Numéro 29/30 (1992))

L’amour du texte

par Paule Thévenin

Écrit peu de temps après la mort de Roger Blin, ce texte avait été demandé à Paule Thévenin par Michel Surya pour un numéro de la revue Scènes consacré à R. Blin. Le projet, malheureusement, n’avait pas abouti :

Écrit peu de temps après la mort de Roger Blin, ce texte avait été demandé à Paule Thévenin par Michel Surya pour un numéro de la revue Scènes consacré à R. Blin. Le projet, malheureusement, n’avait pas abouti :

7 juin 1946, en matinée, au Théâtre Sarah-Bernhardt. Les amis d’Antonin Artaud donnent une séance qui a comme but avoué de réunir pour lui quelque argent, mais qui se veut aussi un hommage à celui que les asiles d’aliénés français ont tenu si longtemps enfermé : neuf années.

Roger Blin est parmi eux. Je le vois encore entrer en scène, de sa démarche dansante, très grand, casqué d’une étonnante crinière paille (il a une chevelure particulièrement épaisse et, pour les besoins du film qu’il vient de tourner à Nice : Pour une nuit d’amour, réalisé par Edmond T. Gréville, il l’a fait décolorer). II tient quelques feuillets. Sa main tremble très fort, on entend le léger bruit du papier remué. Il a choisi de lire les premières pages des Nouvelles Révélations de L’Etre montrant bien par là, en même temps que sa sensibilité et le raffinement de sa culture, ce qui toujours l’a fasciné chez Antonin Artaud : cette parole acérée et brûlante. Roger Blin dit d’une façon bouleversante le désespoir de celui qui se savait, au moment où il écrivait ces pages, si totalement "séparé". Sa voix cuivrée, vibrante ne transmet pas au spectateur des mots, des phrases, mais la vérité d’un corps déchiré.

Antonin Artaud, dissuadé d’assister à la séance par Marthe Robert et Arthur Adamov qui redoutaient qu’elle ne fût trop éprouvante pour lui, m’avait donné rendez-vous au Dôme vers dix-huit heures. Il savait que j’allais au Sarah-Bernhardt, mais il avait mal évalué le temps que durerait la manifestation et je me rappelle très bien que j’ai dû, afin de ne pas le faire attendre, quitter la salle au moment où Jean-Louis Barrault commençait la lecture des Cenci. Il était anxieux de savoir comment les choses s’étaient déroulées et je lui ai dit combien avait été émouvante la lecture de son texte par Roger Blin.

De Montparnasse nous avons marché jusqu’à Saint-Germain-des-Prés où il devait retrouver quelques-uns des amis qui avaient participé à cette matinée. Je l’ai quitté devant les Deux-Magots. Quelques secondes après, sur le trottoir du boulevard Saint-Germain, je croisais ceux qui allaient le rejoindre. C’est là que j’ai échangé avec Roger Blin les premiers mots d’une longue amitié.

Pour Antonin Artaud à qui les repas dans un réfectoire d’asile avaient été imposés des milliers de fois, pouvoir pousser la porte d’un restaurant était l’un des privilèges de la liberté reconquise. Roger Blin, qui habitait alors une chambre ascétique, cité Falguière, venait très souvent déjeuner ou dîner au Vieux-Paris, un restaurant grec de la rue de l’Abbaye où la confiance des patrons, M. et Mme Nico, lui ouvrait en permanence une ardoise. Antonin Artaud, assez vite, en devint un familier. Quand il entrait, il regardait toujours si Roger Blin n’était pas déjà installé à une table pour venir s’asseoir près de lui. Bien des fois, je me suis trouvée avec eux. Les conversations étaient détendues, souvent très gaies : ils savaient tous les deux rire et être drôles. C’est au cours de l’un de ces repas qu’ils échangèrent leurs vues sur la prétendue folie de Vincent van Gogh : "Il n’y a pas de délire à se promener la nuit avec un chapeau attaché de douze bougies pour peindre sur le motif un paysage ; / car comment le pauvre van Gogh y aurait-il fait pour s’éclairer ? comme le faisait si justement remarquer l’autre jour notre ami, l’acteur Roger Blin".

Mais du théâtre, au sens où on l’entend habituellement, il n’était presque jamais question. Réunir quelques amis fidèles, capables de le croire et de le suivre, des acteurs sachant se battre à ses côtés, c’était cela, à ce moment-là, le vrai théâtre qu’Antonin Artaud voulait, "un théâtre sans spectateurs ni scènes, avec uniquement des acteurs. / Des acteurs qui n’aient pas froid aux yeux. / Quand j’en aurai trouvé 10 ou 15 / alors / j’inaugurerai / le Théâtre de la Cruauté".

Et Roger Blin dont il a écrit qu’il "n’était pas le bon, mais le mauvais larron", c’est-à-dire le plus valeureux des larrons, était compté par lui comme l’un de ceux qui constitueraient cette petite troupe. Roger Blin, amical et chaleureux, toujours prêt à répondre à son appel.

Il y avait déjà répondu en 1935, à l’époque où Antonin Artaud montait les Cenci. II tenait dans la pièce un rôle muet : l’un de ces deux assassins dont les notes de mise en scène et les photographies qui nous restent montrent qu’ils étaient conçus comme des sortes de mannequins humains. En outre, la responsabilité du cahier de régie lui avait été confiée. C’est dire qu’il dessinait, au cours des répétitions, les schémas correspondant aux déplacements des acteurs et notait avec soin leurs attitudes, l’instant où tel mot précis devait être prononcé, et la place des divers bruitages.

Il faisait, en quelque sorte, fonction d’assistant, si tant est que l’on ait pu assister celui qui, si superbement, avait déclaré : "je me connais parce que je m’assiste, j’assiste à Antonin Artaud". Bien plutôt Roger Blin, lui aussi, assistait à Antonin Artaud, il le voyait, sur le plateau des Folies-Wagram, imprimer à sa mise en scène "cette espèce de gravitation qui meut les plantes, et les êtres comme des plantes", faire se mouvoir et parler dans la tragédie, suivant un rythme précis, mathématique, non pas tellement des comédiens que des êtres en voie de réatteindre les grands mythes, amener ces héros à construire, dans l’espace de la scène, une "véritable géométrie", incarner lui-même le plus destructeur d’entre eux, le Père. Et la manière dont Antonin Artaud, qui s’était dépensé pendant les répétitions au point d’être aphone le soir de la générale, interprétait ce personnage central et démesuré, avait laissé à Roger Blin le souvenir d’un jeu tout à fait singulier.

Que ce travail quotidien ait scellé entre les deux hommes une amitié qui ne se démentira pas, que Roger Blin ait eu le sentiment d’avoir participé à une aventure sans précédent, unique, non répétable, cela est certain, mais peut-on pour autant en déduire que, comme acteur, il avait subi l’influence d’Antonin Artaud et que, plus tard, comme metteur en scène, il avait mis en pratique ses préceptes. Pour l’avoir bien connu, pour avoir souvent parlé avec lui et d’Antonin Artaud et de ses propres projets, pour l’avoir vu faire répéter des comédiens et avoir assisté à ses créations les plus importantes, celles auxquelles il tenait le plus, je ne le pense absolument pas.

Bien sûr, comme tout homme préoccupé de théâtre, les manifestes d’Antonin Artaud, ses textes théoriques sur le sujet ne pouvaient le laisser indifférent, et c’est à présent un lieu commun d’avancer qu’il y a un avant et un après le Théâtre et son Double, ce petit livre qui a rendu à jamais désuètes un grand nombre de conceptions théâtrales. Mais Roger Blin était loin de faire siennes toutes les propositions d’Antonin Artaud concernant la scène, le public, la salle, le jeu de l’acteur, la prééminence du metteur en scène, le non-assujettissement au texte, et, ne pouvant se contenter de n’être qu’une bête de scène, il était lui-même tout à fait en mesure de développer sa propre réflexion sur le théâtre.

J’ai d’ailleurs encore le regret, après tant d’années, de lui avoir assez sottement reproché, lors de sa mise en scène de la Sonate des spectres, de Strindberg, l’une de ses premières mises en scène, de n’avoir pas tenu compte des indications d’Antonin Artaud, de s’en être même si totalement écarté. J’aurais dû comprendre que sa fidélité à Antonin Artaud et à son oeuvre ne signifiait pas forcément dépendance et le louer, au contraire, d’avoir su donner à la pièce une traduction scénique qui était bien la sienne.

Je peux donner un exemple assez frappant de l’indépendance de Roger Blin dans ce domaine : à la fin de l’hiver 1947, Arthur Adamov avait réuni quelques amis dans l’appartement de Mania et Jacques Germain pour leur lire sa première pièce, la Parodie, enfin achevée. Antonin Artaud était là, assis près de la cheminée. Durant toute la lecture, il n’avait cessé de griffonner. Un léger silence avait suivi la dernière réplique. Alors on avait entendu s’élever sa voix si bien timbrée, martelant les syllabes : "Mais, Arthur Adamov, c’est très mauvais, c’est très mauvais ! ". Cette appréciation sévère ne devait diminuer en rien l’impression favorable reçue par Roger Blin qui, dès cet instant, avait promis à Adamov qu’il s’emploierait à monter sa pièce.

Roger Blin, bien qu’avec une certaine distance, un sentiment à la fois amusé et hautain, aimait passionnément son métier de comédien, mais, persuadé de sa laideur, il pensait ne pouvoir jamais être un acteur reconnu. En quoi il se trompait du tout au tout. Il est vrai que, dans une distribution faite par un autre que lui, son jeu pouvait paraître légèrement en marge de celui des autres, comme décalé. Sa voix modulée, chantante, pouvait surprendre, étonner, quand elle jaillissait parmi d’autres dictions plus plates ou plus emphatiques. Sans doute était-il contraint, pour réduire son bégaiement naturel, à hausser de plusieurs tons le registre de sa voix quand il voulait dire un texte, et sa manière très particulière de monter vers le haut ta fin d’une phrase faisait de la moindre réplique une tirade poétique, voire lyrique. Aussi le théâtre de boulevard lui était à jamais interdit. Mais plus tard, à partir de 1949, lorsqu’il se lança lui-même dans la mise en scène, il sut parfaitement tirer parti de ses particularités et s’entourer de partenaires dont la voix, l’attitude, les gestes pouvaient être complémentaires de son jeu. Je pense à sa magnifique exécution scénique d’En attendant Godot, à la cohésion de la distribution, au couple inoubliable qu’il composait avec Jean Martin qui sera si souvent son complice.

La présence d’un comédien sur scène, aussi forte soit-elle, disparaît une fois le rideau baissé. Il n’en reste plus que le souvenir, un certain halo qui peut persister au delà des mémoires et que, parfois, une expression surprise par un photographe parvient à restituer. Je veux croire que l’on se souviendra de la frémissante présence de Roger Blin sur scène, du tremblement de ses longues mains dont, ne pouvant l’empêcher, il savait si bien jouer, du chaud métal de sa voix et de son regard auquel la jaune couleur animale de ses yeux donnait une lumière si pénétrante.

La démarche théâtrale de Roger Blin, je l’ai déjà souligné, lui est propre, elle est à l’opposé de celle d’Antonin Artaud qui ne voyait dans le texte que l’un des éléments parmi d’autres dont il se servirait pour réaliser la représentation, allant même jusqu’à déclarer, en annonçant les pièces inscrites au programme du Théâtre de la Cruauté, qu’il les mettrait en scène "sans tenir compte du texte". Roger Blin, lui, ne se lançait dans une mise en scène que s’il était motivé par un texte, un texte sur lequel il pourrait s’appuyer en même temps qu’il le servirait sans jamais chercher à le gauchir.

Et sa rencontre avec Samuel Beckett qui a sans doute été l’événement théâtral le plus durablement marquant des années cinquante, a été avant tout une rencontre avec un texte. On sait que dans les faits elle s’est déroulée de la façon la plus naturelle : Beckett, discret, attentif, assiste à plusieurs représentations de la Sonate des spectres ; attiré, séduit par le travail de Roger Blin, un soir, il lui fait apporter le manuscrit d’En attendant Godot. L’ enthousiasme de Roger Blin est immédiat. De cette pièce, il aime l’argument, les personnages, les situations, mais, par-dessus tout, ce langage comme rénové de l’intérieur, ces trouvailles de vocabulaire, de syntaxe, que seul, peut-être, un étranger à la langue dont il use, peut faire jaillir. Il rêve aussitôt de faire partager au public l’extraordinaire plaisir qu’il a éprouvé à découvrir une écriture théâtrale aussi neuve et l’on sait qu’il y parviendra, qu’il sera, sans grands moyens, sur la pauvre scène du Babylone, le révélateur de Beckett. Le travail accompli sur En attendant Godot, comme sur les autres oeuvres de Beckett qu’il a montées par la suite, est celui d’un réalisateur à l’originalité indéniable, attaché à faire respirer le texte qui lui était confié, à rendre ses intentions finement perceptibles, à les transmettre aux spectateurs sans redondances ni effets appuyés, éclairées comme par le dedans par la vibration des voix et les déplacements des corps.

Les décennies suivantes sont celles des grandes créations de Roger Blin. Par le choix des textes qu’il monte : Adamov, Beckett, Genet, il signe son individualisme, il est à part, presque marginal. Il l’est aussi parce qu’il refuse de se plier aux diverses modes qui envahissent alors les scènes occidentales. Ce grand seigneur du théâtre le sert à sa manière, qui est d’être solitaire et sans concessions. Il se garde de vouloir innover à tout prix, de jouer les expérimentateurs ou les révolutionnaires patentés comme tels qui se réclament précisément à grand bruit d’Antonin Artaud sans que cette référence soit, dans la plupart des cas, le moins du monde justifiée. Incapable de monter une pièce dont l’idéologie serait contraire à sa générosité dans le domaine politique, le véritable déclencheur de ses choix a presque toujours été la teneur poétique d’un texte.

C’est là, dans cet amour du texte, qu’il faut chercher la raison de son admiration sans défaillance pour l’œuvre d’Antonin Artaud. Plus que quiconque il était sensible à cette poésie noire, noire comme "la liberté est noire", prêt à tous les dévouements pour préserver cette lumière sombre. Je me souviens de Roger Blin, la nuit qui a suivi la mort d’Antonin Artaud, restant jusqu’à l’aube avec moi dans la chambre d’Ivry, ému, fraternel, veillant son ami mort pour barrer, disait-il, la route aux rats. C’est lui, encore, qui, les mois suivants, m’a poussée à entreprendre la publication de cette immense oeuvre posthume, m’a accordé de nombreuses heures de son temps pour m’aider dans mes premiers déchiffrages, me soutenir, me rassurer. Ensuite, occupé par ses mises en scène, moins disponible, il m’a laissée travailler seule, mais je lui devais une partie de mon élan. Conscient, à mesure qu’avançait ce travail dont personne au départ n’avait bien mesuré l’ampleur, qu’il occuperait sans doute toute ma vie, jamais il n’a cessé de m’apporter son appui, de m’encourager à poursuivre, en me manifestant l’importance qu’il y attachait. Toute sortie d’un tome des Oeuvres complètes d’Antonin Artaud était marquée par un appel de Roger Blin. Le volume à peine reçu, il le lisait d’une traite, en perdant le sommeil. Au matin il me disait, bouleversé, son émotion, son émerveillement toujours renouvelé. Ce m’est à présent un manque réel que de n’avoir plus à espérer la sonnerie qui l’annonçait, de savoir que je n’entendrai plus sa voix hésitante, achoppant sur certaines syllabes, me lancer : "J’ai tout lu, je n’en ai pas dormi, c’est formidable ! ".