on a découvert qu'on pouvait, dans certains magasins, des magasins de fournitures graphiques, du genre chez Tonnerre, on pouvait commander des plaques plus grandes, de Mecanorma ou de Letraset. C'est-à-dire qu'en plus des trames collantes que j'utilisais pour la bande dessinée, on pouvait trouver des trames à frotter. Des effets de matière et ça, ça nous épatait complètement. On avait l'habitude des trames à découper, le procédé autocollant. Tu vois comment ça marche : tu poses une partie de l'autocollant plus grande que la forme à griser sur ta page et, au stylet, tu enlèves tous ce qui déborde de la forme par transparence. Ça avait toujours été ça, pour moi, jusque-là, la trame. À Angoulême, c'est ce que j'utilisais. Et là, les trames à frotter, ça change complètement la donne. Parce que tu pouvais les superposer à l'infini, les gratter, et ainsi de suite. Ça donnait un outil graphique prodigieux
.— (A.A.) Oui, on voit très bien, là. — (L.L.d.M.) Oui, tu frottes, tu frottes, et ça devient de la matière que tu déposes sur la page. Comme des alluvions. Je pourrai te montrer, si tu veux, il m'en reste. J'en ai gardé beaucoup de cette période, j'en utilise encore parfois. — (A.A.) Là, numéro trois, c'est toujours 86? — (L.L.d.M.) Ah, non, non ! C'est 88. Peut-être même, début 89 pour le trois. C'est un numéro double. — (A.A.) Donc on a déjà la publicité... — (L.L.d.M.) Ah oui, ça c'est typiquement — (A.A.) On en a parlé hier, de cette intégration — (L.L.d.M.)
Oui, on en a parlé avec Sébastien (ndlr :
entretien avec Sébastien Lumineau), de la présence de
la publicité des années cinquante chez les graphistes.
Quand je te dis que c'était un héritage, entre autres
choses, de Bazooka, c'est vraiment le cas. On trouvait beaucoup ça.
L'Asso fera ça dans les années quatre-vingt-dix, en
retard, comme d'habitude, sur à peu près tout. La
fameuse tristesse de l'installation dans les habitudes dont on
parlait : tu traînes derrière toi des vieilles
inventions d'adolescent trop longtemps, sans t'en rendre compte. Tu
peux danser dans tes premières baskets à quarante ans
si tu ne surveilles pas tes zones de complaisance ! Même
cet héritage, chez Bazooka, c'est aussi un hoquet historique
que les gars connaissaient bien, celui de certaines pratiques Dada,
qui détournaient des vieilles réclames du dix-neuvième
siècle, des gravures publicitaires. Ça ne vient pas de
nulle part non plus… — (A.A.) « Mes cher confrère, je me vois dans l'obligation aujourd'hui de vous avouer mes échecs malgré mes efforts répétés expérimentaux sur les sujets… » — (L.L.d.M.) Non, mais là, c’est même pas lisible… — (A.A.) « je ne suis pas parvenu à prouver, comme vous le désiriez, que… » — (L.L.d.M.) Laisse tomber. Bon. Alors, là, on a des effets de trames qui sont plus intéressants. C'est la première intervention, comme tu vas le voir sur d'autres trucs, de l'informatique sur un tirage. — (A.A.) On est en 89 ? — (L.L.d.M.) Oui. Ce sont des traces d'imprimante matricielle à aiguilles. Elle faisait un barouf de tous les dieux ! C'est la première apparition de l'informatique pour nous. Typiquement, la découverte de l'informatique je la dois vraiment, même s’il y avait eu des prémisses avec Martial, à la personne qui a fait ces illustrations : c'est Laurent Pinon, que j'ai rencontré l'université. — (A.A.) On le retrouve sur le Terrier — (L.L.d.M.) Oui. C'est aussi un bon écrivain. Trop rare. Lui, il s'était encombré d'un Atari 520ST, pour faire de l'image, ce qui était l'idée la plus folle du monde. Parce que c'est une machine pas du tout faite pour ça. Elle servait surtout aux musiciens à cette époque, bien qu'elle n'ait eu aucune carte son digne de ce nom. il me fait découvrir l'image informatique, ses usages, et donc, du coup, je suis. On trouve ça super. Il fait de très grandes images remontées de photos d'écran, c'est assez unique. On a tous eu l’impression qu'on peut faire quelque chose avec ça. Enfin, quelque chose, dans une très petite mesure éditorialement. Ça s'y prête mal. Tout ça, tu vois, ce sont des images infographiques. Ce sont les infographies de Laurent. Remontées en page par mes soins, avec du collage. C'est de l'informatique très bricolée. Ça, tu vois, c'est mon électrocardiogramme. J'avais des problèmes de cœur à l'époque. On s'en fout, mais ça faisait de belles lignes dans l'espace. — (A.A.) Donc ça, c'était le numéro de « Kitsch ». Et ensuite ? — (L.L.d.M.) Ensuite, il y a une certaine quantité de publications semblables, d'un point de vue factuel, qui étaient pensées pareil, qui sont des récits. Je décide de monter une micro structure qui s'appelle B.J.R., « Bleu Jaune Rouge ». Enfin, une structure… Façon de parler… — (A.A.) C'était déjà écrit sur « Kitsch ». — (L.L.d.M.) Oui, c'était déjà « Bleu, Jaune, Rouge ». — (A.A.) Qui est effective ? Ça existe réellement ou c'est pour la présentation ? — (L.L.d.M.) Ça dépend ce que veut dire exister… Il n'y a aucun statut légal, aucun ISBN pour les livres, même pas d'association pour chapeauter tout ça. C'est juste l’idée que si on persiste à fabriquer des petits objets, il faut les réunir sous une forme, les ancrer dans quelque chose. Construire une image. — (A.A.) Oui, et puis il y a un rapport, je vois, dans la construction des couvertures. Tous les éléments qu'on retrouve, comme dans une autre maison d'édition, en matière d'images. — (L.L.d.M.) Oui : une fabrication de maquettes, qui donne une cohérence. Ça, ça c'est une nouvelle, une nouvelle écrite à deux mains, assez médiocre. C'est une nouvelle de Marc Cornic, réécrite par moi. Avec une illustration sur la couverture. Assez laide. La typo, par contre, est informatique. C'est la première fois qu'on imprime un texte avec un ordinateur. Il n'y a que très peu de choix pour construire ça, il n'y a pas de PAO, c'est juste du traitement de texte. Ça va être fait avec du traitement de texte pendant assez longtemps.
— (A.A.) Il y a quoi, comme choix de police ? — (L.L.d.M.) Vraiment utilisable ? Il y a trois typo disponibles, et débrouilles-toi avec ça. Elles ne sont pas non plus très bien faites. Mais ça nous permet d'obtenir un travail sur le fer qu'on obtient pour la première fois assez proprement. Nous n'étions jamais passés par l'étape de la machine à écrire électronique entre l’électrique et l’ordi. Ce que beaucoup d'autres avaient fait, comme amélioration. Elle pouvait composer ligne à ligne... Alors là, même période, c'est la conception de petits fascicules. On va plutôt vers le livre objet. — (A.A.) Là, ce sont des folios. — (L.L.d.M.) Oui, c'est autre chose. C'est « Éphèse sus-dite », et les «Pathos », qui sont dérivés des « Garbage Pail Kids » de Spiegelman. Ça, c'est un tirage imprimante, direct. J'ai glissé ce papier gaufré dans l'imprimante matricielle. On pouvait y passer à peu près n'importe quel papier. Ça c'était vraiment très très chouette. Et le rectangle rouge sous le titre, c'est parce qu'il existait des rubans rouges et noirs, divisés horizontalement, qui permettaient de passer d'une couleur à une autre. Puisque c'était possible, je me suis dit : alors faisons-le.
— (A.A.) On voit les points des aiguilles. — (L.L.d.M.) Oui, on distingue nettement le tirage matriciel. C'était un tirage extrêmement long, et très bruyant. C'est rudimentaire en matière d'impression, et plein d'accidents. On voit bien les lignes horizontales des défauts, des manques. Pour la pochette, il y a un gabarit qui a été fait, c'est du papier Canson. Et quand on commence à pouvoir imprimer avec le photocopieur sur des papiers différents, alors on va chercher un papier éléphant. Parce que le choix malgré tout, n'était pas immense. — (A.A.) (ndlr : ironique) Ah, oui, c'est beau ! — (L.L.d.M.) C'est moche. C'est vraiment très très kitsch, ces papiers. On en était bien conscients, mais ça donnait un cachet un peu plus luxueux. Ou plus exactement ça cachait le côté cheap de la photocopie. — (A.A.) Alors là, il n’y a plus de reliure : la reliure c'est la pochette. — (L.L.d.M.) Oui, ça règle le problème. C'est la pochette. Elle est complètement indépendante, les feuilles sont mobiles. Ce qui ne se justifie pas, ce qui représente un scandale pour moi ; rien ne justifie que les planches de cette bande dessinée soient autonomes. On ne peut pas en profiter pour multiplier les sens de lecture, donc c'est con. Ça n'a aucun intérêt de faire ça. Sinon peut-être une paresse à penser les problèmes correctement… — (A.A.) Donc là il y a à nouveau du numérique, dedans… — (L.L.d.M.) Oui, il y a beaucoup de choses en numérique. Toutes les trames sont des trames numériques. Assez sales, donc. C'est drôle de se dire que les trames les plus sales, c'étaient les numériques ! Alors du coup, ça marche plutôt mal que bien. Mais j'ai hyper envie de traiter des images avec des effets nouveaux pour moi, sur un Amiga 1000. C'est le désir de construire des perspectives entièrement en images de synthèse et de les imprimer comme images matricielles, c'est-à-dire de créer une nouvelle chaîne de sens allant de la construction du dessin à l'impression. Il y avait déjà un premier logiciel de synthèse, qui s'appelait sculpt 3D. on voit là-dedans une rencontre entre un dessin traditionnel, à la plume et aux projections de bruine, comme tu as pu le voir dans les planches précédentes. Et, puisque la machine est disponible, on va pouvoir s'amuser à faire des choses avec. Des collages. Des hybridations. Tu vois, aussi, des tampons. Mes premiers tampons « copie ». Texte tiré électroniquement. — (A.A.) Et manuel… — (L.L.d.M.) Oui, on passe de l'un à l'autre sans cesse, dans une espèce d'hétérogénéité très assumée. Mais confuse. Et là, à côté, on a de la trame classique, c'est-à-dire des trames autocollantes. Qui répondent d'une certaine manière aux trames électroniques. Il y a les deux, quoi. — (A.A.) OK, donc ça… — (L.L.d.M.) Ça, c'est un à-côté BJR. C'est-à-dire qu'on pense faire des petits livres à côté des périodiques, vu qu'on a une certaine plasticité de la reproduction… — (A.A.) Et ça c'est pareil ? — (L.L.d.M.) Pareil, c'est un petit portfolio qui a beaucoup souffert… Conçu également avec un boîtage tout simple, — (A.A.) Par contre, là, ils sont numérotés. — (L.L.d.M.) Oui, mais on s'en fout. Ça changeait pas le prix. C'est des trucs très bon marché. C'est juste pour dire qu'il y en a pas beaucoup. C'est une sorte de réflexe, quand il y a des faibles tirages, pour le signifier d'une façon ou d'une autre. — (A.A.) C'est une limite, une indication sur l'objet. De sa préciosité… — (L.L.d.M.) Ben là, il n'y en a pas beaucoup. C'est juste un renseignement. Ce livre est fait en 120 g/m²… Des choses qui se font, finalement, comme préciser le type de papier etc.… — (A.A.) Là on est sur des livres objets. — (L.L.d.M.) Oui, des livres objets. C'est la même période. Ça permet aussi de voir quel rapport, j'entretiens avec le bouquin, avec le livre comme objet. Là, il a une reliure qu’on pourrait dire traditionnelle, faite à la main. Par contre, sans formation ; alors j'ai désossé des livres, pour voir comment c'était fait. Il y a donc du tissu, pour tenir les cahiers avec de la colle souple, il y a des cahiers cousus… il y a du coffrage, il y a une garde collée… Une garde rapportée…
— (A.A.) Et il est dédicacé — (L.L.d.M.) Oui, il n'y en a qu'un et il est dédicacé, à Michel Vachey. C'est un mouvement. Michel s'est suicidé en 1987. Il y a beaucoup de productions par la suite qui lui sont dédiées. C'est un recueil de poésie, celui-là… Ça, ce sont des frottements obtenus avec du trichloréthylène sur des photocopies. Les photocopies, ça sert à reproduire, mais pas que. Ça sert à produire du fanzinat, de la duplication, et ça me sert aussi à faire des images uniques, avec d'autres techniques. C'est du report du toner par frottage. — (A.A.) Donc là, tu instrumentalises ça autrement pour la production en fait ? — (L.L.d.M.) En vérité, quand je faisais des collages avec des vieilles photocopies, c'était en substance déjà là. C'est juste un perfectionnement de l'agencement, un ajout des transparences et des couches. — (A.A.) Peut-être, mais tu utilisais des photocopies jusqu'ici pour donner de la photocopie, alors que là tu l'utilises comme un outil. — (L.L.d.M.) Dans lequel elle s'efface comme signe, oui, c'est vrai. C'est une sorte de monotype. — (A.A.) Tu sors du copy art, et de la reproduction. — (L.L.d.M.) Oui. Le livre objet l’autorise parce qu’il est assez loin de ces idées… Donc il y a de la craie, des couleurs — tout n'est pas également intéressant — c'est même assez souvent plutôt laid… On retrouve par ailleurs le bleu, le jaune, le rouge comme séries de signes. Comme une espèce de marque plastique, dans mes livres. Là aussi, ce sont des bouts de photocopies frottées au trichlo, juste sur des endroits, pour obtenir des chemins de report. — (A.A.) Juste une page, ici, de motifs. Là, c'est beaucoup plus sauvage, c'est beaucoup plus proche de « Tartan » (ndlr : livre évoqué plus loin), en fait. C'est des bâtonnets qui ont été trempés dans de la… de la couleur. Il y a aussi de la patate, des pochoirs. — (L.L.d.M.) C'est un livre intensément crade. Mais il est d'une certaine manière la réponse crade aux différents livres que tu viens voir. Si je faisais un livre hyper clean, je faisais souvent après un livre hyper crade. — (A.A.) Mais on retrouve quand même déjà beaucoup des trucs — (L.L.d.M.) Oui c'est vrai, Je remarque que j'étais quand même un sacré obsédé. — (A.A.) Oui, tu es un obsédé des tirets…
— (L.L.d.M.) Oui, bon sang, je suis désespéré… J'avais déjà fait « Tartan » en 1988… Quelle honte… — (A.A.) Oui, tu as fait « Tartan » à la bombe. — (L.L.d.M.) Oui. Je faisais des graffitis dans les années 80… en 83, 84, avant de partir Angoulême. Je faisais des grandes images absurdes, avec des pochoirs en cinq, six passages couleurs, sur les murs de la ville. Je pourrai te montrer ça, j'en ai quelques-uns en photo, sur du bois. Je faisais des ouvriers polonais, qui lisaient des livres. Des choses comme ça. Un homme portant le corps de sa femme morte. Des intellectuels suédois. Des pesées de bébé... — (A.A.) Donc, le pochoir sortait de là. Le Kraft... Là on a de choses qu'on retrouvera peu après, des matériaux non nobles sur des supports non nobles. La bombe sur du Kraft, là. Là, tu as tout donné ! — (L.L.d.M.) C'est vrai, c'est très cracra. — (A.A.) Il faudrait republier ça ! Mais oui ! La fin ! (ndlr :elle montre la dernière page) — (L.L.d.M.) Ah oui, la fin… avec la grosse croix, là.... — (A.A.) Une double signature. Tu peux essayer de photographier ça ? Je ne sais pas si tu peux récupérer ça, l'effet de craie sur le crayon. Ça, c'est quand même une expérience du rebutant. En 88 ? — (L.L.d.M.) Oui. Oui. Plutôt 89. Je ne sais plus. J'avais organisé une soirée dans un bar pour… — Ça me fait plaisir que tu aies fait ces trucs tout moches quand je suis née. Plus tard, j'achèterai « Tartan » ! — (L.L.d.M.) Ça, c'est encore du travail à la bombe. Parce qu'en fait, le Street Art, ça me gave grave. Les espèces de stars, à l'époque, vraiment ridicules, comme Miss Tic ou Speedy Graphito me rendent tout ça abject. La biennal 85 à Paris est une abjection fun. Pour en finir avec tout ça, avec Martial, nous avions fini par faire de la peinture de chevalet sur les murs de la ville. On sortait le soir, avec nos peintures à l’huile, et pendant une nuit entière — ce n'était pas une époque où l'on espionnait les habitants tout le temps à grand renfort de caméras — on posait nos touches de couleurs, nos mélanges, sur les murs les plus blancs. Le graffiti me dégoûtait un petit peu, ça puait les années quatre-vingts. Pourtant, j'aime la bombe. Quand je découvre Martin Barré, c'est la révélation. C'est une tout autre pensée de la bombe, et de l'aérographe. C'est vraiment très intéressant. Mais j'ai continué longtemps, je continue encore, a travailler avec. C’est très présent dans ma peinture et dans mes livres. En restant le plus éloigné possible du monde du Street Art.
— (A.A.) Donc la, de ce recueil, il sera tiré ?… — (L.L.d.M.) Oh ! Qu'un exemplaire ! Tout ça est très expérimental. Ce sont des sortes de maquettes. — Donc, « celui-ci est un faux, numéroté de un à cent et annoté de A à R pour la famille ». — (L.L.d.M.) Oui, le même numéro est numéroté de un à cent, et annoté. C'est idiot. Ça me faisait rire. — (A.A.) Et ça ? — (L.L.d.M.) C'est une série de bouquins ; certains sont partis en ventes aux enchères. À l'époque on s'amusait à faire des ventes aux enchères dans notre bar préféré, à « l'Inconnu ». On se réunissait à dix ou quinze potes. Chacun faisait un livre objet, et on faisait une vente aux enchères. — (A.A.) Donc là, il y a encore le bleu, le jaune, le rouge… — (L.L.d.M.) Oui qui sont faites ici au Posca. Pourquoi au Posca ? Parce que des années avant ça, à Lorient, je faisais pas mal de peinture, et pendant ma dernière année là-bas, le magasin où j'allais acheter mes livres… J'avais des rapports très bons avec ma libraire, elle m'avait dit : « oui, on sait que vous dessinez, on a vu deux trois trucs, et ça vous dirait de venir faire une démonstration pour des nouveaux produits ? Il y a des nouveaux feutres qui ont été inventés et qui vont être présentés au magasin, ils cherchent des démonstrateurs. Vous serez payés en matériel ». Pourquoi pas, je suis fauché de toute façon. Ça va me faire découvrir les Posca. Donc je passerai une journée entière à les essayer, en public, avec un copain l'époque, Ronan Sinquin, et on sera payés avec trois boîtes de Posca. C'était quand même du matériel très cher. C'est plutôt intéressant. Quand on appuie dessus un peu trop longtemps, on peut obtenir des taches et les entraîner avec la pointe. C'est assez gras. — (A.A.) Oui, ça attaque vraiment la surface, ça laisse de la matière. — (L.L.d.M.) Voilà. Selon les papiers, ça peut même arracher — (A.A.) Oui. C'est tôt, hein ? 88… — (L.L.d.M.) Non, c'est beaucoup plus tôt que ça, cette histoire de Posca. Le moment où on aura fait des démonstrations à Lorient, c'était autour de 84, quelque chose comme ça. Donc, du coup, d’une certaine manière, j'ai pu utiliser mes premiers Posca avant qu'il ne soient vraiment disponibles dans le commerce. C'était de la démo. Pour voir si ça attirait le public. Et puis ça a très bien marché. — (A.A.) Tu retouches même les tranches… Parce que là il y a… — (L.L.d.M.) Ah oui, la tranche a été noircie. Je pense que c'est un gag, sur le livre doré à la tranche. C'est un livre cold wave, quoi ! — (A.A.) Tout y est, là ! On a de la géo, on a du lettrage on a du décoratif, on a des motifs… — (L.L.d.M.) Il y a beaucoup de chichis tout de même… il y a beaucoup trop de chichis ! — (A.A.) Oui, mais c'est bien ! Visiblement, il fallait en mettre beaucoup ! — (L.L.d.M.) Oui, je ne sais apparemment pas trop m'arrêter. Je ne sais pas où arrêter le processus. — (A.A.) Du coup ça a vraiment tenu. Parce que les Posca, c'était quoi l'époque ? Ça brille énormément. — (L.L.d.M.) C'était déjà la même chose, une peinture. C’est étonnant qu’à ce point on voit que c'est tenace et ça ne perd pas ses couleurs. Trente ans après. Elles n'ont pas du tout bougé. — (A.A.) Donc ça, c'est les trois livres objet. — (L.L.d.M.) Non, ça c'est ce qui me reste. Ceux qui ne sont pas partis. Il y en avait un, énorme, qui avait été réalisé avec des plaques de verre. Et entre chaque plaque de verre, il y avait des silhouettes découpées sur papier, dessinées à la craie colorée. C'était énorme, et très lourd. Bon, là, on va arriver maintenant dans les années 90. Avec pas mal de trucs différents. Dans les années quatre-vingt-dix, on décide de monter un festival d'art contemporain… Alors, l'expression « art contemporain », à cette époque — (A.A.) Tu es toujours à l'université, à Rennes ? — (L.L.d.M.) Oui. — (A.A.) Tu vas faire tout ton cursus là-bas ? Ou alors — (L.L.d.M.) Non, pas du tout. Je ne vais pratiquement plus à l'université, même si j'y suis inscrit, dès la deuxième année. Mais même après, lorsque je n'y suis plus inscrit, je continue à voir mes potes, et on fait des choses ensemble. Je ne suis pas capable de dire combien de temps je suis allé à l'université parce qu'en fait je n’y suis vraiment pas allé beaucoup. Ça ne m'intéressait pas du tout, j'étais juste là avec les copains. À part les cours avec Le Guennec (ndlr : théoricien de la médiation, fondée par Jean Gagnepain, théorie socle d’A.A.), il n'y avait rien qui m'intéressait. C'était la seule chose qui m'intéressait. Tout le reste me faisait chier. Il n'y a que la théorie de la médiation, dans cette discipline arts plastiques, où il y avait ce gars qui avait l'air de chercher des choses. Tous les autres étaient des branleurs qui ne foutaient rien. Qui ne cherchaient rien. Ils ne pouvaient pas m'intéresser puisqu'ils ne cherchaient rien. Il ressassaient leurs bibliographies. Il y avait juste ce Le Guennec, que personne ne comprenait, qui avait l'air d'être pris d'une sorte de Tourette théorique. Je trouvais ça passionnant. Il était drôle, en plus. — (A.A.) Donc, vous décidez en 90, le 23 juin 90, d'organiser une rencontre pour la création contemporaine européenne… « action sur Rennes, entre le 5 mars et le 23 juin 1990 » — (L.L.d.M.) Oui. Garde bien en tête le fait que l'expression « art contemporain » n'a pas du tout le même écho, la même réception publique, à ce moment-là, qu'aujourd'hui. Il n'y a aucune espèce d'honorabilité à défendre l'art contemporain, c'est plutôt pris comme une lubie de snobs parisiens et aucun politique ne semblait prêt à miser un centime sur l'avenir de ça. Ce que tu entres les mains, c'est le catalogue que nous avons réalisé pour ça. Comme tu vois, il est boulonné. Boulonné, ajouré, troué. Là, en terme de technicité on a vraiment été très artisanal ! On ne peut pas faire plus bordélique… C'est évidemment horrible dans une bibliothèque, ça ne rentre pas.
— (A.A.) Et puis il faut forcer, pour la couverture. — (L.L.d.M.) Oui, vraiment. — (A.A.) Donc ça, c'est ce que vous présentez — (L.L.d.M.) Pour trouver du pognon, pour trouver des partenaires, pour trouver des gens capables de nous soutenir pour avoir une grande salle etc. C'est pas gagné. — Donc ça, c'est la maquette commerciale ? — (Rires) (L.L.d.M.) Oui. — (A.A.) T'as jamais fait de commerce après, donc, du coup ? — (L.L.d.M.) Non. Mais ça marche. Parce que l'objet est tellement bizarre, et parce que personne n’est vraiment très convaincu de l'intérêt de l'art contemporain… En tout cas, on ne voit pas vraiment de quoi on parle… En plus, on est avant 1992 : alors, on met beaucoup en avant l'idée que l'Europe arrive — on est des menteurs, comme des arracheurs de dents, parce qu'en fait on s'en fout complètement évidemment — et on sait que ça va être un argument massue, on dit… (ndlr :A.A. manipule l’objet) cette étiquette est collée là parce que j'en foutais partout à cette époque-là, des étiquettes… J'étais très attiré par la bureaucratie et son matériel, ses tampons, etc.… Donc, on dit, pour trouver un peu d'argent : « voilà, nous on va à fond sur l’Europe… ». On met ça en avant, la communauté européenne, pour trouver du pognon et on dit : « voilà, on va aller chercher des œuvres, des jeunes peintres, les jeunes artistes européens d'avant-garde dans toute l'Europe. » Ce qu'on est vraiment décidés à faire, par ailleurs. Parce que l'un d'entre nous a une voiture. Ce qui nous paraît suffisant. — (A.A.) Ça n'a pas beaucoup de rapport mais en tout cas, j'ai un petit bout du mur de Berlin chez moi, et c'est exactement le même étiquetage… — (L.L.d.M.) Ah oui ? — (A.A.) Oui le même mode d'authentification, la même manière… — (L.L.d.M.) Ça ne vient pas de rien. L'influence de Joseph Beuys est très prégnante sur nous. — (A.A.) Donc là il y a du plastique transparent. Et le sommaire est aussi attaqué. C'est comme des intercalaires, en fait. On cherche le titre on va à la page. — (L.L.d.M.) Exactement. — (A.A.) C'est le principe du répertoire. Donc la, il y a de la photo… Tout est collé, c'est intégré. — (L.L.d.M.) Oui. On a déjà trouvé l'endroit pour l’expo. C'est tout ce qu'on a pour l'instant. — (A.A.) Vous avez le lieu d'exposition avant d'avoir les œuvres ? — (L.L.d.M.) Oui. On a trouvé un lieu incroyable en plein centre de Rennes, c'est 600 m² au-dessus d'un supermarché, une sorte d'entrepôt incroyable. On peut déjà restaurer cet endroit et le peindre, ce budget là on l'a. Du moins, on le croit : on ne se rend pas compte que peindre un local de 600 m², c'est déjà beaucoup d'argent. Si on doit monter des cloisons… le budget est déjà prévu en partie. Et comme il ne va pas arrêter de fondre, ça va beaucoup accélérer le côté expérimental de certaines pratiques. Sur le catalogue par exemple. Comme on n'est pas trop manches, on peut trouver déjà sur la couverture une gravure sur bois… Et mon tampon copie. Ça donne un côté un peu allemand à tout ça. Tout est comme ça, c'est vraiment de la grosse récup'.
— (A.A.) Ah, il y a un échéancier ! Il y a une présentation… Une espèce de programmation supposée… Des activités… Du cinéma polonais pour rappeler l'Europe. — (L.L.d.M.) Les campagnes sont déjà faites. Elles sont faites par Patrice Dumas. Qui fait toujours de la pub, lui. Il est passé à RSCG, et puis après je n'ai pas suivi. Je crois qu'il a sa propre boîte. — (A.A.) « Contrairement à ce que vous pensez, le premier tableau n'est pas du tout l'inverse du second »… le premier est un Malevitch, c'est le carré blanc sur fond blanc… et le deuxième est un Soulage. Noir. — (L.L.d.M.) Oui c'est une des quatre ou cinq affiches de la campagne. Parce que la position sociale de l’art contemporain, en 1990, n'est pas du tout du tout la même que celle d'aujourd'hui. Ça veut le devenir, mais nous ne le savons pas encore. Nous ne savons pas du tout que nous sommes les instruments de quelque chose de plus puissant que nous, qui travaille déjà en souterrain. Celui la gentrification culturelle. On ne peut pas le savoir. Nous, on a encore en tête la Villa Arson, à Nice. On se dit qu’on va faire pareil à Rennes, on est les pionniers ! On va défendre une forme d'art que tout le monde méprise — ce qui était vraiment le cas, au quotidien — on va à l'avant-poste de tout ça. Et en fait, on ne sait pas qu'on est les éclaireurs d'une certaine destruction — (A.A.) C'est hyper touchant, parce que là on est encore, malgré l'économie de moyens et tout ça, devant quelque chose de très… On avait regardé ces vidéos… Comment ça s'appelait, ces vidéos où tu fais tout toi-même quand tu es enfant ? Il y a un côté, c'est abouti… C'est ambitieux… Mais dans les faits, c'est très simple. C'est du do it yourself… — (L.L.d.M.) Oui, complètement. Et évidemment. Le massicot, sur ce type de carton, ça ne coupe pas bien. Donc c'est sale. On doit faire au cutter. Et on rencontre tous ces problèmes. On a des idées en tête, mais pas vraiment les moyens de les réaliser. Tout ça n'est pas très bien ajusté. En fait, tout couille. Si on regarde de près, il n'y a pas un truc de bien fait. Les plastiques sont mal collés, on n'a pas anticipé qu'on verrait la colle à travers le plastique, au lieu de faire deux épaisseurs de papier. On n'a pas honte de proposer ça, mais c'est clairement amateur. — (A.A.) Ben, c'est hyper touchant. Je pense que ça fait partie du procédé… Vous organisez une réception, vous distribuez ça… Et ça se fait ? Ça marche ? Ça fonctionne ? Vous l'organisez ? — (L.L.d.M.) Oui. Et il y a pas mal de monde qui vient. Ils sont curieux. Parce qu'ils ne voient pas du tout ce qu'on fait. Et il n'y a rien à Rennes du genre. Tout ça va déterminer pas mal de nos rapports. Il y aura une deuxième session. Moins européenne, parce que ça été un casse-tête à faire… — (A.A.) Vous êtes allés les chercher, les artistes européens ? — (L.L.d.M.) Ben, à un moment on a plus de sous du tout. Donc il a fallu que j'invente des œuvres… j'ai été cinq ou six artistes… J'ai été un espagnol, un polonais… Je leur ai créé une biographie, une œuvre. Il y avait un hollandais qui faisait des installations avec des matériaux de chantier répercutant les structures auxquelles ils avaient été volés. C'était une sorte de commentaire critique social, matérialiste. Il y avait un espagnol, un photographe visiblement très marqué par le blanchotisme et qui photographiait des béances artificielles provoquées par des miroirs.
— (A.A.) Donc à chaque fois, la spécificité d'un autre ; chose qui doit t’exciter encore aujourd'hui — (L.L.d.M.) Oui je fais encore beaucoup ça — (A.A.) Qui te permet d'intégrer une historicité qui n'est pas la tienne et de créer, d'essayer de produire quelque chose qui serait « réel », genre fait par un espagnol contemporain. Tu cherches à faire quelque chose qui pourrait être vrai, et donc du coup ça te permet d'élargir les productions, de les intégrer ou pas. Et puis surtout, de te dissocier. — (L.L.d.M.) Ça permet aussi d'autres trucs. La dissociation dont tu parles a un avantage… Des fois on veut essayer un petit truc, mais on ne veut pas que ça prenne trop de place dans ses propres expérimentations. Des fois, on est hors sujet à soi-même. On veut quand même le faire sérieusement, le truc. Mais il s'insère mal à tout le reste. Là, c'était l'opportunité de faire des expérimentations sans qu'elles viennent contaminer de façon trop importante, sans envahir mon travail. Je peux expérimenter des installations d'un certain type. C'est quand même moi qui travaille, j'aime ça, et d'un autre côté ce serait tellement incohérent avec tout le reste que ça nuirait à sa compréhension. À la compréhension de ce travail, et à la compréhension de tout le reste. Je ne saurais plus quoi en foutre, je me sentirais obligé de poursuivre au-delà du raisonnable une expérience que je suis content de ne mener qu'une fois. — (A.A.) C'est un principe de légitimité ; c'est une forme de légitimation qui fait que ça te donne une vraie liberté de tout faire. Avec des droits de le faire. — (L.L.d.M.) Oui, ça crée de la cohérence là où il n’y en n'a pas. La photo, avant, je m'en n'avais rien à foutre à ce moment-là. Et, par ailleurs, je n'en aurai même jamais rien à foutre par la suite. Mais j'ai quand même envie d'essayer quelque chose avec ça. Ça m'intéresse de voir ce qui se produit dans une prise de vue et un développement… La distance entre une idée photographique et une photographie. — (A.A.) Ce qui paraît intéressant dans ce que tu dis aussi c'est que cette dissociation là, tu ne la fais pas par rapport à la cohérence de ta production extérieurement, tu la fais par rapport à ton propre regard. Par rapport à comment tu t'auto obliges à aller au bout des choses. Du coup tu te débrouilles pour être en lutte contre toi. — (L.L.d.M.) C'est toujours le cas aujourd'hui. Produire des cadres d'obligations, d'une manière ou d'une autre. Ensuite, on passe à l'idée d'autoproduction… On va vers les années 90… Et ça va être le premier livre produit par ce que je vais appeler les éditions K de Mars — (A.A.) Là, on change — (L.L.d.M.) Oui, ce n'est plus BJR. Mais il y a des livres qui couplent BJR et K' de Mars. — (A.A.) Tu as vu le niveau de dissociation ! Tu te dissocies toi-même, par rapport au pseudonyme, et après tu te dissocies parmi des noms de maisons d'édition fictives. — (L.L.d.M.) Bah, il y a aussi quelques zones sentimentales, là-dedans… parce que le K, c'est celui de Klaud, ma compagne. Et là, ça passait à autre chose. On est dans les années 90, c'est pas vraiment le premier… Le premier c'est un petit livre, c'est ça. J'ai complètement mal rangé. C'est con parce que le calque ça morfle… — (A.A.) Donc là, on a une inversion logique, parce que la couverture est en calque, le papier fragile, le papier fort est dessous. — (L.L.d.M.) Oui, je viens de bousiller mon exemplaire… En le manipulant… Bon, tant pis.
— (A.A.) Là on voit apparaître quelque chose du numérique… — (L.L.d.M.) Oui, mais il y a quelque chose qui a un peu bougé : c'est que nous savons que les copieurs Minolta disposent d'un tambour coloré. Je l'ai appris parce qu'il y a une boutique où je vais régulièrement faire mes copies qui dispose de ce type de copieurs. Et ils ont des tambours d'un toner coloré. Ce n'est pas de la riso, mais ça s'en rapproche. C'est un photocopieur, et il y a... cinq couleurs, je crois ; il y a du sépia, du bleu, du jaune du vert, du rouge, en plus de noir. Ah ! Non, il y a aussi une sixième, que j'ai beaucoup utilisé, il y a du blanc, dont je ferai beaucoup d'usage par la suite. — (A.A.) Donc, du coup, c'est la première fois que, à l'impression, du moins avec une production mécanique, la couleur rentre dans ton travail — (L.L.d.M.) Oui. — (A.A.) Avant, c'étaient que les outils classiques, en fait ; les opérations classiques des arts plastiques, manuelles. — (L.L.d.M.) Là, c'est l'impression qui décide aussi de la couleur. Et la disponibilité technique… En gros, dès que je découvre qu'un tambour existe, au bout de trois jours, il faut absolument qu'un livre existe. Il faut je fasse un truc avec du bleu… — (A.A.) C'est : « une nouvelle policière en actes », de L.L. de Mars… Donc, KDM, tu vas faire un truc avec cette possibilité… Ces cinq couleurs… Là, c'est bleu. — (L.L.d.M.) Oui, là, il y a juste le bleu. Après, j'utiliserai, tu verras, dans les autres publications, régulièrement, tout ce que je peux utiliser comme couleurs. — (A.A.) Et ça, c'est de l'image montée numériquement ? — (L.L.d.M.) C'est une image montée, effectivement, numériquement. J'ai fini par acquérir, comme Laurent Pinon, moi-même, un ordinateur. — (A.A.) Donc, ça y est on est dans les années 90. Tu as un ordinateur chez-toi. — (L.L.d.M.) J’ai un ordinateur, depuis 90, je crois. Grâce à un copain qui a fait l'intermédiaire pour moi auprès d'un vendeur d'Amiga… Ce qui fait que dans les années qui viennent, je vais aussi donner des cours d'informatique. Pour le plaisir, chez ce revendeur, une espèce de passionné de cette machine. — (A.A.) Donc là, on a encore une intervention minime, mais pas anodine sur cette page de titre qui est présenté de côté, sur un A6… Rupture, lecture. — (L.L.d.M.) Là, on a un travail matériel sur le texte. C'est un héritage. Je n'invente rien en fait. Je suis en train de lire — à ce moment-là on est dans le début des années quatre-vingt-dix, celui-là date de 1991, je crois — quand je pars à Angoulême, j'ai comme livre de chevet « Le livre » de Pierre Guyotat, que j'avais acheté à sa sortie. C'est un livre fondateur pour moi. — (A.A.) C'est lequel ? — (L.L.d.M.) « Le Livre ». C'est le titre. — (A.A.) Ah ? « Le livre » ? — (L.L.d.M.) Oui. — (A.A.) Je ne connais que « Éden, Éden, Éden ». — (L.L.d.M.) C'est écrit un peu après « Eden, Éden, Éden »… Je crois que c'est le livre de cette année-là, celle de mon départ. Je pars avec, c'est mon livre de chevet. Et toute mon orientation littéraire va aller vers là. « Tel quel »,, « Change » etc. Du coup, Maurice Roche est un des pôles d'orientation de ma propre écriture, de ma conception de l'imbrication entre image et texte comme continuité potentielle, même si aujourd'hui je n'accorderai pas beaucoup de crédit à cette hypothèse… Du moins à ce moment c'est le cas, au moins dans l'explosion de certaines pratiques d'écriture sur une seule page, et la cohabitation des temporalités qui agissent comme des opérateurs… — (A.A.) « Compact ». — (L.L.d.M.) Oui. Exactement. « Compact »; à cette époque, c'est un livre, par exemple, qu'on trouve pour rien. Il est partout dans les bouquineries. Parce que « 10|18 » l'a tiré, comme tant d'autres choses des avant-gardes, et je l'achetais par paquets de quatre ou cinq que je distribuais autour de moi. — (A.A.) Donc là, on est sur du montage numérique. — (L.L.d.M.) Oui, je joue avec plein de trucs en même temps. Ça, par exemple, ce sont des photos de mes installations. Ce sont des installations en pleine campagne, que j'ai faites peu de temps auparavant, et qui ont été photographiées et ici remontées à l'intérieur d'une page numérique. Il faut bien se mettre en tête, que c'est du matériel extrêmement rudimentaire. Même si l'essentiel y est déjà, les logiciels qui permettent de combiner des images sont très frustres.
— (A.A.) Avec une anonymisation des textes… Toujours bureaucratique… Donc on rentre dans des questions d'identité, d'ailleurs : ça, ce sont des fiches d'identification de cadavres… Du légiste… — (L.L.d.M.) Oui… En couverture, un montage de bois gravés qui accompagnent les textes d’André Vésale… L'anatomie, la chirurgie, c’était pour moi depuis longtemps des préoccupations, des objets d'écriture plus encore que des images. Là, on voit clairement l'influence marquante de Roche. À cette époque. Même si le texte, lui, pas du tout. Le texte est définitivement non rochien… c'est, en quelque sorte, ma première publication littéraire. Pensée, pourtant, comme un fanzine. C'est-à-dire — ça peut paraître con, ce que je veux dire — mais clairement, le fanzinat et la littérature, ce ne sont pas des milieux qui cohabitent avec évidence. Ce sont d'autres idées de la publication. Le fanzine, comme forme, et sans doute comme idée même, c'est un truc de graphistes et de musiciens. L'idée de créer un fanzinat littéraire me paraît extrêmement excitante. — (A.A.) Je suppose que, à l'époque, la littérature c'est quelque chose de très noble. Qui nécessite un livre. Qui est bien édité. Et c'est incompatible avec le fanzine. — (L.L.d.M.) Oui, même la revue littéraire, elle doit apporter des garanties de noblesse. C'est-à-dire d'un certain signe perceptible du sérieux. Sur lequel il y aurait beaucoup à dire évidemment ! Et puis, il y a… Il y a un circuit. Celui qui fait que la revue littéraire ou la petite publication elle est complètement assistée. Il n'y a pas de problème, si tu veux, pour faire ça. Même un amateur, dans le milieu littéraire, il aura dix sous de l’état pour sa revue. Donc pourquoi se faire chier à faire des fanzines ? Mais tout ce que ça laisse de côté, c'est la forme. C'est pour ça que ça n'est pas si ridicule pour moi... — (A.A.) Donc là, c'est «Mo ti ma »… toujours aux éditions K de Mars. Toujours avec une couverture calque. Ici, un petit format carré. Avec une impression sépia.
— (L.L.d.M.) Oui, sépia sur sépia. Voilà. Ça, c'est un poème de 91, celui-là est daté. — (A.A.) Ah ! Là, on a un foliotage… Il est déjà là. Qui est donc déjà là depuis le début, qui ne partira jamais. — (L.L.d.M.) Oui, petit à petit, les publications seront de plus en plus marquées par le folio comme topos plastique. Il prendra une place souvent assez folle. En face des pages, ici, une séquence de frigos ouverts ; ça, sans doute, aussi, comme cohabitation poétique c'était probablement étonnant. J'imagine. Et quand le texte a été publié deux ans après dans « Txt », il l'a été avec ces réfrigérateurs. D'une certaine façon, c'est cette pénétration d'une vieille revue historique de poésie par ce qui est, vraiment, une bande dessinée, qui me stimule dans cette publication. C'est un premier pas dans cette direction pour moi. C'est vraiment important. — (A.A.) Et c'était un pas conscient ? — (L.L.d.M.) Je dirais oui. Évidemment, c'est très peu formulé. Parce que c'est une obsession, déjà, le décloisonnement épistémique. — (A.A.) Oui, comme ce qu'on a vu tout à l'heure ; le truc de poser de la bombe, sur un papier très noble, des matériaux très nobles. — (L.L.d.M.) Oui, à la même époque, j'ai fait une série d'acryliques sur des papiers excessivement coûteux. Je les ai bousillés avec des acryliques de médiocre qualité, du Ripolin. — (A.A.) C'est un peu ce que tu as fait dans « Bleu » ; ça atteint son paroxysme avec « Bleu ». — (L.L.d.M.) Oui. — (A.A.) « Bleu », c'est chercher l'antinomie totale du support à la technique. De la rencontre de deux choses qui ne devraient pas se rencontrer. Et qui ne veulent pas se rencontrer, mais ça fait quatre mois de travail où tu te prends la tête pour produire cette rencontre. Bon, ça c'est la suite…
— (L.L.d.M.) Oui, là je publie mon pote Martial. C'est toujours lui, mon vieux pote du lycée. Je commence à publier des autres. Il y en a plusieurs où je publierai d’autres gens. — (A.A.) Alors du coup, ça change. Ce n'est plus sur ton travail, mais dans un travail collectif parmi lesquels tu es… Et tu vas aller chercher les autres pour produire leur travail... — (L.L.d.M.) Il y a une raison à ça, en fait. Elle est pas vraiment liée au livre lui-même. Elle est liée, plutôt, à cette chose-là (Il sort un exemplaire de « la Parole Vaine »). Qui cohabite, en fait. Si les livres commencent à voir le jour, c'est parce qu'on vient de monter une revue littéraire. On vient de monter « la Parole Vaine ». On la monte en 1994. Ou 1993, fin 1993. Je ne sais plus. Là, je n'ai entre les mains que le 4 et le 10, mais il y aura treize numéros. Ce qui se passe, ici c'est que j'utilise le beau blanc de l'appareil Minolta, ce magnifique passage blanc, que tu vois, — un passage blanc, un passage noir — sur un papier gris, comme on le ferait d’un rehaut. — (A.A.) C'est superbe… C'est vraiment superbe… — (L.L.d.M.) Ça fait un effet très délicat. J'ai découvert cet effet de superposition en faisant celui-là. « Courbes ». Ça c'est une première version, et il y aura un retirage plus tard. C'était encore autre chose, et là on le voit pas très bien, mais c'est noir sur noir. Ça joue uniquement sur le brillant et le mat. Là j'ai imprimé en noir sur noir, mais tu vois, ça a presque disparu. — (A.A.) Mais on le voit, là. — (L.L.d.M.) On le voit un peu ? Là, en tout cas tu avais un passage complètement noir, par-dessus ce passage blanc. C'était la première version de « Courbes ». Je suis un peu déçu que ça ait complètement disparu. — (A.A.) C'est « Obscurcité », déjà (ndlr : livre publié en noir sur noir, de Loïc Largier, par les éditions Adverse). Ici, c'est illustré par L.L.d.M. Pinon ; donc j'imagine, des images numériques. — (L.L.d.M.) Oui, à l'intérieur des images numériques. Ce passage blanc, je l'utilise pour la première fois dans le « Courbes ». Noir et blanc. Sur du papier gris pour le retirage, qui va devenir la matrice plastique de « la Parole Vaine ». Je commencerai à publier les copains quand on aura fait « la Parole Vaine » et qu'on commencera à avoir des… Comment dire ? Quand on aura l'impression de produire quelque chose d'un peu… D'un peu sérieux. Ça mérite peut-être que de temps en temps, on s'arrête sur un des textes… parce qu'on est un peu frustrés du format de la revue. Ce sont des récits un peu courts, même si, on y va, hein ! On sature les pages de « la Parole Vaine » au maximum. On ne les escroque pas, les lecteurs ! C'est corps 8 partout sur du A4… Sur du triple colonage ! On exagère un peu. — (A.A.) Oui, et puis c'est costaud. Il y a cinquante pages, quand même… Enfin, quarante-huit. Avec des pubs ! — (L.L.d.M.) Oui, il y a une page des pubs des libraires, pour avoir un peu de sous pour le tirage. On a ici les libraires et les disquaires qu'on aime bien. Ça nous fait un peu d'argent en plus pour payer le papier. Et dans les premiers numéros de « la Parole Vaine » on ,n’a pas encore Identic. Identic n'est pas encore là. Dans l'équipe, il y a Gaétan Alain, qui va peu écrire, qui va nous dire : « vous savez, il existe ça » et il nous parle de Identic, de Jésus (ndlr : patron des reprographies Identic), il dit : « ça a l'air vraiment intéressant, le mec est cool ». Comme je suis un gros con, je n'écoute rien. J'ai mes habitudes, et tout. Mais il vient un jour avec une publication, je trouve ça vraiment joli, les noirs sont plus beaux. Il me donne les prix, je me dis « ah oui, quand même… c'est vachement plus intéressant » et il me dit qu'en plus, il plie et il agrafe. « Non ?! » Parce que, ce que tu ne sais pas, c'est que pour faire « la Parole Vaine », déjà, on continue à maquetter avec des ciseaux et de la colle. Parce que nous n'avons pas de logiciel de PAO sur les Amiga. Certes, c’est fait sur les ordis, certes c'est fait avec un traitement de texte un peu amélioré. Mais tous les titres que tu vois là, les foliotages, les tirets de décoration, c'est encore des choses faites à la main... Avec des crayons, et du Letraset. C'est vraiment des trucs manuels. Déjà, il faut faire un chemin de fer super casse-couilles, il faut monter les impositions, tu vois, les pages quatre à quatre, le cahier 1/2/47/48, le cahier 3/4/45/46 etc., tous les cahiers, avec les pages tirées sur papier et scotchées entre elles pour faire les matrices qu'on posera sur la vitre du photocopieur. Il faut déjà monter tout ça avec une vision très claire de ce que l'on va faire. C'est très facile pour un fanzine de douze pages, ça devient vite cauchemardesque avec quarante-huit. Et puis surtout, on fait 250 exemplaires, que l'on plie tous, et on les agrafe tous, à la main. On a des grandes soirées, et on est là à dix autour de la table, à plier des A3 et à les agrafer. J'ai trouvé, au moins, une solution pour les agrafer sans disposer d'agrafeuse à bras. J'imagine que d'autres y ont pensé avant moi, mais en tout cas, c'est de cette façon que nous faisons : avec une agrafeuse de chantier qui peut traverser tous les cahiers, tu vois, on peut agrafer sur un support mou, un carton plume ou autre chose, avec une grosse agrafeuse de bureau ou une agrafeuse de chantier et l'agrafe reste ouverte. Il n'y aura plus, ensuite, qu'à replier l'agrafe à l'intérieur des cahiers avec un stylo à bille ou une baguette chinoise en plastique. — (A.A.) Ah oui, je vois : ouvrir l'agrafeuse pour agrafer à plat. — (L.L.d.M.) Oui, exactement. On ouvre à plat l'agrafeuse de bureau. — (A.A.) Donc, tu as détruit les pouces de tous tes potes. — (L.L.d.M.) Oui, surtout les miens, parce que je voulais donner le tempo et que j'en faisais des tonnes. — (A.A.) Le leader ! — (L.L.d.M.) Oui. « Follow the leader » (ndlr : morceau de Eric B. & Rakim). Et en plus, pour des raisons aberrantes, on faisait quatre points d'agrafage. Il n'y en a pas besoin, évidemment. Deux ou trois auraient suffi. Et on fait nos 250 exemplaires… — (A.A.) Numérotés — (L.L.d.M.) Oui… Je ne sais pas pourquoi on les numérote… C'est vendu très bon marché. C'est vingt francs (ndlr : trois euros). C'est très peu pour un Magazine littéraire, et même pour n'importe quelle publication de cette épaisseur. Quarante-huit pages en A4, c'est rien du tout. Mais c'est aussi un choix politique. — (A.A.) Et ça ? — (L.L.d.M.) Ça, c'est les hors séries. Y’en aura plusieurs. Ça, c'est « Courbes », le trois ou quatrième,. Daté de 1997.… Il y avait eu un tirage avant… Avec d'autres couleurs…
— (A.A.) Et un dépôt légal — (L.L.d.M.) Ah? Bin non, il n'y a jamais eu de dépôt légal... — (A.A.) Donc, j'imagine que vous avez été un peu cohérents ? — (L.L.d.M.) À mon avis, on a été faucher ça dans un autre bouquin, et on l'a mis au pif. C'est utile pour payer moins cher le tirage. Et puis ça faisait plus vrai. Ceci dit, pour « la Parole Vaine », je ne sais plus… Peut-être qu'il y avait un vrai ISSN. Rozenn (ndlr : Rozenn Eon, autrice, alors compagne de L.L. de Mars), qui était beaucoup plus assidue aux détails techniques et qui s'occupait de donner à tout ça un semblant de bureaucratie conforme, elle a peut-être… Elle s'était peut-être fait chier à écrire pour qu'on ait un cadre légal… Mais pour les livres, les hors séries, il n'y a jamais eu de véritable ISBN. Bon, tout ça commence à vieillir, les détails se perdent. Mais, d'une façon générale, la légalité a toujours été le cadet de mes soucis. Là (ndlr : montrant « Remède à la perte de Hô chi Minh »), on est toujours en copygraphie, et ce qu'il y a d'intéressant c'est que pour la première fois, il y a un souci de calage. — (A.A.) Oh, oui ! — (L.L.d.M.) C'est la première fois. Après, il y en aura d'autres. Il faut dire que c'est très imparfait, très imprécis comme technique. Ici, j'ai calé le passage vert avec le passage noir, pour le portrait d'Ho Chi Minh. C'est pour le « remède à la perte de Ho Chi Minh », de martial. Erstenes.
— (A.A.) C'est toi qui fais les couvertures ? — (L.L.d.M.) Oui, je fais toutes les couv’s. — (A.A.) La carte arrive. — (L.L.d.M.) Oui, la cartographie, elle est déjà là. Mais elle est déjà là dans mon travail plastique contemporain, en fait. Où elle n’est déjà plus une citation, mais une distorsion, des recompositions arbitraires de littoraux imaginaires, qui n'enferment rien. — (A.A.) Mais c'est la première fois dans ce que tu me montres, que ça ressort. — (L.L.d.M.) Oui, c'est vrai. — (A.A.) Ce sont des cartes, donc. — (L.L.d.M.) Oui, il y a les cartes, les timbres, et les tampons. — (A.A.) Et les corps… — (L.L.d.M.) Oui, et les corps disséqués... Les corps disséqués, tu sais, c'est un poncif. Un poncif de dessinateurs. C'est vraiment un gros lieu commun. — (A.A.) Oui, mais c'est quelque chose qui revient quand même. Peu importe que ce soit un lieu commun. — (L.L.d.M.) Il faut dire que c'est un peu particulier pour moi. Excuse-moi de rentrer dans la biographie détaillée, je veux pas en abuser, mais la, ça s'impose : mes premiers grands cahiers de dessins en couleurs, de trucs opiniâtres, c'est-à-dire raisonnés et méthodiques, ce sont les cahiers d'anatomie, de dissection, d'écorchés, que je dessinais entre le CM1 et le CM2. Je recopiais obsessionnellement les planches d'anatomie de l'encyclopédie familiale. J'apprenais par cœur le nom de tous les muscles de tous les os. Voilà. C’est un double lieu commun chez moi, d’histoire et d’historicité... — (A.A.) D'accord. Donc, voilà, avec « la Parole Vaine », tu commences à publier les copains... — (L.L.d.M.) Les fascicules des copains, oui, que j'appelle pompeusement des livres à l'époque. Mais bon, c'est des fascicules quoi… — (A.A.) Identic apparaît. Identic et Jésus. La couleur… Monocouche, je ne sais pas comment on dit. Qui va occuper toutes les couvertures à partir de « la Parole Vaine ». — (L.L.d.M.) Oui, souvent en deux passages. Là, tu vois c'est « Minnie et son nounours » de Stéphane Batsal. C'est un livre plus tardif, tu vois que « MMI » existe déjà. Le livre est plus conséquent, la forme est d'une certaine façon assez posée. Il ne me restait plus qu'un pas à franchir. C'était la PAO. C'est ce qui va tout changer, après. — (A.A.) OK. Donc ça, c'est le tien… — (L.L.d.M.) Ouais, « Fleurs », qui sera republié après ailleurs. Mais là, c'était la première publication… Le conte est lié au festival d’art contemporain « Acte », hein. Il y sera exposé pour les enfants, à hauteur d’enfants, dans un espace spécial. Beaucoup des bouquins que je vais publier au début chez d'autres éditeurs ont déjà connu une publication chez BJR ou K’DM, comme « Fleur », ou « La Gaya Scienza » qui sortira plus tard chez l'Œuf… Là c'est encore, tu vois, du foliotage avec du Letraset. Le tirage de la couverture a été fait à l'imprimante à aiguilles ; les illustrations également. Passons le cap « MMI », où ça va changer beaucoup. Comme son nom l'indique, c'est en 2001. Dans les années 90, vers la fin, il y a eu un grand moment de trou. Je vais faire beaucoup de choses. Beaucoup d'autres choses. Mais pas de micro publication. Et à la fin des années 90, j'ai quand même à nouveau envie de produire des publications. Je ne sais pas encore quoi faire. — (A.A.) Donc, ça, c'est le milieu des années quatre-vingt-dix, et tu abandonnes. — (L.L.d.M.) « La Parole Vaine » nous tient jusqu'en 1997, quand même. Après, pendant trois ou quatre ans, je ne fous plus grand-chose de ce genre. Pas de micro production. Et puis après, pour MMI, c'est la découverte de la PAO. Ça va changer beaucoup de choses. — (A.A.) C'est avant « Enculer » ? — (L.L.d.M.) Oui. C'est dans ce tout petit magazine que je vais faire mes premières expérimentations en PAO. Elle annoncera ce que sera ensuite « Enculer » et toutes mes autres publications. Je ne voyais plus grand chose qui bougeait, à ce moment-là, pour moi, dans ma possibilité de faire du fascicule ou du livre. J’étais un peu à l’étroit. Et là, la PAO, d'un coup, offrait des nouvelles perspectives. Je me suis dit : jusqu'où on peut aller avec ce truc ? Ça redevenait intéressant. La PAO, ce n'est plus seulement une pensée du diagramme horizontal, mais c'est la perspective de penser une certaine profondeur, de la transparence. Des agencements verticaux. Je vais passer le plus de temps possible sur la question du montage, c'est-à-dire celle qui ne concerne pas directement l'illustration, mais bien la combinaison des espaces, les modes de continuité entre eux. MMI c'est un truc qui sort tous les trois mois, c'est du roman-feuilletonné, composé à trois ou quatre amis : c'est une structure minimum. Il y a Christophe Petchanatz, qui aujourd'hui fait plutôt de la musique. Il y a Emmanuel Tugny, qui fait toutes sortes de choses. Et puis il y a Stéphane Batsal également très prolifique. Je m'occupe de toute la maquette, et ça devient un enjeu formel.
— (A.A.) Donc il y a des choses qui sont déjà là, en février 2004 pour le numéro 8, mais dès 2001 avec le premier numéro, qu'on retrouvera plus tard dans « Pré carré »… — (L.L.d.M.) Oui, là, c'est là que ça commence, que je constitue d'une certaine façon un répertoire d'action sur la page, et même parfois des matrices de composition qui me serviront souvent. Tu vois, les « N », par exemple ce sont des lettrines manuelles. Ce que je fais, c’est que j'utilise l'imprimante pour tirer la lettre à son échelle, sur une table lumineuse ; je la décalque ; je la redessine complètement avec des jeux de pochoirs, de matière, je la scanne et je la réintroduis comme lettrine. — (A.A.) Tu as un scanner ? — (L.L.d.M.) Oui, j'ai un scanner assez vite, une fois que je suis passé de l'Amiga au PC. J'avais eu un premier scanner à main, qui ne marchait pas très bien, avec l'Amiga. Mais on digitalisait plutôt avec la caméra. Avec une caméra vidéo. Pour les premières images numériques que tu as vues dans « Kitsch », par exemple, L.L.d.M. Pinon utilisait un énorme magnétoscope, une grosse boîte très lourde qu'il portait en bandoulière, sur laquelle était vissée une caméra vidéo en noir et blanc assez lourde également. Et c'était ça, si tu veux, le premier caméscope, c'était un encombrement terrible… Et avec ça, chez lui, on faisait des sets extrêmement longs — car tout prenait un temps infini — de digitalisation. On digitalisait tout ce qu'on pouvait trouver dans les livres, autour de nous, toutes sortes d'images, on les filmait. Et ensuite on découpait numériquement le résultat sur la palette graphique rudimentaire. Tout ce qui nous intéressait. Ça, c'était en quelque sorte notre premier scan. Après, on a fait ça avec un petit scan à main tout pourri, qui produisait des images monstrueuses au moindre tremblement. Et ensuite, rapidement, j'ai trouvé un scan pas cher de très bonne qualité, un Agfa. Il a été longtemps « mon » scan. J'adorais ce truc là. — (A.A.) Tu as varié les formats : « La Parole Vaine », c'était un format A4. Il y a les publications à part, c'était déjà autre chose. Et là, « MMI, » c'est un format qui tend vers le carré. — (L.L.d.M.) Aussi surprenant que ça paraisse, j'ai mis très longtemps avant de trouver odieux le A4… Je ne saute pas dessus tout de suite avec le cutter. Alors qu'aujourd'hui, ça me révulse. Ça ne me dérange pas à ce moment-là. Ça aurait dû, pourtant ! Le fait que ce soit bureaucratique semble ne pas me déranger. Alors que pour quiconque fait un peu de fanzinat, c'est évident, quoi ! A4, c'est hyper connoté bureautique. — (A.A.) Là, dans « MMI », s'installe une continuité avec « Pré Carré ». — (L.L.d.M.) Oui, il y a une suite logique « MMI » / « Enculer » / « Pré Carré ». C'est évident. Là, je fais mes premières armes. Je perçois tout ce que l'on peut imaginer pour aborder, sans la saborder, une maquette. Attends ! Il y avait tout de même eu une prémisse importante, en termes de pensée de l'illustration, pour le fait que, par exemple, dans « MMI », rien n'illustre jamais rien. Aucune image n'illustre le moindre texte. Ce ne sont que des choses hétérogènes, des cohabitations sans aucun rapport avec le texte. De ça j’ai fait la première expérience dans la publication des actes du colloque « Un artiste peut-il travailler avec l'institution ? Non. ». — (A.A.) Qu'on trouve sur le Terrier. — (L.L.d.M.) Ouais. Il y a eu une jolie publication de ça, en collaboration avec le centre d'art qu'on avait créé, et qui existe toujours à Rennes, « Le Bon Accueil ». C'était, en vérité, ça, ma première maquette. Et pas « MMI ». Désolé ! Le prototype. C'était très rudimentaire en termes d'organisation de la page, mais au moins l'idée que l'on puisse foutre en regard d'un texte n'importe quoi, et que ce soit toujours fécond, que se produise systématiquement du sens, que c'était même plus fécond que n'importe quelle illustration, elle est venue à ce moment-là. J'ai décidé d'en faire une méthode. — (A.A.) Et le recollement de ça ? La compilation de ces images ? Au pif ? — (L.L.d.M.) Au pif, beaucoup au pif. — (A.A.) « Je vais prendre une belle image qui soit digne de »… — (L.L.d.M.) En fait, pas vraiment. J'ai un premier appareil photo numérique assez tôt. Dès que c'est possible, dès que sont créés les premiers appareils. Comme je n'assume pas vraiment de faire de la photo, pour l'appareil numérique, au début, je prends un pseudonyme. J'invente un photographe numérique, qui va se faire foutre de sa gueule un peu partout sur les forums de photographies où il est très actif. Parce qu'il n'y a là-bas, évidemment, que des photographes argentiques qui méprisent complètement ce gadget, et lui, il arrive avec ses machins tout baveux de 400 pixels sur 640, et il dit « je suis photographe ». Il se fait répondre « dégage, connard ! »… Alors je fais de la photo, comme ça, pendant deux ou trois ans, et puis après, l'appareil photo numérique devient assez rapidement plus perfectionné et ça cesse de m'intéresser. Du coup, j'ai plein de banques de photos. Je les utilise pour faire des illustrations de textes, comme celui-là. — (A.A.) Qui n'auront jamais rien à voir avec le texte ? — (L.L.d.M.) Jamais. Il y aura neuf numéros de « MMI ». — Donc, « MMI », c'est 2001. Jusqu'à ? — (L.L.d.M.) Ben, je sais pas. C'est censé être trimestriel, mais tu sais… « la Parole Vaine », c'était treize numéros. — (A.A.) « Minnie et son nounours », c'est MMI aussi. On voit clairement ici la superposition du texte sur l'image. C'est discret, mais ça y va. — (L.L.d.M.) Oui. C'est des godasses, des peluches, c'est très fétichiste. Assez chargé. — (A.A.) Donc, après « MMI » ? — (L.L.d.M.) Donc, après « MMI », il y a quelques événements graphiques. Ah ! Il y a notamment celui-ci, en 2000 : c'est « a ». Là, c'est un recueil de dessins, parce que j'ai quand même très envie de m'y remettre, ça me manque. — (A.A.) « a », c'est sous-titré « une autobiographie en trente-six prises de vue ». C'est ambitieux.
— (L.L.d.M.) C'est une série de dessins. Le bouquin est dessiné, fabriqué, entre 1999 et 2000. J'ai vraiment en tête de faire un livre de dessins. Ça paraît aujourd'hui une banalité, parce que ça n'est pas si vieux, mais en fait, unanimement, alors que je cherche un éditeur, non seulement on me refuse le livre, ce que je peux comprendre évidemment, mais on me dit : personne ne publiera un livre de dessins. Ça n'intéresse absolument personne. — (A.A.) En 1999 ? — (L.L.d.M.) Oui. Que dire ? C’est dure de se remettre dans le contexte. Par exemple, je le montre à Willem. Il trouve ça chouette, on en parle assez longtemps. Il était passé à Rennes, au début des années 2000, pour un festival. Il me dit « oui, oui, c'est bien, mais tu ne vas pas trouver d’éditeur pour un livre de dessins. Qui va publier un livre de dessins ? ». J'avais dans ma bibliothèque des tas de livres de dessins, pourtant. Mais effectivement, c'étaient des livres des années soixante, soixante-dix. Le plus souvent, publiés parce qu'ils étaient ceux d'auteurs dont on aimait autre chose. Comptant sur la renommée de ces autres choses, pour passer un livre de plus. Je n'avais pas d'idée en tête, de tout ça. Puisqu'il existait une place pour le dessin dans de nombreux graphzines — « Le Dernier Cri » existe déjà depuis quelques année en 1999, hein — alors pourquoi pas des livres, chez des éditeurs ? Effectivement, mes dessins n'ayant aucun auteur dont la renommée se soit fondée sur autre chose pour être défendus, ils n'ont intéressé aucun éditeur. Je pense qu'ils n'ont été que constatés, comme dessins, et probablement pas regardés pour cette raison. Ou alors, comme une lubie. Assez risible. — (A.A.) Alors tu le fais. — (L.L.d.M.) Oui, je le fabrique. Bon, ce n'est pas très intéressant. Je trouve ça assez chargé, trop expressif. Aujourd'hui, ça m'agace. Donc, ça n'est pas plus mal qu'il n'ait pas été publié. Ça m'arrange un peu. Mais en terme de maquettes et de montage… Il y a un certain soin. Une pensée du regard qui va et qui vient du verso au recto en face… Tu vois, un soin de l'objet, du choix des papiers. Je veux me tenir à distance de tout effet graphzine post punk. Situer ça dans le livre comme signe. — (A.A.) C'est très propre. — (L.L.d.M.) C'est très simple, un désir de faire une maquette un petit peu puritaine probablement à cause de la violence des dessins. Tu vois, ça, c'est un truc de montage qui me servira pour d'autres bouquins par la suite. Le plus amusant dans cette histoire, le plus dérisoire sans doute, c'est qu'à peine un an ou deux ans après, l'explosion du dessin contemporain viendra contaminer le monde éditorial, notamment le monde éditorial toujours retardataire sur tout de la bande dessinée. Des livres de dessins, ça va devenir assez vite des banalités. Du coup, celui-là, je le fabrique au début 2000. — (A.A.) Et il n'y a pas encore de copyleft, à ce moment-là ? — (L.L.d.M.) Oui, je ne sais pas pourquoi. Il est même sous copyright… Des fois, je ne comprends pas moi-même ce que je fais… Qu'est-ce que je voulais dire ? — (A.A.) Et ça ? (elle tend « Comment Betty vint au discours ») — (L.L.d.M.) Ça, c'est un retour à la bande dessinée. Le retour à la bande dessinée, il passera aussi par la rencontre avec ce reprographe qui me suivra longtemps, jusqu'à aujourd'hui, dans plein d'aventure éditoriale, B.D. ou pas… Mais c'est surtout par « Chez Jérôme comix »… — (A.A.) Et là, on est en quelle année ? — (L.L.d.M.) Ben, justement, c'est contemporain , ou presque, de « Chez Jérôme comix ». Ça a été fait dans le cadre d'une résidence, peu de temps après le fanzine. La bande dessinée, c'est quelque chose que j'avais quasi complètement lâché, depuis « Kitsch ». Je ne faisais plus de B.D., à proprement parler. Une toute petite incursion pour un fanzine qui a peut duré, créé par Céline Guichard et Alain François, « Bonobo », m'y remettra un tout petit peu. Mais ce sera très éphémère, et ça nous ferait beaucoup dériver vers Internet si on commençait à parler de ça. C'était surtout une rencontre internautique, qui a été très féconde pour Internet. Disons plutôt que depuis « Kitsch », je ne fais plus de bande dessinée. — (A.A.) C'est-à-dire, quelle année ? — (L.L.d.M.) Le dernier numéro de « Kitsch », c'est… en 1989. — (A.A.) Donc, 1989. Et là on est en ? — (L.L.d.M.) Je crois que c'est quelque chose comme 2000, 2001, le premier numéro de « Chez Jérôme comix ». Peut-être plus tard. On en parle pendant l'entretien avec Sébastien. C’est plus sûr d’avoir les dates avec lui (ndlr: vérificatins faites, CJC est publié de 2000 à 2004) — (A.A.) Donc là, c'est une résidence ? — (L.L.d.M.) Oui, c'est une sorte de résidence faite dans la Creuse. Pour un tout petit festival vraiment chouette. « Budu festival ». — (A.A.) « Budu » ? — (L.L.d.M.) Oui, c'est un petit salon fait par l'association « Émile a une vache ». Et là-bas, il y avait de quoi faire de la sérigraphie. Donc j'en fais. Il y a là-bas un gars vraiment chouette, Manu, qui fais ça de façon très sauvage. Donc on fait ce petit livre. — (A.A.) Donc, une couverture, ici, avec deux passages
— (L.L.d.M.) Oui, quelque chose de très simple, noir et rouge. Il a été tiré à très peu d'exemplaires, une cinquantaine, un peu moins. J'expérimentais un truc pour la première fois : je fais le livre pour les gens du festival. C'est une chose à laquelle je reviendrai, avec « Pierre, feuille, ciseaux », ou encore à « Fumetti ». Faire des livres pour une communauté précise, une communauté de création. Fabriquer un objet exclusivement pour le cadre d'apparition sociale dans lequel il est né. Tous les membres de l'équipe, se voient remettre un bouquin. Ceux qui font la bouffe, qui montent les tentes etc… — (A.A.) Donc, la finalité est close. Le nombre d'exemplaires est déterminé. Et ce qui s'y passe, ça a une corrélation avec, ou pas du tout ? — (L.L.d.M.) Non, pour l'instant, non. — (A.A.) Il n'y a aucune évocation du lieu ? — (L.L.d.M.) Non. À « Pierre, feuille, ciseaux », ce sera le cas. — Mais dans ce cas, ce sera une contrainte, non ? — (L.L.d.M.) Non, la création du fanzine là-bas est une décision complètement personnelle. Disjointe des ateliers. Ici, j'expérimente juste la société du livre, en fait, celle qui l'entoure, qui entourent sa naissance. Le moment du livre, c'est une micro société particulière. — (A.A.) Idiomatiquement, le cercle de plus en plus fermé… Sur le livre… Sur le lieu dans lequel tu es… Et sur les gens avec qui tu es… — (L.L.d.M.) Oui, c'est l'idée. — (A.A.) Tu t'es arrêté, tu aurais pu prendre la terre qu'il y avait sur le sol, pour la faire. — (L.L.d.M.) Ça ne m’aurait, au fond, sans doute pas semblé si absurde : j'utilise déjà les forces de production locale. À chaque fois, je m'y plie techniquement. La localité décide de tout le dispositif. Je ne le force pas. Les caractéristiques plastiques du livre sont soumises aux conditions de réalisation sauvages que Manu impose à la sérigraphie — Il fait des sérigraphies verticales avec une espèce de cadre transportable, sur les murs qu'il rencontre, c'est un gars assez incroyable —, et à la qualité du photocopieur local, assez médiocre, qui force le choix d'un certain type de dessin . Qui est Manu, ce qu'il fait, la façon dont il le fait, est intégré au cadre problématique et poétique, finalement, du livre. — (A.A.) Il est l'environnement. — (L.L.d.M.) Oui. Le sel de la terre ! — (A.A.) Et le lieu, c'est le temps. Enfin, le fait que ce soit pour cette résidence, ça crée cette configuration du temps ; que ce soit Manu qui y travaille, toute sauvagerie gardée, marque la prise sur l'environnement ; je posais la question sur le lieu, mais… C'est déjà assez… C'est déjà normé. Et celui-là, il ressortira après, ce livre, « comment Betty vint au discours » ?. — (L.L.d.M.) Oui, il sortira chez Hoochie Coochie, ce sera le premier livre que Alexandre Balcaen fera avec moi, avant qu'il ne crée Adverse. — (A.A.) Ah oui, alors il est hyper symbolique, celui-là ! Parce que du coup, il marque vraiment ton retour. — (L.L.d.M.) Sans doute. Parce que ce livre est le seul dans lequel la théorie du langage meschonnicienne s'exprime très clairement. Lisiblement. Elle est le récit. Ce scénario est fondateur d'une partie de mon rapport au questionnement de la subjectivation par la poétique. Tu vois, c'est pas Guillaume d'Okham !, c'est plutôt Meschonnic. Autour de qui se noue une partie de mon amitié puissante avec Jean-François Savang. C'est un petit livre modeste, mais il est aussi central de plein d'autres choses. — (A.A.) Et ça ? — (L.L.d.M.) C'est une couverture que j'ai faite pour le numéro dix-huit de « Chez Jérôme ».
— (A.A.) Avec un sommaire, encore… — (L.L.d.M.) Alors là, moi, je n'ai aucun rapport avec ça, hein ! Moi je n'ai jamais fait la maquette. Ici, c’est juste la couverture. — (A.A.) Tu les rencontres souvent ? Genre Ronald Grandpey? — (L.L.d.M.) Oui. Mais pas à cause de la revue. C'est un peu le contraire. C'est parce que je les rencontre souvent dans la librairie de Jérôme, à Alphagraph, que je m'autorise à un certain moment d'envoyer des planches à « Chez Jérôme comix ». Je ne sais pas à partir de quel moment, à quel numéro je commence à apporter des planches. Peut-être le dixième. J'amène quelques trucs, des planches des dessins. Là, c'est la couv’ pour le 18, et j'en ferai quatre ou cinq, je crois, des couvertures. Au total je leur aurais filé pas mal de planches ; j'en aurais réalisé énormément pour le fanzine lui-même, évidemment, puisque j'avais arrêté dessiner des bandes dessinées. Ça me permet également de rencontrer pas mal de gens. Dont certains sont encore des proches. — (A.A.) Là, c'est Sébastien… — (L.L.d.M.) Oui, c'est déjà très bien, hein ! Là, c'est Jean Jean. Là, c'est une session de travail dessinée par Lenon, qui est plutôt pas mal sur les portraits. Moi je n'étais pas présent à ce moment-là, même si elle m'a figuré sur le dessin. Je suis le gars un peu désagréable qui fait les commentaires… — (A.A.) On va refaire l'histoire : mais si, il était là ! C'est marqué dans le numéro 18 ! — (L.L.d.M.) Ce qui est bien c'est que c’est super léger. La structure est extrêmement légère. On peut être désinvolte devant sa création. Le fait que je sois devenu nul par manque de pratique, que je sois piteux derrière mon crayon, que je ne vois plus trop ce que je pourrais encore faire en bandes dessinées… Là, ça ne pose pas trop de problème de réessayer. — (A.A.) Du coup, c'est assez paradoxal parce que c'est une autre porte de sortie que la dissociation d'identité. Tu vois ? Là, tu t'autorises. Tu impliques ton nom, il y a ton nom finalement. L.L. de Mars. À faire quelque chose, sans jugement personnel. Le format, la légèreté, peut-être le, la facilité aussi… Tu amènes des planches… Pas d'enjeu, pas de sélection… Pas de retour du jugement… Tout le monde se marre. C'est un territoire de confiance. Il y a zéro enjeu, en fait. Tu es là, c'est bien. Tu n'es pas là, c'est pas important. — (L.L.d.M.) Il y a des planches qui ont posé quelques problèmes quand même. Ce sont les seules dans l'histoire de « chez Jérôme comics » qui les ont mis mal à l'aise. Ce qui ne les a pas empêchés, après pas mal de réflexions, de les publier. Ce sont des planches qui avaient été expérimentées dans un jeu à quatre mains avec Marc Lizano,… Flashback : Marc Lizano, il faisait beaucoup de bandes dessinées quand j’en faisais plus, alors que j’en lisais plus non plus. Donc, au milieu des années quatre-vingt-dix, alors que je lisais zéro bande dessinée, lui, il me présentait l'Association… Les publications de l'Asso. En 1993, 94, quelque chose comme ça. « Ouais, il y a ça qui est sorti ! C'est l'Asso ! C'est super ! ». Je regarde ça un peu négligemment… Je trouve ça plutôt nul… Ça m'intéresse pas du tout mais son enthousiasme faisait plaisir à voir. Le mec est chouette. Il fait aussi des fanzines. On se voit pas mal. J'aime bien le voir, on parle de plein d'autres trucs. J'ai même des aventure éditoriales avec lui dans ses collectifs, comme « Sales gosses ! » et il y aura un petit bouquin qui sortira dans ses éditions « Oh, la vache ! ». Un truc que tu as déjà vu tout-à l’heure, « Fleurs ». Donc, avec lui, je fais des planches à quatre mains. Dans le milieu des années quatre-vingt-dix. Et à un moment de l'histoire de « Chez Jérôme comix », je retombe sur ses planches. Je les scinde. Je ne vais pas mettre la partie de Marc, parce que ce sont ses images, que je ne vais pas m'autoriser alors qu'il est loin, qu’il est parti à Paris je crois, qu’on n’a plus de contacts… — (A.A.) Ah, c'est un quatre mains vacances ! — (L.L.d.M.) Oui, ce sont des réponses case à case, et il n'y a que les réponses. Je regarde si ça tient debout. — (A.A.) C'est ton premier jeu en réponses, comme ce que tu feras plus tard avec Ju Hyun Choi. — (L.L.d.M.) Oui, si tu veux. D'ailleurs elle fait partie de l'équipe du zine. À l'époque, ce sont des gens qui se voient souvent avec l'équipe de Flbl. Ils sont très liés, ce sont des potes en fait. Les gens de Flbl sont par ailleurs liés à la création du petit Budu festival. C'est vraiment un tout petit petit monde. Donc, ces planches-là, je les recycle dans « Chez Jérôme comix » parce que, pour me remettre en selle, comme je n'ai presque plus rien, je recycle un peu au début. Une sorte d'état des lieux. Pour que je voie si ça tient encore le papier. Comment savoir, sinon ? La reproduction, ça crée ça. Ça réalise. — (A.A.) Du coup, c'est construit à la base comme un ping-pong ? Vous vous envoyez ça par la poste, j'imagine ? — (L.L.d.M.) Non, à l'époque de la création des pages Marc vivait encore à Rennes, alors on a fait ça sur place. — (A.A.) Donc ça crée un rythme, finalement. Et là, tu décides de retirer, un peu, je sais pas, comme les lettres à Milena de Kafka… on n’a qu'un côté, quoi. Et ça crée quelque chose assez étrange, ou… est-ce que ça se sent, ça ? — (L.L.d.M.) Non, pas du tout. Ce qui nous éclaire d'une façon générale sur le sens de l'ellipse ! De la subjectivation dans les ellipses. — (A.A.) Est-ce qu'il y a eu une vraie correspondance, ou pas ? — (L.L.d.M.) Oui, mais on ne sent pas du tout l'absence. C'est un récit hyper cru. Du moins ma partie. Avec un fist fucking d'une prothèse, un bras articulé. Un truc hyper noir, avec une tête pourrissante dans un aquarium. — (A.A.) C'est trash, mais ça crée quelque chose d'étrange… Comme quoi, je fais une digression, mais peu importe le montage, on s'en sort toujours. La question de suite et de manipulation, elle est fascinante parce qu'elle est auto productive. Même avec des recyclages. — (L.L.d.M.) J'ai une conversation, avec Sébastien ou Ronald, je ne sais plus, qui me dit que les planches ont quand même posé des problèmes. « Est-ce qu'on va vraiment publier ça ? ». Et on peut imaginer que le fait même que ça jaillisse comme interrogation, ça vient questionner évidemment toutes les règles sur lesquelles s’était fondé le fonctionnement. Puisque ça peut arriver, alors, est- ce qu'il ne faudrait pas réécrire les règles ? Je crois que contrairement à la plupart des gens, ils font réellement confiance à la notion de liberté d'expression, elle ne leur sert ni a s'exposer orgueilleusement en démocrates, ni à protéger leurs propres ordures. — (A.A.) Quel aurait été l'enjeu d'une censure ? Si c'est quelque chose qui est vendu à la librairie Alphagraph, du coup… À Rennes, puisque c'est vendu uniquement à Rennes. Qui est quand même un endroit où vous, vous vous retrouvez… Ce qui veut dire qu'il y a une sorte d'identité du visiteur, que c'est une librairie dont il connaît l'ouverture, qu'il la partage… Où vous vous connaissez… Et vous vous autocensureriez alors que vous diffusez le truc ? — (L.L.d.M.) Je ne me censure pas du tout, et je ne crois pas qu'ils l’aient fait. Je ne sais pas. Mais il y a juste eu une question, suspendue. Une petite pénétration de quelque chose de moral, complètement inattendu. Pas anticipé. Ce n'est que la première fois, et peut-être même la dernière, qu'il y a eu question. Parce que finalement, « Chez Jérôme comix » est tout de même une revue où tout le monde publie à peu près n'importe quoi. Mais je crois qu'ils n'avaient pas envisagé la morale ; uniquement l'autorité des savoir-faire, qui ne les intéressait pas, dont il voulait se débarrasser, en ne censurant aucune forme sous les prétextes éditoriaux habituels : dessin médiocre, scénario pas intéressant etc. — (A.A.) C'est-à-dire que c'est le moment où ça s'institutionnalise, et où c'est un peu sérieux ? — (L.L.d.M.) Je ne crois pas. Je pense juste que c'était un peu au-delà du supportable en terme de brutalité. Ce sont des gens doux, contrairement à moi. Ils sont authentiquement doux, ils n’ont pas besoin de se forcer pour être doux. Je suppose que cette violence ne les a pas mis à l'aise. — (A.A.) Oui, mais tu pourrais en avoir rien à foutre. — (L.L.d.M.) Moi, je n'en ai rien à foutre. Mais on ne choisit pas ce dont on a à foutre, ou pas, pas plus qu'on ne choisit ce qui vous fait mal ou pas. — (A.A.) Non, mais ce que je voudrais dire… Enfin, ce qui est bizarre, c'est que soit tu te concentres sur l'idée générale de construire quelque chose qui sera le plus hétérogène possible, donc du coup, ben, qu'il y ait une friction, une narration simple avec un dessin pas abouti, quelque chose qui se casse la gueule, qui est mal construit narrativement… Enfin, s'il y a quelque chose de très violent, peu importe… La construction, ben ça devrait être autant d'un côté que de l'autre, du plus doux au plus trash, une possibilité. La où moralement il y a un problème, où il se place, c'est plus étonnant. C'est comme un écart de jugement. — (L.L.d.M.) Oui, mais ce sont des vrais gens. Il y a donc des affects, juste une lisière des choses sensibles… Et ça m'a amené, du coup, à faire une exposition à Alphagraph, spéciale, sur ce sujet-là. Celui de l'interdit du regard à certaines institution de la forme. J'ai mis à l'épreuve la question de la cohabitation d'une violence discursive avec la violence — qu'on pourrait dire — « institutionnelle », c'est-à-dire la façon dont un dessin est considéré comme supportable ou pas en tant que forme dessinée même. C'est-à-dire, forme sociale dessinée. Je m'explique : j'ai fait une série de dessins qui pourraient être tout-à-fait des thèmes traités par le « Dernier cri » et toute une imagerie post punk, sans que ça fasse problème. Un fantasme d'adéquation. Et j'en ai fait des dessins académiques. J'ai fait, par exemple, un bébé pendu qui éjacule sur un chien. Un homme se masturbant sur la tête d'un bébé mort. Une sorte d’inventaire monstrueux. Des choses extrêmement académiquement posées. La violence était perçue, non pas tant devant l'objet de la scène, qu’en tant que cohabitation inexpérimentée socialement entre un académisme, pensé au service d'autres types de discursivité, et un expressionnisme post punk qui pourrait à peu près tout faire passer, n'importe quel sujet, sans que ça fasse problème. Grâce à une surexpressivité qui serait le cache-misère conventionnel d'une violence tout entière institutionnelle, calibrée, un rendez-vous de la violence. D'une certaine façon, dégoupillée. — (A.A.) De la même manière que si tu… Pour moi c'est le même exemple que… D'utiliser du roman photos pour faire de la bande dessinée. Ou, par exemple, d'imprimer sur du journal. Ou d'utiliser une feuille de comptabilité pour faire une bande dessinée. En gros il y a un déplacement sociologique. Qui soit le sujet d'objets à représenter… Enfin de représentations, ou d'objets, de supports. C'est juste un déplacement sociologique qui crée une friction, un révélateur à un moment donné du présupposé attaché à ce que tu vas représenter, comment tu le représentes, et où tu le représentes. — (L.L.d.M.) Bien sûr. Mais tu es consciente que, en termes de conséquences, c'est-à-dire d'engagement des affects, une bande dessinée sur une page compta ou un type qui se masturbe sur une tête de bébé mort, ça n'engage pas du tout les mêmes conséquences sociales, les mêmes comportements, et les mêmes curseurs de tolérance la situation. — (A.A.) Ah oui, mais moi je suis sûr un plan totalement... — (L.L.d.M.) Du coup, ce truc là, que Jérôme assumait moyennement dans sa librairie, on l'a placé sous des rideaux noirs qui étaient soulevés par les visiteurs pour aller voir les choses. Ce qui au final les impliquait assez bizarrement, au moins après le premier soulèvement. — (A.A.) C'est le principe de l'œil que l'on doit approcher, chez Duchamp… Tu sais, la position de voyeur total. Qu'ils avaient repris, d'ailleurs, au festival de Saint-Malo, pour l'exposition « Fluide glacial ». — (L.L.d.M.) C'est possible, oui. Je n'ai pas vu. Pourquoi est-ce que j'aurais été voir un truc pareil ? (Rires) — (A.A.) C'était au Palais du Grand Large, ils avaient construit ça avec un œil haut, justement, pour que les enfants ne puissent pas voir les pages « coquines »… Bon, du coup, il n'y a pas de trou, tout le monde peut voir, n'importe quel enfant peut tirer le rideau ? — (L.L.d.M.) Non, c'était assez haut. Un enfant n'aurait pas pu soulever. — (A.A.) Mais du coup, tu étais là pour constater ? — (L.L.d.M.) Oui oui, je suis retourné plusieurs fois à l'exposition. J'ai pris quelques photos de gens de passage. L'expo est restée un mois dans la librairie ; donc ça, c'était intéressant parce que ça faisait dialoguer « Chez Jérôme comix » avec l'endroit où on le vendait. Le problème momentané, mais qui a été vite réglé, c'était finalement juste une question surgissante. Mais ça m'a permis d'en tirer parti pour l'ouvrir à de nouvelles questions. Pour en faire un problème. — (A.A.) OK. Donc là, on va en arriver à « Enculer »
— (L.L.d.M.) « Enculer ». Oui… Mais là on peut faire vite, parce que ça ne fait que prolonger des choses déjà largement entamées, d'un point de vue technique, des problèmes déjà posés ailleurs… Sauf ce petit détail là : parce que dès l'instant où tu abaisses énormément les niveaux de gris, où tu les unifies en photocopie, derrière un écran de textes bien noirs, ça donne l'impression d'un passage couleur en plus, derrière, un passage de gris autonome. Ça marche à tous les coups cette sensation. C'est comme ça que j'ai construit la ligne plastique des couvertures de « Enculer ». Il n'y a pas de passage, juste de la photocopie sur un beau papier Rives linear, avec un plan de gris écrasé. J'en ai réduit au maximum les nuances, les contrastes, pour tenter une homogénéité de valeur. Et la sensation de velouté vient uniquement du papier. C'est lui qui imprime un caractère légèrement précieux au fond, signifiant socialement l'estampe. Un mirage. — (A.A.) C'est tout con, mais c'est génial. Là tu es clairement dans une réflexion de possibilités techniques, c'est-à-dire que tu cherches l'absence d'efficacité due à la technique. Tu vas faire un trompe-l'œil. C'est-à-dire que tu te joues de ce à quoi ça doit ressembler. Et plus que ça, plutôt que de faire un truc cracra, tu lui donnes un caractère précieux… Et ça t'amuse beaucoup. Ce qui est ton droit. Mais ça c'est des choses que l'on a retrouvées dans la couverture de « Pif » (ndlr : elle parle de l’album « sous les bombes sans la guerre », publié par Tanibis, dont le chien Pif est un motif récurrent), où tu fais des trous dans le vide. D'une inutilité comme ça… Ou, peut-être c'est quoi ? Oui : « Les chants de Maldoror »… Où il va y avoir des choses qui ne se voient pas. Des folies techniques qui n'ont aucun effet visuel. — (L.L.d.M.) Oui. C'était, par exemple, de faire des taches de 1,50 m de haut, sur 80 cm de large, qui vont finir à l'état de vignettes imperceptibles à l'arrière-plan d'une typographie. Mais je sais dans mon for intérieur, à ce moment-là, que je n'aurais pas ce type de coulée, cette gravité particulière de la goutte encrée, à une plus petite échelle. Comme une maquette de bateau qui ne convaincra personne devant la caméra. Je suis le seul à le savoir, à connaître ces taches, une fois qu’elles sont imprimées. Un petit peu comme Franquin qui s'obstinait si souvent à faire des aplats à la plume. Il sait très bien qu'une fois imprimée, personne n'en saura rien, mais il sait que c’est fondateur d'un certain type de mouvement. De son mouvement.
— (A.A.) Il faut que ce soit là. — (L.L.d.M.) Oui. et ça, c'est passionnant pour moi. — (A.A.) On est revenus à « Enculer ». — (L.L.d.M.) Oui, on est de retour à « Enculer ». Attends, regarde ça, toi qui aimes les manipulations complexes : il y a une partie du texte qui est imprimé dans un sens, et l'autre dans l'autre… Ce qui fait que tu lis le poème dans ce sens là, de ce côté-là du calque, grâce aux masses noires derrière lui qui le discriminent, qui l'isolent. Et là, la page deux, c'est la possibilité, en face, de lire dans la zone claire le reste du texte. On faut un saut en arrière dans le livre. Il va falloir faire une photographie, parce que c'est assez difficile à expliquer, à se représenter mentalement.
— (A.A.) En fait, il n'y a pas de page. Il n'y a pas de recto et de verso. Il y a une transparence de la page, qui est due au calque — car c'est imprimé sur du calque — que le recto et le verso sont déterminés par les pages précédentes et suivantes. C'est assez instinctif, en fait, comme mode de lecture. Il y a une impossibilité de lisibilité qui est due à la superposition des noirs ou au fait que ça devient très flou, où logiquement tu vas lire en tournant la feuille, par la simple et seule possibilité visuelle. Quelque chose de physique. — (L.L.d.M.) « Enculer », pour moi, ça va être proche d'un truc que j'avais déjà expérimenté dans « Chutes », que je n'ai pas là… Mais c'était un montage assez fou d'une expérimentation à dix auteurs, dans lequel le folio avait pris une place complètement dingue. Il en sera de même pour « Enculer ». Chaque récit, chaque nouvel ensemble de pages, est folioté différemment à travers tous les numéros. Là, on va pouvoir observer quelques foliotages propres à « Enculer ». — (A.A.) Là, c'est un foliotage qui est complètement en sortie de pages… Comment vous dites, déjà ? À machin perdu... — (L.L.d.M.) À bord perdu. Là, c'est du tamponnage… Mais il y a des choses beaucoup plus dingues, comme sur ces pages qui sont numérotées par une certaine quantité de grains de riz. Je comptais les grains de riz, ça faisait des petits paquets, et je les photographiais. Des choses un peu aberrantes, comme ça, il y en a énormément dans « Enculer ». D'autres, sont traités de façon beaucoup plus classique, mais ils se manœuvrent différemment : ici, ils sont ici couplés sur la même page, comme une sorte de micro index. Pour ma part, je m’étais dit que je ne ferais plus de maquettes de bouquins complexes comme ça… J'avais dit ça aux copains pour « Pré Carré », mais les derniers numéros j'ai fini par dévier un peu. Ça remonte comme une manie. Je voulais faire ça simplement, rudimentairement. Avec des feuilles de style, une bonne fois pour toute. Parce que dans « Enculer », j'étais allé si loin dans la manipulation des pages et des éléments qui les composent, que ça devenait à peu près n'importe quoi. Dans les derniers numéros, comme « Enculer poney »… Non, le pire, je crois, c'est « Enculer métaphysique ». Qui est à la limite du lisible. Chaque sommaire propose un nouveau mode de pénétration possible pour une revue. Ce sont des variations méthodiques de la lecture. — (A.A.) Là, on retrouve Bertoyas, déjà. « L'internationale mutique » ! Elle existait là-dedans avant de — (L.L.d.M.) En fait, Colas était déjà là dans « Chutes », notamment avec des planches de « l'Internationale mutique ». Dont il avait déjà fait des fanzines. C'est une des premières choses qu'il ait faites. — Pennequin... — (L.L.d.M.) Oui, il y a des gens qui sont là depuis un moment, dans mon entourage. Charles était déjà présent dans « la Parole Vaine ». Certains sont là jusque dans « Pré Carré », comme Jean-François. — (A.A.) C.de Trogoff.… — (L.L.d.M.) Oui. Elle est là. — (A.A.) Ronco. — (L.L.d.M.) Ouais. Qu’on retrouve dans le fanzine maison « Amici » dix ans après. — (A.A.) En fait, « Enculer » est une revue familiale ! — (L.L.d.M.) Ouais, complètement. Là, par exemple, tu vois Pierre-Marie Shwabe, avec lequel on a fabriqué quelques années plus tard « La langue slave II »… ici Antoine Hummel, avec qui j'espère bien trouver le temps un de ces quatre de faire un livre, temps que nous ne prenons pas et qui s'étire. Jean-François Savang… Jean-Luc Guionnet, avec qui se prépare un bouquin chez Adverse... — (A.A.) « Enculer », il y aura combien de numéros ? — (L.L.d.M.) Sept. — (A.A.) Vous l'amenez sur des festivals spéciaux ? De bandes dessinées ? — (L.L.d.M.) Non, on l'a amené dans des endroits plutôt consacrées à la littérature. On l'a amené au « Salon de la revue », à Paris. C'était assez drôle, d'ailleurs. On avait décidé de donner une tonalité assez joyeuse au stand. Parce que jouer à la marchande, c'est pas forcément un truc qu'on sait faire spontanément. Et puis notre revue, comme une pierre de handicap, avait un titre qui posait évidemment un certain nombre de problèmes. Forcément. — (A.A.) C'est une blague, quoi. — (L.L.d.M.) Disons vraiment, une pierre de handicap. Parce que créer une revue qui s'appelle « Enculer » quand tu as quinze ans, ça va, ça passe, c'est normal. Mais à quarante, c'est assez bizarre. Un peu embarrassant. Tu es censé avoir passé l’âge de ce genre de plaisanteries à la con. Surtout pour une revue dont le contenu, en fait, est extrêmement sérieux. Donc les amateurs du titre, ont détesté la revue. Et les amateurs potentiels de la revue, ils n'allaient pas chercher à comprendre pourquoi on s'obstinait a s’encombrer d'un titre aussi ahurissant… De branleurs… — (A.A.) Bon je remarque que je reconnais déjà plus la production d'après : c'est ici l'introduction de ces pages colorées à la fin ? — (L.L.d.M.) Oui, à chaque numéro un plan de couleur différent. — (A.A.) Des choses qu'on retrouvera après dans le bulletin (ndlr : BOPCCBA). — (L.L.d.M.) Oui. Ici, c'est juste arbitraire. Le titre même est assez arbitraire, il est consubstantiel à la création de la revue. On dialoguait un soir avec Joachim (ndlr : Joachim Clémence), dans un état de désœuvrement total. Et, je ne sais pas pourquoi, on parle de revues de poésie… Joachim avait une pratique un peu régulière des salons de poésie, il était lié à ce milieu, que moi j'avais complètement quitté. Nous avons quelques années d'écart. Je lui dis à quel point ça m'emmerdait toutes ces conneries. On en riait beaucoup, de ce milieu grotesque. Plus encore que celui de la bande dessinée. Mais sans véritable méchanceté… il y a quelque chose d'un peu autotélique dans le milieu social de la poésie, effectivement, qui est assez détestable, qui s'auto vérifie, dont l'existence n'est qu'une pure affirmation d'existence. Je lui dis que la seule revue qui mériterait d'être encore publiée ne pourrait s'appeler que « Enculer poésie ». Je ne sais plus pourquoi ça nous a fait autant rire, on ne devait pas être trop difficile sur la qualité de notre rire ce soir-là. Mais quand je suis allé jusqu'à composer pour partager mon illumination avec lui, rapidement, une page, avec la plus sérieuse et la plus rigoriste des fontes, celle qui semble avoir été pensée pour le droit romain, une Bodoni, ça nous a suffi pour nous faire dire : « faisons-la ! ». Faisons-la exister. Nous n'avions rien d'autre. Un titre. — (A.A.) Du coup, aussi, là, tu proposes de brûler. C'est le numéro « Civilisation », et il y a mode d'emploi pour le brûler. La quatrième se termine par « brûler proprement votre numéro d'Enculer selon les pointillés »
— (L.L.d.M.) Nous aimons le travail rigoureux et précis. — (A.A.) Dans les règles. Et là, ce qu'on voit, parce que nous, on l'a devant les yeux, mais… C'est que la revue « Enculer » est une vraie revue. Techniquement, c'est pas un pauvre A4… il y a une grande différenciation, on n’est pas sur un fanzine. — (L.L.d.M.) Non, pas vraiment. — (A.A.) Il y a un soin apporté. — (L.L.d.M.) Je ne sais pas à quel point on en est conscient, en fait. La question d’à quel point on en est de notre rapport à l'objet ne se pose plus en ces termes. Je ne sais pas quel moment ça a dévié, mais l'histoire du fanzinat est très liée à la disponibilité technique. Et le changement de forme en dépend beaucoup. — (A.A.) Oui, mais par rapport à « la Parole Vaine »... — (L.L.d.M.) Justement, c'est aussi un problème technique. Un problème de techniques. Bon, « La Parole Vaine », il y avait aussi une certitude, à ce moment-là, c'était que : il y a tels problèmes à résoudre, ils ne se posent pas tous en même temps. Et l'idée que les moyens de production soient les mêmes que ceux de la bureautique fait que, pour nous, le format est simplement adapté aux moyens de production telle que nous nous le représentons. Nous sommes concentrés sur l'aspect politique et social de la distribution d'une revue, et évidemment sur l'aspect littéraire de ce qu'elle contient. Et peu à peu, lorsque se développent d'autres possibilités techniques, la nature bureautique de tout ça devient une sorte d'encombrement, un signifiant problématique. Il n'y a plus d'évidence technique à sa présence, il n'y a que l'évidence symbolique de son imposition. — (A.A.) Est-ce que tu peux nous mettre un numéro de « La Parole Vaine » à côté d'un numéro de « Enculer » parce que il y a une différence technique sur la couverture, et pourtant on est quand même très très proche.
— (L.L.d.M.) Je suis assez d'accord. Il y a des matrices plastiques. — (A.A.) Mais aussi le hors-série « Courbes ». Et on verra bien l'absence de bénéfice... — (L.L.d.M.) Tu sais, aussi, il y a des problèmes beaucoup plus bêtes que ça… — Il y a une terrible proximité d'effets entre ce passage blanc et ce simple photocopiage de gris rabattu. Et il y a une inversion du support, en fait. Tu vois ? Là, c'est un A3, je sais pas quoi — plié, massicoté, avec un agrafage en page centrale… — avec la pose, celle de l'agrafage sur du carton plume. — (L.L.d.M.) Le truc tout bête… Tu poses la question du A4… c'est que, vu le mode de production de « La Parole Vaine » au départ… Parce que toi tu n'as pas vu le numéro final, de « la Parole Vaine ». En fait, c'est un format pas très éloigné de celui-là. C'est juste parce qu'on découvre Identic plutôt à la fin. Et là, au moment où « la Parole Vaine » a cette forme -là, ce serait l'enfer de massicoter proprement, parce qu'on n’a même pas de massicot à la maison, et que notre premier reprographe n'en a pas non plus. Déjà que nous agrafons à la main… — (A.A.) Donc, la question ne se pose pas. — (L.L.d.M.) Hé non. La question ne se pose pas. — (A.A.) Elle se constate. Parce qu'il n'y en a pas, alors on n'imagine pas. — (L.L.d.M.) Oui, parce que si on voit le dernier numéro de « La Parole Vaine », on ne sent plus du tout le format A4. Il est pas loin de ce format là. La prise en main est quasiment la même. C'est aussi un dos carré collé.
— (A.A.) Oui, mais, ce que je veux dire, c'est que ça ne vous pose quand même pas de problème : la question, c'est indépendant du fait que le massicot n'existe pas, c'est juste que si vous aviez voulu faire un format plus petit, vous auriez peut-être trouvé d'autres solutions — (L.L.d.M.) Nous aurions surtout dû nous poser de nouveaux problèmes ; je ne vois pas ce qui les aurait motivés. On n’a pas cru nécessaire d'aller chercher une solution à un problème que rien ne nous invitait à poser. — (A.A.) Tu peux essayer de me faire une photo de ça, où on essaie de faire voir ce passage blanc très délicat ? Ce qui est d'ailleurs assez surprenant, parce que ce passage blanc très délicat est moins fort visuellement que ça, qui ne l'est plus du tout. Mais c'est assez chouette… — (L.L.d.M.) Mais il y a aussi une perte d'intensité qui est due au temps qui passe. Ces encres colorées, ces toners, ils vieillissent assez mal. Le passage blanc a vraiment beaucoup faibli avec le temps. — (A.A.) Comme les tatouages. Ce qui est fait en blanc fini par devenir une sorte de rosé dégueulasse. — (L.L.d.M.) Ça existe ? — (A.A.) Ah oui ! Bien sûr. — (L.L.d.M.) On va pouvoir passer à un domaine que tu connais beaucoup plus, c'est PCCBA. — (A.A.) PCCBA, c'est à partir de quand ? — (L.L.d.M.) Je ne sais plus quand ça commence… Je crois que tout simplement, il y a un truc qu'on bricole ensemble, avec Agnès (NDLR : C.d.T.), mais je ne sais plus lequel… Je ne sais plus si c'était le petit « Billy the kid »… En tout cas, il y a un moment où on arrive à quelque chose comme un livre de trop ; ça fait plusieurs fois qu'on fait les cons ensemble, à fabriquer un machin un peu savant, et on veut que ça prenne une vraie forme. Que ce soit une sorte d'engagement, sur la durée. Comment on va appeler ça ? Et bien on va appeler ça PCCBA. — (A.A.) C'est votre projet commun ? Qui se matérialise... — (L.L.d.M.) Oui, qui se matérialise livre après livre. C'est surtout le projet d’Agnès, qui découvrait avec moi le plaisir de fabriquer des petits objets, des livres, et qui y prend goût au moment où moi j'en étais finalement assez lassé. C'est ce goût qu'elle me renvoie, qu'elle me redonne. — (A.A.) On constate, je pense, avec ça… — (L.L.d.M.) Non, là, ça, c'est « Pierre, feuille, ciseaux »… Ce n'est pas PCCBA. C'est assez récent, finalement, PCCBA. Je crois que ça à cinq ans (désormais huit, NDLR). — (A.A.) D'accord, ça à cinq ans, et ça, « Pierre, feuille, ciseaux », ça a ? — (L.L.d.M.) C'est un peu avant. — (A.A.) Donc, en fait, on est d'accord, 2010, un peu après, techniquement tout est possible, tout est devenu accessible. — (L.L.d.M.) Sauf ce qu'on n’imaginait pas encore, comme les découpes automatiques de papier — (A.A.) Mais vous revenez à du A5 avec des techniques incroyablement manuelles, des constructions, des successions de collages et de découpes impossibles, les choses pliées, des constructions de folie, de papier, des choses qui ne passent pas l'impression, des sens de lecture ; on revient à du livre. — (L.L.d.M.) Ah mais non, je suis con ! Le premier PCCBA, c'est tout simplement le « Bulletin ». Le premier « Bulletin ». Qui a six ans. Je m'en souviens parce qu'il y a une année, nous n'avons pas pu faire de « bulletin ». Et il y en a cinq. On peut donc dater : PCCBA a six ans. On fait donc le « Bulletin » numéro 1. Et le « Bulletin » 1, pourquoi on le fait ? Sans doute à cause de Pierre-Marie Shwabe. Un jour il vient à la maison… Il nous vante les mérites de l'offset manuel… « Oui, c'est formidable ! Je fais ça aux beaux-arts, c'est très chouette, c'est passionnant ». Sauf que, aux beaux-arts, il ne se rend même pas compte, mais ça n'est pas vraiment manuel. La notion de manuel, tel qu'on l'entend dans un cadre de production autonome, lui échappe à peu près complètement. C'est-à-dire que là-bas, il est très bien équipé. Bref, il amène chez nous les plaques de métal qui servent à faire le truc, et il nous dit comment on fait ça. C'est donc de l'offset manuel, de l’alugraphie — les grandes plaques d'alu, prêtes à insoler, tu vois comment c'est foutu ? Le principe est intéressant : c'est un mélange subtil entre une insolation comme la sérigraphie, et un tirage à l'eau, comme la lithographie. C'est un drôle de truc, quoi. Il nous dit :« Ça se tire à l'eau, à l'éponge, sous presse taille-douce… Et c'est bon ». Sauf que, à chaque état de la réalisation, aux beaux-arts, ils ont vachement mieux que ce que l'on a ici. Les problèmes commencent dès la création du typon. Le film, tu vois. Pierre-Marie ne mesure pas à quel point ici, c'est de l'amateurisme total. C'est des trucs bricolés. J'ai fabriqué mon insoleuse, évidemment… La presse taille-douce, oui, mais c'est le premier prix, tu vois… quand on fait à l'éponge, c'est vraiment à l'éponge… Et donc, avec lui, on commence à se lancer dans l’alugraphie. Et tout merde. Tout. La première fois, on passe plus d'une semaine, lui et moi, à essayer de faire des tirages. C'est ce livre-là, avec les premières alugraphies, c'est notre livre test. Juste pour la couverture. Donc, avant le « Bulletin ». C'est juste pour mettre en branle l'alugraphie. Il vient, je lui dis « super ! », je voulais faire un bouquin depuis longtemps avec lui. On va faire un bouquin « Chien » — « Chien », c'est la maison de « Enculer », la boîte créée pour « Enculer ». « Enculer » n'existe plus depuis longtemps, mais on peut en faire des livres — j'appelle ce livre « traité de période et d'apnée », qui doit ouvrir la collection « Enculer », la collection « Enculer change le caca ». Cette collection devait suivre, remplacer, la revue, par des expéditions de multiples dont les destinataires ignoraient systématiquement ce qu'ils allaient recevoir. Dans ce livre, je gomme des textes théâtraux de toutes sortes de période, en ne réservant que la place de leur ponctuation. Il y a plein de gens, il y a du théâtre de Strindberg, de Beckett, de Novarina, de Racine, de Bene etc. Et en face, tu as des plans en coupe de poumons malades. Bon. Voilà. Et ça donne, tu comprends, une sorte de regard sur l'édition théâtrale en France. La façon dont on compose la ponctuation. L'espèce de rythme souterrain. Tu vois, on a gardé les folios correspondant aux pages des livres. Ce ne sont pas celles de mon bouquin. Là, c'est « Britannicus ». Là c'est Ghelderode, là Gatti, bref il y a plein de gens… Et la couverture, on décide de la faire en alugraphie. Et là, c'est quasi cauchemardesque. On rate tout, tout le temps. On n'arrête pas de rater. On rate tous les premiers essais d'insolation, avec lesquels on n’a que des flous. On ne comprend pas… On fait des dizaines d'essais de trames pour trouver la bonne, on n'a jamais ce qu'on veut. C'est infernal. On n'arrête pas d'encrasser les plaques. On passe tout notre temps en nettoyage. Aucun tirage ne ressemble au précédent (de cette expérience, C.d.T. a fait un court-métrage documentaire, « Le bien et le mal » https://youtu.be/VhFP4pBmPjw). Du coup, on n’arrête pas de changer nos objectifs, on les adapte à la situation. Il faut tout revoir à la baisse en termes d'exigence, tout le temps. Pour arriver à cette chose monstrueuse, cette couverture… — (A.A.) Dégueulasse… — (L.L.d.M.) Dégueulasse… Donc, il y a trois passages, on s'est dit « on se lance, on fait trois passages », — (A.A.) Une couleur terreuse, une vaguement framboise, et bronze.
— (L.L.d.M.) Le bronze est particulièrement atroce à tirer… Très mauvaise idée. D’ailleurs on le refera pour le premier « Bulletin »… Ce bouquin, qui peut donc intéresser un potentiel considérable de lecteurs, comme tu peux l'imaginer... — (A.A.) Tu es quand même en train de dire au micro qu'une couverture dégueulasse, avec du théâtre réduit à sa ponctuation, c'est le seul truc intéressant dans le théâtre… Ça me plaît ! (elle s’adresse au micro) Il a raison. — (L.L.d.M.) C'est encore un livre hilarant qui a été tiré, environ, à trente exemplaires, c'est-à-dire strictement réduit au nombre des couvertures les plus potables, les plus exploitables. — (A.A.) Je ne suis pas une personne à écouter par rapport aux productions… je suis tout à fait excitée à chaque fois qu'il y a un truc comme ça… — (L.L.d.M.) Bon, il n’en reste plus, je suis désolé. Du coup, comme l’expérience a été vraiment frustrante, on décide avec Agnès de continuer. Et d’en faire plein. Ce qu’on a fait. — Mais il y a aussi la patate ! — (L.L.d.M.) Ah, mais la patate elle est là depuis très longtemps ! — (A.A.) On ne l'a pas vu dans les exemples. — (L.L.d.M.) Ah ouais ? Je crois, pourtant, dans les livres-objets… Pourtant elle est très présente dans mes travaux plastiques, depuis super longtemps, la patate. — (A.A.) Mais il y a un moment où elle perfuse, s'échappe des travaux plastiques et elle rentre dans les livres… — (L.L.d.M.) C'est vrai. Mais dans mes BD, elle est est là depuis longtemps aussi. — (A.A.) On la voit, et ça aussi ça fait partie des choses, comme la patamogravure, où vous allez avoir des… Je ne sais plus, là il y en a un ou vous avez fait des… — (L.L.d.M.) Ben il y a « Bleu », et on le voit bien dans « Déclics » (ndlr : remake de l’émission de Pat Keysell et Tony Hart)… — (A.A.) Et surtout, dans l'absence, comme on l'a vu sur la couverture du « Enculer », des bénéfices techniques qui en sortent : on ne sait pas que c'est de la patate. Il y a un travail de finesse. Ou de la patamogravure...
— (L.L.d.M.) Oui, c'est difficile à imaginer, mais on peut aller très loin avec ça. — (A.A.) C'est incroyable. — (L.L.d.M.) Dans le dernier « Bulletin », la patamogravure, ça peut devenir presque une technique de pointe d'estampe, en multipliant les méthodes de découpe, de taille, de pose, dans le cortège animalier du « Bulletin ». — (A.A.) Oui, et c'est assez incroyable d'avoir quelque chose de si technique avec des matériaux d'une si faible qualité, un si faible engagement financier multitechnique, qui va te permettre de produire quelque chose d'assez incroyablement fin. Beaucoup plus maîtrisé que l'alugraphie. — (L.L.d.M.) Mais l'idée de départ, elle est vraiment politique, c'est… C'est l'enfantillage. Ce sont toutes les techniques qu'on apprend enfant, et qu'on se doit d'une certaine façon de mépriser comme technique. Elles sont pensées comme transitoires. Des succédanés en attendant mieux. C'est lié au fait, pour moi, que ce qui se passe dans une vie d'enfant — et je ne suis pas le seul à le penser, à mon avis — c'est que, à un moment, on te signifie que tout ce que tu as fait pendant les dix premières années de ta vie, on te disait que dessiner c'était vraiment super, hé bien il va falloir y renoncer parce que… On va écrire et passer aux choses sérieuses. Du coup, dessiner, c'est peut-être le moment d'arrêter. — (A.A.) De te faire plaisir. — (L.L.d.M.) Sans doute. — (A.A.) C'est Raoul Vaneigem, dans « Le livre des plaisirs », qui dit ça exactement. Il voudrait inverser le système économique des frustrations pour entrer dans un système total de l'assouvissement des désirs, tous. Et il dit que, en fait, sociologiquement, on est pris, depuis le départ, dans ses frustrations. Quand on est enfant, on nous laisse jouir de tout, et à un moment, pour sortir de cette enfance de péché… D'avoir joui de tout… On n’est plus racheté par le baptême mais on est racheté par cette acceptation de la frustration : « Non, tu ne feras pas ça. Tu ne feras plus de patamogravure. » Tu ne feras plus ça, tu vas faire des choses sérieuses, dans lesquels tu vas perdre une liberté assez incroyable… — (L.L.d.M.) Oui, oui, évidemment. Ça, c'est tout le substrat socio-politique des choix techniques. Il y a de l'adversité dans les outils. Dans leur choix. Mais aussi… Ce que ça veut dire pour moi, c'est qu'avec, tu abandonnes une main. La main qui dessine, la main de singe va devenir la main de scribe, alors que ça pourrait être la même main, une main fluide passant d'un état à un autre. Il n'y a que des raisons morales, en fait, de séparer la main de singe de la main de scribe, il n'y a pas de vraie raison spirituelle, pédagogique. Et moi, ça me navre. Et donc, du coup, il y a toutes sortes de pratiques enfantines, mais vraiment enfantines, il y a un singe dedans, un singe que l'on tue, ce sont des pratiques de l'oubli socialisé. La pomme de terre… la patamogravure… les gommettes… heureusement, il y a des archives de tout ça. Les archives, pour moi ce sont évidemment les émissions de « Déclics » (titre français de l’émission « Vision On » de la BBC). Des émissions des années soixante-dix, avec lesquels j'ai grandi. — (A.A.) Ça, c'est important pour toi. Ce qui s'y raconte sur la technique. Ça été moteur de beaucoup de choses. — (L.L.d.M.) Oui, ça l'a été… L'autorisation tardive, adulte, à poursuivre la main de singe dans la main de scribe, à mon avis, elle naît chez moi rétrospectivement, avec « Déclics ». Avec ces adultes qui s'inventent à eux-mêmes dans l'enfantillage. Ce sont deux adultes, Tony Hart et Pat Keysell, qui viennent tous les mercredis chez moi, dans ma télé toute neuve — parce que ça ne fait pas très longtemps qu'il y a une télé dans la maison — j'ai sept ou huit ans, je vois ça, ce sont deux adultes qui mettent en branle des techniques passionnantes, un peu sales, avec des éponges, du produit à vaisselle, tout ce qui leur tombe sous la main dans la maison — en fait ils font ça à la BBC depuis les années soixante, mais il ne reste rien de ces archives là — et ça ancre chez moi un rapport général à la question du sérieux, des choses à continuer, abandonnées ou pas de l'enfance ; ce que mon corps va continuer à faire, ou pas, en dépit de toute morale des gestes. — (A.A.) Quand tu dis le produit à vaisselle, c'est un truc qui est très sérieux, mais c'est un truc qui est très facile à faire avec de l'encre colorée, de l'eau et du produit à vaisselle… C'est un papier marbré ? — (L.L.d.M.) Non, c'est pas un bain dans la cuve, c'est un estampage. — (A.A.) Tu ne faisais pas ça ? Nous on faisait ça à l'école, du faux papier marbré… — (L.L.d.M.) Ah ? On fait ça avec du produit à vaisselle aussi ? — (A.A.) Oui, parce qu'il faut que l'encre ne se dilue pas dans l'eau, dans le bain d'eau. On fait ça avec des produits chimiques, mais on doit pouvoir faire ça avec du produit à vaisselle. C'est saturé en gras, avec de l’huile ou je ne sais pas… Nous on faisait ça en maternelle, et ça donne quelque chose de très très beau, j’ai ça encore dans mes cahiers d'enfant ; où on a un papier marbré. Et le papier marbré composé en maternelle, on nous a dit qu’il il faut arrêter de le faire parce qu'on patouille avec nos doigts dodus dans de la flotte, et qu'on essuie en touchant nos habits, en fait, c'est la sériosité des éditions luxueuses des livres ! Voilà, quand tu ouvres un bouquin avec une couverture cuir, et qu'il y a un papier marbré, et bien n'importe quel texte qui est dedans, et bien il sera sérieux. — (L.L.d.M.) Tu dis un truc qui me renvoie quelque chose de différent, mais peut-être pas si contradictoire… Le point sur la question de la réhabilitation ou de la déshabilitation… Qui en dit long sur ce que ça veut dire une société à la fois de loisirs et de frustration, c'est le fait que les techniques enfantines ne redeviennent adultes qu'à la condition de porter en elles l'enfantillage et d'y être complètement vassalisées par une forme d’ironie. Qu'est-ce que je veux dire ? Je veux dire que, par exemple, si tu veux retrouver ton papier marbré quelque part honorablement, c'est dans une zone du monde qui est auto dévaluée, symboliquement régressive, le loisir créatif. Une zone particulièrement ambiguë. Elle est présentée comme expression de soi, moins comme une vérité de soi qu’en tant que caprice collectif, un caprice de club choisi dans l’éventail du moment, soumis à la mode et au marché passager des loisirs créatifs, bons pour la santé, aimables en tant qu'ils s'opposent au travail mais permettent d’y retourner. Un enfantillage fugace. Toutes ces choses que j'utilise, elles auraient sans doute un droit à exister socialement, si c'était pour faire du scrapbooking. C'est-à-dire dans une zone d'une implicite nullité en termes d'enjeux ; les enjeux de société les précèdent, ils n'en découlent pas, ils vont définir et redéfinir encore le cadre de l'amateur. Moi, évidemment ce n'est pas ça que je vise. Ce n'est pas ce que je vis. Ce que je veux, c'est que la pomme de terre compose, manifeste un processus de production artistique sans équivoque. — Ce qui est. Dans le corps du singe, quoi.
— (L.L.d.M.) Ce qui, de toute façon, oui, est. La question ne devrait même pas se poser. Mais l'idée que sa resocialisation adulte passe par l'estampille « loisir créatif » dit quelque chose de la place qu'on assigne finalement aux pratiques corporelles. Le scrapbooking, c'est l'endroit du recyclage, avec toute une série de non-dits honteux, pour lequel une société du travail se poursuit dans la société loisir ; on produit pour lui, d'incroyables choses... C'est le cas de notre dernière machine, la machine à découper que nous utilisons, qui a été conçue pour le scrapbooking. Elle en porte même les marques décoratives, sur sa carcasse. Elle rassure sur sa destination. Elle n’existe pas comme autre forme d’intégration ergologique et sociale. Il n’existe rien entre elle — qui dit : « je suis là pour vos loisirs sans ambition » — et l’industrie de la découpe à laquelle les éditeurs font confier leurs prototypes. Il est fascinant de voir qu'elle a été intégralement pensée pour ça. C'est-à-dire qu'elle en incorpore les modèles formels, les prototypes d'images, les guirlandes de chats et les gabarit d’abats-jours. Comme finalité. Et rien d'autre. Que ce soit sur les collections de gabarits, sur les manuels d'instruction même, comme au cœur de la société qui s'en partage les expériences individuelles, le fameux club, les youtubes de démos, tout y scintille de l'anodin. De façon visible, afin qu'on ne se trompe pas. — C'est ce avec quoi tu as fait la couverture de « Tartan » et les découpes de « Fétiches » ? On va en parler, parce que « Fétiches »… Bon, là, ce que je voulais dire tout à l'heure, c'est qu'à partir du moment où tout est assez possible, finalement, en termes d'impression, en termes de multiples, sur du papier, de façon industrielle, vous revenez à des choses très manuelles, vous sortez finalement de la mécanique… Et ça donne un aspect, esthétiquement, où ça sort de la mécanique. Alors que tout devient possible, et c'est ce que fait Sébastien lumineau aussi, finalement, avec « L'Avancée des travaux », une sorte de recul volontaire, et du coup… C'est assez symptomatique. — (L.L.d.M.) Évidemment, parce que dès l'instant où tout devient assez simplement possible, et bien ce n'est plus la peine — De le faire. — (L.L.d.M.) Oui. Ce n'est plus la peine. — (A.A.) Je fais une autre digression : là, j'ai dans les mains un huit pages, que tu as fait au salon de Arc-et-Senans, je le vois, je reconnais. — (L.L.d.M.) Oui, aux Salines Royales. — (A.A.) Et là, on est sur l'artificialisation du lieu. Parce que tu as fait ça aux Salines en résidence, le sujet, ce sont les Salines, et la rencontre avec les autres, non ? Donc là, on a tout, sur ces huit pages sérigraphiées. — (L.L.d.M.) Choses que tu retrouves dans celui-là (il tend le fanzine A5 de « Pierre, feuille, ciseaux » NDLR), avec les dialogues des cinéastes qui étaient venus filmer sur place et qui circulent ici dans l'architecture des salines. Qui imposent le rythme des pages et la forme du récit. Ils deviendront des amis, Julien Meunier et Guillaume Massart (ndlr : respectivement fondateur et collaborateur de la revue « Pré Carré »)
— (A.A.) Ah, c'est la rencontre avec eux ? — (L.L.d.M.) Oui. — (A.A.) À Arc-et-Senans ! Oh, ça me fait plaisir ! Ils se sont rencontrés en Franche-Comté ! — (L.L.d.M.) Celui-là, c'est le premier fait ; il est composé sur l'architecture de Claude Nicolas Ledoux. Sur la question folle d'une architecture qui veut mêler à la fois visiblement naturalisme et rationalisme, pour produire un idéalisme monstrueux, une sorte de centaure malade. Un couplage assez dingue. — (A.A.) Effrayant. C'est beau, mais c'est effrayant. — (L.L.d.M.) Lequeu, Ledoux et Boullée, pour moi c'est vraiment grand et important. Comme folie et comme construction. — (A.A.) Et finalement, c'est ce retour un peu dégoulinant de de… De ce que tu disais, là, sur les yeux, quand on se promenait hier à Rennes… — (L.L.d.M.) Oui, ces saillies dégueulasses sur les oculus — (A.A.) Sur une architecture rigide, froide et brutale. Et violente. C'est ce moment où tu es serein, en te promenant… C'est un lieu qui t'a fasciné. Tu y est retourné… — (L.L.d.M.) Oui, trois fois. Je suis allé trois années de suite à cette résidence. — (A.A.) Donc : j’avance, parce que là, on ne s'arrêtera jamais… On a le « Bulletin » — (L.L.d.M.) Celui-là, c'est le plus savant, c'est le dernier. — (A.A.) C'est… Comment on appelle ça ? — (L.L.d.M.) J'en sais rien, c'est un double bouquin… En tête-bêche… Ça a un nom, ça ? — (A.A.) Oui, tu sais, dans le mobilier… — (L.L.d.M.) Ah oui, deux fauteuils assemblés pour la discussion… en « S » ? une conversation. — (A.A.) Oui, une conversation. C'est la même chose en livre. — (L.L.d.M.) Oui, exactement. C'est littéralement une conversation, entre deux objets, le serpent et l'enterrement. La forme est décidée par le sujet, qui est l'enterrement et le serpent. À partir d'une phrase de Fritz Lang, disant que le cinémascope ne servait à rien sinon à filmer des enterrements et des serpents.
— (A.A.) Tu peux prendre une photo du haut, qu'on puisse bien voir la forme ? Ce qui potentiellement, puisqu'il tient debout, permet une lecture conjointe, hein ? Au niveau des manipulations… — (L.L.d.M.) Oui, on peut le lire à deux, effectivement. — (A.A.) Dedans, on a un leporello qui ressort. — (L.L.d.M.) En patatogravure. — (A.A.) En patatogravure… — (L.L.d.M.) On a du calque, utilisé de façon matricielle. C'est-à-dire qu’Agnès me fait des… C'est assez drôle parce que c'est paradoxal : elle dessine d'abord les calques. Et moi je dessine la page qui va dessous, sur du papier opaque. En général, on fait plutôt le contraire, évidemment. Mais ce n'est pas ce qui se passe ici. Elle fait d'abord le calque. Qui va déterminer la forme de la planche que je vais faire pour lui répondre. — (A.A.) Du coup, tu vas à chaque fois soulever le calque, pour aller dessous ? — (L.L.d.M.) Oui, c'est drôle, c'est un peu absurde… — (A.A.) Je crois que vous vous êtes bien trouvés, quand même. — (L.L.d.M.) Ça ne fait aucun doute. Donc ça, c'est du papier découpé dans des radiographies de mes poumons… — (A.A.) Déplacements sociologiques — (L.L.d.M.) En forme de serpent. Ce serpent en radio de mes poumons est fait d’un coup de rouleau d'encrage par-dessus, pour l'avoir en défonce. En réserve. Tu vois le serpent en plastique ? On fait exister le plastique par un coup de rouleau. On prolonge le serpent par un rouleau, c'est-à-dire un mouvement serpentin. — (A.A.) Tout ça, sur un papier publicitaire. — (L.L.d.M.) Oui, un papier publicitaire de machine. Principalement des laminoirs. Une revue de machine, de machine avec des rouleaux. « La machine française » ça s'appelait. J’y tiens beaucoup. Sinon, on a du gaufrage, pour la première fois dans nos productions depuis « Temple et jardins ». Ce sont des petits bijoux pour fillettes qui ont été gaufrés. Des strass pour fabriquer des bracelets. Ça, c'est du bois gravé. — (A.A.) Tu as un gaufrage sur bois gravés de l'autre côté ? — (L.L.d.M.) Oui. Ici, ce sont des spaghettis qui ont été insolés. Deux couches de spaghettis cuits, posés sur l'insoleuse. On les a mangés après, on ne les a pas jetés, hein ! — (A.A.) Ben, j'espère bien ! — (L.L.d.M.) Soit rassurée. Ça, ce sont des frottages de papier cartonné découpé, et cousu sur du papier pelure, pour obtenir des pointillés de surpiquage en mine graphite. Ça, c'est de la sérigraphie de petits bouts de papiers découpés en forme d'os tombés en pluie. — On dirait un titre de plat gastronomique : « petits bouts de papier jeté en pluie » — (L.L.d.M.) Agnès s’était bien fait chier à les découper, alors qu'aujourd'hui avec notre machine pour scrapbooking, elle pourrait le faire très facilement et rapidement... — (A.A.) Il pourrait d'ailleurs y avoir une réponse… — (L.L.d.M.) Oui, et ça arrivera certainement : on garde tous les petits bouts de papiers qui servent à faire tout ça. On va le faire. On va insoler, par exemple les déchets de « Fétiches ». Ce serait un truc qui s'appellerait « Déchets de fétiches ». Certains petits bouts, à la bombe ou au frottage, en collages aussi, nous servent parfois dans des bandes dessinées. — (A.A.) Un pop-up ! — (L.L.d.M.) Oui, notre premier pop-up. Il y en aura d'autres j'espère. — (A.A.) Vous êtes ressemblants (ndlr : le pop-up figure Adam et Eve). — (L.L.d.M.) Non, je ne suis pas ressemblant, je suis grassouillet avec des petites fesses potelées. Ça nous aurait semblé assez misogyne d'avoir une Eve grassouillette et un grand gaillard élancé, un grand fluet élégant. Que je suis !(rires) — (A.A.) Alors, il y a un truc… On ne voit pas forcément… C'est que derrière, il y a les plans. Et ça, ça m'a fait plaisir. — (L.L.d.M.) Oui, on a imprimé les plans de montage derrière. Qu'on voit à peine. — (A.A.) Bon. Là, on a les deux derniers livres que tu as faits. — (L.L.d.M.) C'est « Fétiches » et « Tartan ». — (A.A.) Là, je pense qu'avec ces deux livres, on a toute la cohérence de ton travail. Ben oui, parce qu'on est partis des premiers livres uniques… Oui d'ailleurs, ce serait bien de les joindre. — (L.L.d.M.) Je ne suis pas sûr que ce soit très bon pour moi, on va voir le type qui radote terriblement. 1988 / 2018… rien ne bouge. Trente ans après. Trente ans après, le mec il fait le même livre. C'est un peu la honte… — (A.A.) Ben, attends, parce qu'on dirait… — (L.L.d.M.) Non, ne me dit pas que la chromie est la même ? — (A.A.) Si. (Rires) — (L.L.d.M.) Mon Dieu… Les obsessionnels (rires)… Ah, putain, c'est super bizarre de voir ça ! Ce livre, je ne l'ai pas touché depuis vingt-cinq ans. — C'est chouette, moi je trouve ça chouette. C'est flippant pour toi, mais moi, c'est jouissif pour moi. Donc, « Tartan » et « Fétiches ». « Tartan » c'est un bout d'écharpe, un livre un peu Johnny Hallyday, moche, spécifiquement moche... — (L.L.d.M.) Ah oui ! Complètement, oui ! — (A.A.) Avec une impossibilité de le stocker. Sauf à le pendre… À un cintre, comme écharpe… — (L.L.d.M.) Je l'ai conçu… Tu vois, rien que le fait que le cahier ne soit pas pris dans le format de la couverture, qu'il flotte au milieu, c'est un problème. Un problème de solidité et de manipulation. C'est cousu à la main, comme la plupart de nos livres. J'ai fait les typons au gros marqueur dégueu, avec les problèmes d'opacité que ça pose, pour que ça bavouille… — (A.A.) Parce que ça passe en sérigraphie — (L.L.d.M.) Ouais. Il y a trente-six passages de sérigraphie. La sérigraphie, c'est censé être super propre. Toutes nos autres sérigraphies le sont.
— (A.A.) Et là, tu fais les typons au marqueur dégueulasse pour que ça bave. Il y a une volonté. Spécifique. Tu sérigraphies. Trois passages par page. Trente-six. Recto-verso. Avec le temps de séchage. Et après tu rajoutes, hein, parce que c'est jamais fini, des bandes... — (L.L.d.M.) Des passages machiniques de feutre. Au traceur. Hyper propre. Avec la Brother. — La fameuse Brother qui permet aussi de faire les découpes. Donc, en fait, tu utilises la sérigraphie pour nous faire quelque chose de sale et tu nous utilises ce pauvre feutre de façon — (L.L.d.M.) La plus rudimentaire et ridicule possible. C'est destiné normalement à faire des courbes précises, des diagrammes. Ici c'est un trait, un pauvre trait. Comme sur un cahier d'écolier. Avec une machine très complexe. — (A.A.) C'est aussi un livre tactile… Parce que c'est un livre sérigraphié, mais à toucher — (L.L.d.M.) Sérigraphié mal, salement, avec des épaisseurs. L'idée c'est d’y faire des pâtés, des engorgements. On peut espérer rencontrer sous le doigt des torchages. Ça, c'est de la chromies, hein ! — (A.A.) Oui ! Donc, chaque « Tartan » est unique. Et tu as enfin pu utiliser tes ciseaux à franger. — (L.L.d.M.) Oui. Ça faisait des années que j'attendais, enfin, de pouvoir les utiliser. Mais tu sais, c'est un projet de vraiment très longue haleine ce « Tartan ». Ça faisait très longtemps que je l'avais en tête, il me hantait depuis des années. Pour moi, c'était la quintessence de la sérigraphie. Et ce qui m'a vraiment décidé à le faire, c'est l'extrême propreté, en fait, tendancielle, des publications en fanzines contemporaines. C'est-à-dire leur puritanisme fondamental. Je pensais que c'était le bon moment, politiquement, de faire ce livre. Abject. — (A.A.) Ouais. Je le trouve aussi. Et inversement, du coup. Ce que tu as fait en quatre-vingt-huit, c'est l'inverse. Là, d'autres matériaux. Toujours pour montrer qu'on pouvait faire quelque chose objectivement dans l'objet et dans le commentaire qu'on peut en faire de cracra… Mais avec des techniques cracras. — (L.L.d.M.) Oui, mais il faut replacer ça dans le contexte d'une vente aux enchères de livres-objets. Et le livre, c'est sérieux, c'est sacré. C'est fait avec des techniques irréprochables, qui doivent rendre tout objet achéropoïétique C'est cette chose là qui impliquait la nécessité de techniques elles-mêmes cracras. — (A.A.) C'est imprimé sur du Kraft. Et « Tartan », c'est avec un papier noir magnifique, velouté... — (L.L.d.M.) Peau de pêche. — (A.A.) Super doux, avec une découpe du titre. Qui donne, d'ailleurs, un motif de chemise à travers les lettres. — (L.L.d.M.) Ben de tartan, tu sais, c'est le tissu des kilts. — (A.A.) Face à ce « Tartan », qui est la redite de 1988 mais qui marche très bien aujourd'hui — je suis fascinée par ce truc ! — il y a « Fétiches ». Qui est la délicatesse incarnée.
— (L.L.d.M.) L'idée, vraiment, c'est de produire des lectures de transparences, de trouées, des lieux de passage, de page à page, une lecture en profondeur, verticale, une espèce d'archéologie narrative par les trous… En poussant à bout, aussi, cette fameuse machine. C'est-à-dire en la poussant dans ses retranchements techniques. — (A.A.) Donc ça, c'est un vraie rencontre avec cette machine ? Avec les possibilités de cet outil, permises par cette machine ? — (L.L.d.M.) Oui. — (A.A.) Différents types de papier, des épaisseurs assez hétérogènes, conséquentes. — (L.L.d.M.) Il y a du fin, il y a du très épais. Il y a du 350 g, avec une grande main. — (A.A.) Aller chercher la transparence dans l'opacité la plus totale, quoi. — (L.L.d.M.) Avec des réponses vraiment anticipées dans les passages entre les pages, calculés le plus finement possible. C'était très important pour moi. C'est un livre qui se touche beaucoup. Dont la fragilité est visible, un peu effrayante. La machine était toute proche de ses limites. Il y a beaucoup de choses qu'elle n'a pas pu faire. Une très grande partie qui a due être finie à la main. Je voulais que ce livre ne soit pas un gadget, ce que tu appelles un goodie. C'est un livre plein d'expériences pour le lecteur, pour qu'il se passe quelque chose ; qui peut durer. — (A.A.) Intérieur… Extérieur… Rencontre... — (L.L.d.M.) Et avec du matériel formel qui appartient à mes bandes dessinées, aussi. C'est un réceptacle, également, des travaux feuilletonnés dans le fanzine « Scalp », qui sont faits en dessin vectoriel. Que je conçois depuis deux ans. Il y a toutes sortes de motifs, de zones de production de formes qui viennent clairement de la bande dessinée, des espaces tabulaires de mes bandes. Ça raconte. C'est la version terminale et machinisée de mes patates, par ailleurs devenues grilles affirmées et claustratives… — (A.A.) Mais qui sont poétiques. Hypnotiques. Ce moucharabieh en page six, est hypnotique. — (L.L.d.M.) Il y a un texte, tracé par la machine également. Avec ses feutres. Tout a été problème, ici encore, tout le temps. Je n'ai pas cessé de rencontrer de l'adversité. J'en ai beaucoup trop demandé à cette machine. Comme pour l'alugraphie, je n'ai pas cessé de rencontrer ses limites. La faiblesse de certains trucs… — (A.A.) Mais la finesse, aussi ! Là, il faut le toucher. C'est un livre qu'il faut toucher ! Et là, ça… — (L.L.d.M.) C'est pour ça que ça pète ; c'est pour ça qu'il y a beaucoup de gâchis dans la réalisation. C'est que évidemment, une fois sur deux au moins, ça pète. Il y a eu beaucoup de destruction. Beaucoup de ratés. La machine n'a pas toujours été bien pensée. Ça, on s’en rend compte en l'utilisant. Il y a des zones d'impensés techniques complets. — (A.A.) Et cette machine à l'arrivée… Vous l'avez imaginée longtemps ? — (L.L.d.M.) Ah ouais ! Ça fait des années que la question se pose, pour nous, de faire des trous. De travailler dans l'épaisseur de la page. De travailler intelligemment dans un livre, pas de façon décorative. — (A.A.) Encore une fois, la couverture de « Pif ». — (L.L.d.M.) Oui, par exemple. L'idée que ça puisse produire quelque chose, du sens. Ce n'est pas un machin qui vient rendre plus joli, plus chic, un livre publications. — (A.A.) Mais il est chic, quand même. — (L.L.d.M.) C'est possible, parce que les découpes sont très savantes. Mais ce n'est pas le but. — (A.A.) Il y a une délicatesse. — (L.L.d.M.) Il y en a eu quinze de tirés (ndlr : finalement 25, grâce à l’aide patiente, un an plus tard, de Lost Opium), parce que ce n'est pas possible de faire mieux. Ça rend fou. Moi je n'aurais rien eu contre le fait qu'il en existe 300, si tu veux. Je ne veux pas produire de la rareté. Mais c'était impossible. — Oui, là c'est une limite technique. C'est l'actualisation du temps, de ton histoire, qui est vendue avec le livre, qui fait partie du livre, qui n'est pas dite comme, en effet, un bénéfice… tu vends ça, plus qu'autre chose, sans parler de valorisation du travail, hein ! Là, c'est symptomatique. Ce n'est pas une autre raison qui t'a empêché de faire plus de numéros. Ce numéro il n'y a que quinze exemplaires parce que physiquement tu n'allais pas plus loin. — (L.L.d.M.) On pourrait dire que c'est un symptôme technique. — (A.A.) Comme la performance, tu vois qu'on a donnée à la « Galerie cent titres », où Lotus danse jusqu'à ce que le corps cède (ndlr : A.A. se réfère à l'exposition organisée par les éditions Adverse à Bruxelles et à la danse de Lotus Edde Khouri donnée pour le vernissage sur un solo de saxophone de Jean-Luc Guionnet). Et comme tu es une espèce de machine de guerre, si tu n'es pas allé plus loin, je suppose que tu ne pouvais pas aller plus loin. Il n'y a pas eu, comment pourrait dire ? De faiblesse… D'abandon, quoi. — (L.L.d.M.) Non, je n’ai pas abandonné. Je ne finirai sans doute jamais la poignée d'exemplaires qui resteraient à découper à la main. Mais grâce à ça, je peux me projeter dans d'autres usages de cette machine, avec une certaine précision. Une certaine connaissance de ses véritables possibilités. C'est-à-dire de ses véritables limites. Quelque chose de plus reposé, sans doute, de plus intellectuel. De moins sportifs, finalement. — (A.A.) De toute façon, tu vas être obligé de faire ça pour te libérer du rapport frontal à l'utilité première de la machine. — (L.L.d.M.) Complètement. C'est-à-dire que Je ne vais plus être, à chaque utilisation, confronté un nouveau problème. C'est comme si le champ disciplinaire que représente pour moi cette machine désormais était bien déblayé. Je sais que désormais je pourrai y aller comme ça, librement, dans le travail lui-même et non plus dans le travail sur la machine. — (A.A.) C'est comme de faire des pâtes tout seul : au début tu galères, et bientôt, tu feras des pâtes fraîches tous les deux jours. — (L.L.d.M.) Oui, exactement, ce n'est plus qu'un geste, simple, dans lequel on se place intégralement sans y réfléchir, et non plus devant une machine. Sans distance. D'une certaine manière, la machine n'est plus tout à fait une machine et on peut faire des tagliatelles sans se demander si on a le plan de montage rangé quelque part. Ce n'est plus un problème. L'angoisse du savoir-faire a disparu. — (A.A.) Et du coup ce sont des livres… Qui sont importants socialement ? Est-ce que c'est des points de rencontre, des nœuds ? Il y a des livres très personnels où c'est la rencontre d'un artiste avec une technique. Celui-là, c'est ça. C'est le premier rendez-vous que vous avez eu. Pourquoi tu rigoles ? C'est vrai ! — (L.L.d.M.) Oui, c'est vrai. — (A.A.) Il y a une intimité avec la machine. De vos liens personnels et de ce que vous attendiez l'un de l'autre. — (L.L.d.M.) Je ne sais pas trop ce qu'elle attendait de moi. J'aime bien l'idée, dans ces rencontres, que ce soit toute suite crucial, pris dans un horizon. C'est-à-dire, qu'il n'y ait pas d'apprentissage, pas de passage par un solfège. Qu'on soit tout de suite dans la musique. L'apprentissage devient consubstantiel au fait de faire une chose. Vraiment, c'est l'idée que dans une rencontre technique, on ne va pas y aller graduellement, parce qu'on ne peut pas être motivé par une action intransitive. Rien n'existe qui s'appellerait, intransitivement « le travail ». Le travail, comme hypostasie, est une chimère totale. Le travail intransitif n'a aucune signification. Ce n'est qu'un piège politique. On travaille quelque chose, toujours. Ma première sérigraphie en solo, après avoir mis en branle tout mon nouveau petit matériel maison, ma table aspirante fraîchement bricolée, c'était une sérigraphie en cinq passages, extrêmement précise, très au-dessus de mon niveau. Avec des mailles très fine. Dont personne ne voit par ailleurs les nuances. Elles sont trop proches pour ça. C'est un travail qui cache, une fois encore, le travail. La chromie est délicate, et il faut se coller dessus pour discriminer les cinq passages. — (A.A.) Tu choisis encore une fois l'absence de bénéfice.
— (L.L.d.M.) C'est l'idée. Il n'y a pas de démonstration de force. C'est une forme d'orgueil démesuré ! Je ne crains pas la perte de mes forces véritables, je n'ai aucun besoin les affirmer. C'est un peu la même chose que la virilité exprimée outrancièrement, le virilisme. Je peux porter des robes, me peindre les ongles, aussi souvent que je le désire et dans toutes les circonstances, renoncer à l'intégralité des petits signes de gloire masculine, non seulement parce que je n'ai aucun goût pour cette pacotille masculine, mais parce que je n'ai pas peur pour ma virilité. Je n'ai pas besoin de rouler les épaules pour savoir que je suis un homme, que je n'ai ni honte ni gloire à en tirer. Je n’ai pas besoin de démonstrations d’artisanat pour mériter un quelconque statut, pour légitimer une position et en tirer une quelconque consipdération. — (A.A.) Il n'y a pas de décoratif chez toi ? — (L.L.d.M.) Il peut y en avoir. Si le décor est l'objet le plus important d'un travail, je peux lui laisser toute la place. — (A.A.) De ce côté-là. Il y en a, certainement… Mais sur ça, il y a une fuite. Il y a une fuite du décoratif jusqu'à renier les bénéfices de la technique que tu utilises. Toujours. — (L.L.d.M.) Évidemment, tu t'en doutes bien, le bénéfice social est problématique. Je te rappelle qu'à cinquante ans, je serais censé avoir plutôt réussi ma vie… En tant qu'artiste… Ce qui, avec ces pratiques là, devient vite impensable. J'ai tout fait pour ce ne soit pas possible, d'une certaine manière. Car les bénéfices de cette nature, visibles, en tant qu'ils sont visibles, c'est une monnaie, un signifiant interprétable et donc reconductible, thésaurisable. Une monnaie symbolique destinée à devenir monnaie réelle. — (A.A.) C'est peut-être aussi pour ça que, à cinquante ans, tu n'es pas en train de bosser dans une imprimerie. — (L.L.d.M.) Ça, je ne sais pas… Oui, sans doute... — (A.A.) C'est aussi ça qui fait que, à chaque nouveau projet, il y a une envie, un défi possible, c'est aussi un moteur. — (L.L.d.M.) Je n'ai pas de réponse à ce genre de questions. Ce n'est pas possible de dénouer ce qu'il y a de pathologique dans ses propres choix, qu'ils soient auto destructifs ou qu’ils soient hantés par la réussite. — (A.A.) Du coup, tu es aussi cohérent que Sébastien Lumineau. Moi je vous trouve très cohérents. Je ne sais pas si ça devrait vous rassurer ou pas… il se trouve que cette espèce de folie, cette démonstration de folie, qu'on vient de voir, pendant 2h30 — et c'est assez chouette d'avoir permis qu'on enregistre ça, parce que tu te vois exposé à ce qu'on ressorte tout chronologiquement… Des choses qui ressortent, comment « Tartan » vingt ans après… Ça ne fait pas mal, mais c'est hyper enrichissant pour nous, extérieurement, quoi. — (L.L.d.M.) Ceci dit, je n'ai jamais nié que, qui qu’on soit, on est infiniment moins malin qu'on ne l'imagine. On a deux pauvres idées et on roule en gros toute notre vie dessus, sur deux trois marottes. Avoir ça en tête, peu importe qu'on soit génial ou médiocre, que ce n'est pas dans la pluralité des questions que tout ça s'expose, que c'est vraiment dans l'opiniâtreté à creuser un sillon, à en déplier les parois infiniment, tout simplement — (A.A.) Dans le travail... — (L.L.d.M.) C'est aussi con que ça. Un mec qui fait de la musique improvisée, quel que soit le son qu'il sort de son sopranino, c'est son insistance qui le fait exister comme son musical, comme musique ; le faite de gratter la caisse de son violoncelle au lieu de jouer sur des cordes, ce n'est qu'au bout d'une demi-heure que c'est devenu un problème musical. Si tu te contentes de le gratter un peu, d'inventorier tous les gestes incongrus qu'on peut faire sur un violoncelle et de les enchaîner, tu penses et agis en clown, par suprises et ricochets, tu te protèges dans une distance, comme un amuseur qui joue Rachmaninov avec un fifrelin, un surpreneur. Il ne s'agit pas seulement de dévier un objet de sa finalité : il faut croire intégralement dans ce que l'on lui fait faire et oser s'y abandonner, sans retenue. Je crois que tout ce qui est de l'ordre la pratique artistique ce n'est que ça, c'est l'abandon total à un petit pas de côté qu'on va transformer en nouvelles conditions de déplacement. En voies. Après, les idées, on n'en a pas beaucoup... — (A.A.) Ou alors, il faut s'en méfier… — (L.L.d.M.) Oui, garder une certaine distance avec l'illusion géniale. La question de la « bonne idée ». Une bonne idée, artistiquement, c'est essentiellement un geste, c'est rarement autre chose. — (A.A.) Du coup il faut se méfier aussi de la réussite, quoi… Enfin je pense, en tout cas. Si on veut continuer de faire des choses, sinon on s'enferme, et on fait tous dans la même chose. — (L.L.d.M.) Disons que le décorateur, c'est celui qui traque le motif dans la différence. Du coup, il est vite foutu. C'est-à-dire que, de la différence, il va choisir ce qui en elle fonctionne, et se fera l'esclave de la fonction. Il condamne ses mouvements à la prudence dès l’instant où il aura quelque chose à trahir, à rater. Alors que profondément, ce qui peut guider un travail artistique, c'est de ne reculer devant aucun ratage. N’avoir aucune dignité.
|