Fragment I - Le plan au sol
Le voyage jusqu'à la Saline Royale d'Arc-et-Senans me paraît d'autant plus interminable qu'il est le second de cette ampleur en moins d'une semaine ; plus de huit heures, deux changements. Tout ça pourrait être très simple. Mais j'éprouve une peur panique à prendre le train contre laquelle je me débats sans victoire à chaque nouveau voyage, et je suis à peine revenu chez moi de Marseille que je dois repartir, déjà, aussi loin. Je m'assomme de musique — des petites piécettes de Pesson, des heures et saisons de Lakshmi Shankar, du violon de Subramaniam, de la viole furibarde de Forqueray, du saxophone de Arrington de Dyonyso, des machineries pionnières de Halim El Dahb — et je dessine sans relâche pour oublier que je suis Jonas dans un leviathan de métal aux odeurs cramées d'histoire ; je sors mon encrier et je commence un travail maniaque destiné à m'avaler. Les disproportions prises par cette angoisse me sont au moins aussi pesantes que cette angoisse elle-même. Tout ça est absolument ridicule. Je pourrais tout aussi bien être effrayé par les pommes de terre, la couleur noire, ou n'importe quel morceau d'humanité auquel un inconscient aussi malade que le mien puisse, de toute façon, trouver un point d'attache, de hantise, entre 1933 et 1945.
je suis attendu à la gare par Julien, que j'ai déjà croisé à deux reprises dans des festivals de bande dessinée, et par son ami Lionel.
Julien était libraire ; il est embarqué depuis quelques temps dans de pénibles affaires juridiques avec ses anciens employeurs. J'ai horreur de tous les métiers. Lionel travaille à la Saline Royale ; il s'y occupe, pour ce que j'en ai compris et je comprends toujours tout de travers dès qu'il s'agit de boulot, de la programmation culturelle.
Je prends conscience en regardant autour de moi que je n'ai pas la moindre idée de l'endroit où je me trouve ; je n'ai pas regardé à un seul moment sur une carte où se trouvait ma destination. Je me croyais aller dans le sud, sans doute parce que j'en revenais et que, d'une certaine manière, je n'en étais pas complètement revenu. Et j'étais en Franche-Comté. Avoir été assez tôt averti de la proximité de Besançon ne m'était d'aucune utilité, j'aurais aussi bien pu placer cette ville à côté de Lille ou de Bordeaux. L'accueil est doux, calme, la gare est une maquette floquée et je suis ravi, cette fois-ci, de n'avoir pas eu à prendre d'anxiolytiques lors des changements de train. Le terrible tremblement des jambes sur les quais lors de l'entrée en gare.
Avec nous sont embarqués dans la voiture de Lionel trois autres résidents dont, étrangement, je ne suis pas foutu de me souvenir aujourd'hui. L'anxiété n'avait sans doute pas complètement atteint son point mort.
Nous approchons de la Saline Royale et je suis pris d'une surprise ravie : je reconnais instantanément, dans cette machine architecturale déraisonnable et pourtant érigée sur le socle de la raison, la marque de Boullée ou de Ledoux. Lionel me confirme avec enthousiasme qu'il s'agit effectivement d'une réalisation de Ledoux. Voilà qui marque d'emblée ce voyage d'un trait d'exception ; à ma connaissance, de ces étranges architectes du XVIIIe siècle, il ne reste pas grand-chose debout. De Lequeu, il ne reste rien ou presque ; on lui attribue le Temple du Silence, la maison Cazin, je crois bien que c'est tout. De Ledoux ou Boullée pas grand-chose de plus. Le misérable XIXe siècle aura voulu balayer ces pauvres monstres néoclassiques habités par les fantaisies intellectuelles anglaises des jeux associationnistes et la singulière mystique rationnelle.
Tout ceci est noyé dans le souvenir de vieux emportements, flou, mais ma joie d'adolescent est instantanément reconduite. C'est une vieille connaissance, tenue dans l'exact éclat de mon souvenir. Apprendre que je vais vivre dans une construction de Ledoux pendant plus d'une semaine est déjà une raison suffisante pour moi de me sentir payé de ce long voyage : je vais arpenter chaque jour le quadrillage de l'étrangeté où quelques architectes ont un temps uni dans un même projet la gestation silencieuse et muette de la nature et l'ordre génératif des créations rationnelles.
Le portail de la Saline est au moins aussi hétérogène et peu viable qu'un centaure : c'est une cavité aux singeries de grotte de sel zébrée d'un péristyle. Dans son axe, après avoir franchi le seuil, l'imposant corps de bâtiment appelé la maison du directeur.
Le corps de bâtiment appelé la maison du directeur est cette bâtisse colossale que des colonnes doriques archaïsantes à tambours alternés, si puissantes qu'elles en oblitèrent la façade, mètrent. Le corps de bâtiment appelé la maison du directeur est la théorie de cet ensemble. Le regard ne cesse d'y revenir ; inlassablement il sera dessiné, photographié par chacun d'entre nous. Ce qu'on aurait pu croire être le signe de la saline — ces hublots obscènes comme d'immenses yeux de poissons morts crachant un pus figé — n'en est que la distraction (la Franche-Comté s'étend au-dessus de mines de sel gemme ; c'est dans le bouillonnement d'énormes chaudières que l'on l'en extrayait des puits salés). Mais d'une certaine manière, dans la prise du temps qu'elle suppose, dans le va-et-vient qui fait naître de la pierre le simulacre d'un mouvement et naître de l'esprit la calcification d'un liquide, cette distraction amorce la vie paradoxale que dégagent les colonnes hybrides du corps de bâtiment appelé la maison du directeur.
Ce battement sourd conduit une pulsation arrêtée que se passent, d'anneau en bloc, les tambours, comme une mutation des ordres architecturaux : comment pourrai-je ne pas y voir en genèse la colonne infinie de Brancusi? je décide assez vite que ces colonnes feront l'objet d'un de mes premiers travaux au cours de cette résidence.
Julien me conduit à ma chambre et m'invite dès que je le désirerai, à visiter les lieux ; le domaine est vaste, je repousse momentanément. Je n'ai pas encore réalisé que je ne suis pas l'invité privilégié d'une célébration quelconque de mon travail, mais que ce qui peut se jouer ici est d'une toute autre ampleur, que nous sommes nombreux, que nous ne formons pour l'instant qu'une figure géométrique à inventer, encore disloquée, suspendue, en attente d'organisation, d'arêtes, lignes, coupes, de stabilité. C'est pour l'heure une figure fantôme à laquelle, en aucun point, je ne me sens appartenir. Je suis encore dans un jeu de relations solitaires, je visite ma chambre, je fais le compte de mes mètres, j'ai déjà quelques projets personnels tout entier donnés à une continuité supposée inébranlable entre avant et après mon séjour. D'une certaine manière, je suis encore tout empêtré d'anticipations. Auxquelles je vais assez vite renoncer.
Je rencontrerai ici, en plus de mes hôtes, en plus de ceux dont je ne connaîtrai que le prénom, Virginie, Marie-Florentine, Laure, Estelle et leurs amis, de ceux que je n'aurai jamais à nommer malgré - ou à cause de - leur proximité quotidienne, en plus de Ronald Grandpey — que je connais depuis très longtemps —, Benoît Guillaume, Jonathan Larabie, Benoît Préteseille, Aurélie William-Levaux, Joanna Hellgren, Alex Baladi, Yves Levasseur, William Henne, Andréas Kündig, Jérôme Mulot, David Demougeot, son frère, sa soeur, Isabelle Pralong, Étienne Lecroart, Benjamin Montello, Florent Ruppert, Cédric Manche, Jean-Christophe Menu.
Il y a tout ce que cette liste implique également d'absences, de tous ceux que je ne rencontrerai pas. Sans doute parce que sont réunis dans cette liste ceux qui se sont laissés porter par le jeu des inconnues qui préside à une vraie rencontre dans le travail, c'est-à dire une morceau d'existence expérimental. Et pour se donner à l'expérience, il aura au moins fallu que le goût pour elle se soit développé avant. Toutefois, il y aura des visages amicaux supplémentaires aux repas.
Chacune des chambres est frappée du nom d'une figure de l'histoire littéraire, politique, scientifique, sans que je puisse vraiment comprendre quelle curieuse série de hasards ou de déterminations a présidé à ces patronages. Einstein est-il venu bouffer un strüdel dans ce qui est devenu le réfectoire? Thoreau a-t-il demandé son chemin dans le bourg d'Arc-et-Senans, égaré sur la route de Besançon, pour qu'on lui consacre deux lits et une salle de bain? Je suis dans la chambre H.G. Wells. Ça pourrait être pire, Steiner est dans le même couloir.
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