Quelque chose de terrifiant à se dire qu’il faille de nouveau passer par le texte pour parler de l’urgence et de la nécessité du corps. Et savoir qu’on ne résoudra rien en jouant à la leçon d’anatomie par le compte-rendu de l’état du corps. Je ne dis là rien de mal de vos préoccupations : au contraire nous sommes tous dans le même bain, et l’eau est froide, et à nos côtés flottent les cadavres. Et je n’ai pas envie dans ces circonstances de faire des phrases et de la littérature ; elle n’a que trop noyé le théâtre avec ses mots et ses formules : je jette ceux-ci sur le papier, en toute amitié.
Angoisse de la mort : il y a vingt mille ans, cinquante mille ans, dans le corps d’un acteur-danseur il a fallu faire revivre les morts. Le corps du chaman comme acteur originel. Tout théâtre est à l’origine un théâtre sacré, et tout est né là, de ce corps dansant, criant, traversé par le sacré.
Le sacré n’est pas une étape dans l’histoire de l’humanité. Il représente une structure fondamentale de la pensée humaine. Sacré, chose indéfinissable, de l’interstice : car c’est entre l’acteur primitif et son public que le sacré travaille. Cela veut dire que ce n’est pas l’acteur qui "interprète" ; l’acteur, lui, danse, crie, hurle, vit le monde, en est traversé… C’est le public qui interprète, et c’est d’ailleurs toujours à l’origine son rôle : grâce à l’acteur, le spectateur conceptualisera le monde. Le sacré, comme Brecht le redira, c’est l’effet du travail de jeu, de communion et de communication entre l’acteur et le public. Quelques milliers d’années plus tard, passé de la présence du sacré à la représentation profane, l’acteur n’est plus joué, mais joue. Il interprète, effectivement, et le public, lui, sourit passivement du travail accompli devant lui, loin de lui.
Au centre était l’acteur et, le regardant, tous se voyaient : le théâtre primitif, cirque de convivialité aux places gratuites et illimitées, est devenu peu à peu le cube d’une confrontation stérile coupée à tout jamais du ludique et du sacré.
Image d’une cellule se vidant de son noyau, prise par l’inéluctable quadrature du cercle.
Ce corps fou de l’acteur traversé par un autre, encore dangereusement magique aux yeux du public, il a bien fallu l’arraisonner : on l’enfermera entre les murs de l’architecture, on le castrera sous l’effet de la littérature. Depuis que des architectes dessinent les murs des théâtres et que la littérature théâtrale est enseignée dans les classes, l’acteur a perdu sa chair.
Pour que le verbe se fasse chair, la seule condition nécessaire et suffisante est la présence d’un acteur et d’un spectateur. Pourtant à l’heure où le souffleur est passé de mode, certains, pour ne pas dire tous, construisent d’abord des murs, ouvrent une bibliothèque, y rassemblent des auteurs, puis se demandent ce qu’ils feront de l’acteur…
Reste alors éventuellement une dernière solution quand, fatigué d’un travail intellectuel qui ne se limite qu’à la pensée parce qu’on en a perdu le sens profond, on fait appel à une troupe de danse qu’on invite pour quelques jours : maigre aveu d’impuissance, maigre consolation.
Francis Bacon, peintre, disait qu’au XXème siècle l’art ne pouvait être que rituel ou didactique. Avec lui Artaud et Brecht. Ils l’avaient compris eux qui sont retournés se ressourcer aux méthodes et aux signes du théâtre asiatique, redonnant ainsi plus de sens à l’acte théâtral, plus de travail enfin au public, ravi qu’on pense encore à lui. Puis il y eut les descendants de ces ancêtres totémiques : Julian Beck et Grotowski par exemple, et ce merveilleux empêcheur de construire des murs et de déclamer un texte : Tadeusz Kantor. Comme Eschyle, comme Molière, tous ont ressenti la nécessité impérieuse : remonter sur scène ; être au milieu des acteurs, être acteur. La nécessité était telle, est telle.
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Loin de tout esprit de recherche, le langage théâtral fondé sur le corps, une fois de plus, se meurt. Il est écrasé à l’intérieur par des politiques de subventions et d’information culturelle, à l’intérieur par l’hégémonie du texte, le travail sur la psychologie du personnage et l’ambition des scénographies. Ici et là-bas, d’époque en époque, il ressurgit des cendres, poussé par la nécessité. Et il est probable que cela se fasse loin des revues spécialisées et de leurs lecteurs…
Nécrophilie : perversion dans laquelle la jouissance est obtenue au contact physique des cadavres.