Numéro 3/4 (1971))

Ouverture

par Christian Prigent

"Un texte est à la fois définitif (on ne saurait l’améliorer, profiter de l’histoire qui passe pour le rendre rétroactivement vrai) et infiniment ouvert (il ne s’ouvre pas sous l’effet d’une correction, d’une censure, mais sous l’action, sous le supplément d’autres écritures, qui l’entraînent dans l’espace général du texte multiple." (BARTHES)

"Sortir le texte poétique de la lecture purement décorative où il se trouve enfermé" (Pleynet), ce projet, s’il n’a plus depuis quelques années déjà le mérite de la "nouveauté", a toujours, et significativement, celui de l’urgence. Si en effet le combat qui se mène aujourd’hui met en jeu les susceptibilités et les hargnes que l’on sait (et que d’aucuns aimeraient faire passer pour l’effet simple de coquetteries littéraires), c’est que son enjeu est en dernière instance d’ordre politique, qu’il s’agit d’une lutte dont l’objet n’est rien d’autre que la destruction (ou non) des idées dominantes, c’est-à-dire, pour citer Marx, des "idées de la classe dominante" [1]. C’est aussi (et uniquement) pourquoi elle mérite intérêt.

La lecture de Ponge que le présent cahier prétend fournir se veut inscrite dans cette lutte. Nulle part ailleurs elle n’aurait de raison d’être. Nulle question ici, par conséquent, d’un recueil éclectique de "témoignages", ou du murmure d’un "hommage" conçu selon le rituel littéraire. Nulle question de l’approche universitairement exhaustive d’un texte aujourd’hui encore ouvert et actif. Il n’est pas dans notre propos d’assurer "l’apothéose" de Ponge dont le ciel, il l’a dit, ne se trouve nulle autre part qu’ici-bas, dans le texte. Il est dans notre propos d’intervenir dans la relecture méthodique et la constitution du texte général qu’un pratique matérialiste entend poser contre l’idéalisme régnant.

Si, comme le dit Jean Thibaudeau, "Le Parti Pris des Choses est une petite roue, une petite vis qui illustre Lénine" [2], tenter une approche critique du texte pongien, c’est déceler et montrer dans "leur activité pratique" [3] les motifs de ce texte qui participent de (et, parmi d’autres, ont pu permettre) la mutation aujourd’hui en cours dans la conception de la "littérature", de "l’écriture", du "texte" ; le faire ainsi jouer avec force comme "rouage essentiel dans la machinerie d’une déconstruction nécessaire de l’idéologie (bourgeoisie) qui règle le développement du discours habituellement tenu à propos de "poésie").

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C’est dire qu’il s’agit ici aussi de participer à cette "critique de l’idéologie poétique" amorcée par Jean-Louis Houdebine dans deux récents numéros de Promesse. La première partie de cette "critique", on le sait, analysait le "Dictionnaire de la poésie contemporaine" de Jean Rousselot. Après avoir établi, selon les principes de l’analyse sémantique structurale, l’"idéologème" propre au commentaire traditionnel du texte poétique, elle montrait comment ce type de critique se trouvait acculé à d’insolubles contradictions dès qu’il devait s’appliquer à un type de texte dont le projet, matérialiste et conscient de sa propre méthode productive, excédait d’emblée les critères du commentaire. Le texte exemplaire de cette résistance se trouve être précisément celui de Ponge. C’est sur le pré-texte de cette mise en place critique préalable que nous entendons faire fonctionner ici un autre type de lecture de Ponge.

Et d’abord, grossièrement : le texte de Ponge, dont parle ici TXT, revue "de poésie", prétend sans cesse s’exclure du code de cette "poésie", quoique toujours on l’y renvoie. Cette remarque, et la proposition récemment avancée d’une "inadmissibilité" totale de la "poésie", indiquent déjà l’un des motifs de ce qui va se lire ici, et qui pourrait se formuler dans cette question posée par Philippe Sollers comme titre de l’un de ses articles sur Ponge : "La poésie oui ou non" [4]. Et ce qui va se lire, ce sera justement, en creux, l’impossibilité pour la critique traditionnellement bourgeoise, enlisée dans les mythes de la transparence représentative et de l’intériorité du "sujet" univoque, de lire un texte qu’elle ne peut lire, selon ses codes, que comme "poésie" (activité décorative et monologique — idéaliste —), mais qui écrit la "poésie" ("écriture qui rend palpable l’élaboration du sens poétique comme gramme dynamique" [5], productivité polyphonique — matérialiste —) exactement où cesse la pertinence de cette lecture. Seront désignées alors les références idéologiques de ce type de lecture et du type de texte qu’elle peut lire. (Des ouvertures sur cette scène, passim, au cours du numéro).

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Le projet exige une méthode. Puisqu’il n’est pas question de sacrifier ici à l’essayisme traditionnel, la question est aussi ce de type d’écrit qu’est le développement critique. Avec Barthes, nous pensons que "ce que l’on appelle encore le discours de l’essai ou de la critique va être l’objet d’un remaniement, d’une subversion profonde qui est en train de se chercher. Là où cela se cherche, c’est du côté du texte et non plus du roman ou de la poésie. La notion de texte va forcément englober l’essai, la critique, enfin ce qui était jusqu’à présent le discours intellectuel ou même scientifique [6]. Aussi bien le texte qu’élabore ce numéro, d’autant qu’il prétend commenter un texte lui-même affairé à briser les codes et la loi des genres, s’essaie, par endroits, et avec la prudence requise, à modifier les données rhétoriques du discours critique habituel. Telle, par exemple, dans "La mutité inscrite", la mise en place d’un dispositf typographique où la lecture se trouve spatialisée dans un champ intertextuel dont le dess(e)in (références/positions/machinerie textuelle) répond très exactement au programme global du numéro : ouverture du texte, utilisation dans une stratégie d’ensemble, passage du texte à l’intertexte. Par ailleurs, l’aimantation du commentaire (au travers des différentes études) autour de quelques propositions pongiennes récurrentes, si elle indique expressément les points forts du texte (et, négativement, les éventuelles limites historiques de son propos) vise également à un martèlement dont le projet pédagogique est calculé : l’insistance tautologique brise aussi le miroitement impressionniste. Comme une certaine manière de penser le texte pongien "en lambeaux" provoque et indexe la toujours possible "mise en lambeaux" de ce texte en tant qu’il ouvre à une pluralité polyphonique. Enfin, avec "Les tentations de Ponge", un autre pas est franchi, celui avec lequel on essaye de "montrer", à la lettre, que la seule façon de démonter un texte-fiction est d’en équilibrer (comme on équilibre un revolver ou une flèche) un autre, de fiction lui-aussi. "La théorie de la fiction est une autre fiction" [7]. Fermant ainsi le volume, ce texte l’ouvre sur un autre espace : la lecture s’insère dans l’entre-dit des propositions disloquées pour une ré-écriture où veut aussi s’établir notre lecture de Ponge comme lecture de notre propre projet : le travail que tente TXT.

Enfin, (avec toute l’insistance nécessaire) : Ponge, comme l’écrit ici Ph. Sollers, est toujours caché. Le pourquoi de cette occultation résulte trop idéologiquement de ce qui vient d’être esquissé. Lever ses caches, démonter le comment de leur production sans cesse résurgente, mettre à nu leurs raisons, c’est bien sûr montrer "Ponge", en toute justice. C’est aussi montrer et faire fonctionner dans sa stratégie tout un texte potentiel dont la machinerie subversive est aujourd’hui irréversiblement en route.




[1] Marx/Engels : " L’idéologie allemande" (Ed. Sociales - 1953 - p. 38).

[2] Conférence inédite

[3] Marcelin Pleynet : " La poésie doit avoir pour but le récit depuis toujours différé de son activité pratique" ("La poésie doit avoir pour but…", in Théorie d’Ensemble, Seuil - 1968 - p. III).

[4] In « Logiques » (Seuil - 1968).

[5] Julia Kristeva, Séméiotikê - 1969 - , p. 143.

[6] In VH IOI, n° 2 - 1970.

[7] Denis Roche, lettre à C.P., Octobre 70.