Numéro 3/4 (1971))

« Méthode » de lecture

par Eric Clémens

« (…) Tout se passe comme si, pour Rimbaud,
au travail « domestique » — asservi, mais aveu-
gle à son asservissement — qui ne fait que
répéter, reproduire et assurer la domination et
l’exploitation du travail, on ne pouvait que
répliquer par un non-travail qui est évidem-
ment un contre-travail. Au travail imposé par
une société se perpétuant grâce à lui (qui
donc risque de ne pas connaître l’idéologie qui
le manœuvre et le pouvoir qui le sert), le
contre-travail textuel, théorique et pratique,
apparaît comme un non-travail. (…) » [1].

Notre idée de la science commence-t-elle à sortir du kantisme ? Se défait-elle ? Concevons-nous la « méthode » autrement qu’en instrument d’application ? Croyons-nous encore aux « a priori de l’entendement » ? Sur ce point, nous n’avons même pas lu Hegel. Au contraire de Lénine :

« La logique est la science non des formes extérieures de la pensée, mais des lois du développement de « toutes choses matérielles, naturelles et spirituelles » — c’est-à-dire du développement de tout le contenu concret de l’univers et de sa connaissance, — c’est-à-dire, la somme, le résultat de l’histoire de la connaissance du monde. » (Cahiers sur la dialectique de Hegel).


Le point de départ n’est pas dans la « technique du savoir » qui en même temps se prête et se coupe de son objet. Avec Hegel, « la philosophie ne peut accéder à sa condition supérieure qu’en partant du savoir phénoménal et en se tournant contre le savoir phénoménal à l’intérieur de lui-même. Autrement dit, la philosophie ne peut agir brutalement sur le savoir phénoménal, elle doit laisser celui-ci se critiquer lui-même. » (Max Loreau). Sapement de la métaphysique : la « conscience philosophique » est une présence, mais « une présence qui est à la fois, une non-présence, donc une présence-absence. » (M.L.) : le « monde », les « phénomènes » apparaissent à travers et sans elle. Ainsi, la nouveauté radicale de Hegel [2] opère « la conversion de la conscience philosophique en pur regard absent : il faut que celle-ci soit là (présente), mais c’est parce qu’elle est absente (a-morphe) par essence qu’elle libère l’histoire, le devenir, le mouvement, (l’écriture, le tracement, etc.) » (M. L.).

Cette nouveauté, ce sapement, cette éruption de l’histoire, de l’écriture, rien d’étonnant s’ils demeurent méconnus. Rien d’étonnant non plus si le texte de Ponge est un des premiers à les marquer. Que la seule « méthode » soit la pratique de l’écriture (l’histoire) — cette affirmation n’est pas seulement lancée à la « littérature »… Mais reprenons, au moins, la démarche de Francis Ponge.

LE MONDE MUET

D’entrée de jeu, Ponge exécute la « Table rase » (Pour un Malherbe, p. 150) : cependant son geste, comme la raison qui se lit réson, matière, ne doit rien au cartésianisme. Ponge rase sans manèges ou manigances et reste face à la table, sans rien cacher dessous.

Cette table, cette chose, appartient au « monde muet ». Ce monde nous « baigne », nous « traverse » (id., p. 71), « nature muette » (id., p. 167). Il « porte », « pousse », « oblige à écrire » (Méthodes, p. 224). Mais il ne parle pas. Il s’étend même jusqu’à nous : « Ne pourrait-on pas dire, poussant les choses un peu plus loin (ce n’est pas très loin encore) que les hommes eux-mêmes nous semblent privés de parole, sont aussi muets que les carpes ou les cailloux. Nous jugeons qu’ils ne disent rien, qu’ils ne disent que riens, quand ils parlent — qu’ils n’expriment rien de leur nature muette. (…) Ainsi en un sens pourrait-on dire que la nature entière, y compris les hommes, est une écriture, mais une écriture d’un certain genre, une écriture non significative, parce qu’elle ne se réfère à aucun système de signification, du fait qu’il s’agit d’un univers infini à proprement parler immense, sans limites. » (ibid. ; ou Nouveau recueil, p. 177).

Cette écriture, la violence du mutisme, ouvre au désir — au désir de la « féminité du monde » (Pour un Malherbe, pp. 73 et 77). Pour que le texte apparaisse, sujet et objet vont disparaître dans le jeu du désir, vers l’autre écriture : « L’acte sexuel, l’acte de reproduction exige aussi la présence d’un autre. Eh bien ! comme dans l’espèce, il faut que les deux meurent plus ou moins pour que la troisième personne, ici le texte, puisse naître.

La deuxième personne, quant à moi, enfin, c’est évidemment, si vous voulez, pour aller très vite, la chose, l’objet qui provoque le désir et qui, lui aussi, meurt, si vous voulez, dans l’opération qui consiste à faire naître le texte. Donc, il y a mort à la fois de l’auteur et mort de l’objet du désir, mettons de la chose, du pré-texte, du référent, pour que puisse naître le texte. » (Entretiens, p. 171).

Le inonde muet des choses et des hommes, sans expression, sans signification, sans limites, provoque le heurt du désir, sa mort dans l’écriture. Mais cette vrille violente traverse le mutisme des choses qui n’ayant rien à dire forcent à changer de monde : « On ne peut pas entièrement, on ne peut rien faire passer d’un monde à l’autre, mais il faut, pour qu’un texte, quel qu’il soit, puisse avoir la prétention de rendre compte d’un objet du monde extérieur, il faut au moins qu’il atteigne, lui, à la réalité dans son propre monde, dans le monde des textes, qu’il ait une réalité dans le monde des textes. » (Méthodes, p. 276).

/PARESSE/

Le monde des textes n’est pas « parlant » lui non plus, d’emblée. Ecrire se fait déjà contre la parole : « Souvent, je me suis mis à écrire parce que j’étais tout à fait honteux de ce que je venais de dire… » (Entretiens, p. 104) ; « Si j’ai choisi d’écrire ce que j’écris, c’est aussi contre la parole, la parole éloquente, parce que je ne suis pas éloquent » (Méthodes, p. 266). Puisqu’il n’y a rien à entendre, il n’y a rien à (faire) parler ; mais le monde des mots, lui, doit se travailler, se lire pour écrire : « je travaille parmi ou à travers le dictionnaire un peu à la façon d’une taupe, rejetant à droite ou à gauche les mots, les expressions, me frayant mon chemin à travers eux, malgré eux. » (ibid., p. 222). Ecrire traverse la lecture des mots : tous les textes de Ponge pourraient être cités :

« Voici les mots, il faut que je les dise.
(Vite, avalant ses mots à mesure.)
L’Hirondelle : mot excellent ; bien mieux qu’ aronde,
instinctivement répudié.
L’Hirondelle, l’Horizondelle : l’hirondelle, sur
l’horizon se retourne, en nage-dos libre.
l’Ahurie-donzelle : poursuivie-poursuivante, s’enfuit
en chasse avec les cris aigus. » (Pièces, p. 190).

Ecrire n’entend pas, ni ne voit l’objet, la chose, mais joue le mot, les mots, la seule matière à disposition. Sollers avance le terme d’anagrammatisation (Entretiens, p. 107, et Ponge répond par la lecture de « l’Huître ») — ce qui nous renvoie à Saussure re-lisant dans les poèmes latins le travail de saisie « des chances phoniques totales offertes à chaque instant par la langue » [3]. Ce « jeu sur les phonèmes » [4] ne pose pas certains des problèmes avancés à son propos. Se demander si l’effet anagrammatique est volontaire ou involontaire, produit du hasard ou de la nécessité, patauge dans un causalisme logocentrique. Que l’"effet" scriptural soit sa propre « cause » (formulation que l’écriture permet précisément d’abandonner) devrait commencer à se savoir. En « effet », l’écriture se lit : « j’étais en même temps le lecteur de ce que j’écrivais, de ce que je traçais » (Entretiens, p. 73).

Lire dans l’écriture choque en retour : la lecture introduit une accélération en même temps qu’un retard dans l’écriture, autrement dit une paresse. L’usage de ce mot dans les textes de Ponge est fréquent et empêche de l’esquiver comme le témoignage « bien reconnu » de la « nonchalance de l’artiste » ! L’insistance sourde de la « paresse » résiste à l’ignorance de son impact. « Je dois certainement beaucoup à ma paresse. J’entends à ma paresse s’appliquant (s’étant appliquée) à ce que je ne devais pas faire ». (Le savon, p. 117). La dette due à la paresse tient à ne rien devoir, au pouvoir laissé de s’appliquer à ce que Ponge ne doit pas faire. Paradoxe qui du premier coup décrit la paresse comme puissance de faire, une puissance dont l’étendue ne se mesure pas, mais rebondit : « Et quant à moi, s’il est Vrai que la science (dont la fin n’est pas seulement connaissance mais puissance) doive s’appuyer pour commencer sur de solides définitions et d’autre part se confier parfois à la paresse et dans une certaine mesure aux hasards de la contemplation, alors peut-être mon entreprise n’est-elle pas folle ni totalement injustifiée. » (Tome premier, pp. 555-6). Dans la paresse (« Vivre éternellement au trône de notre paresse. » — Pour un Malherbe, p. 133), l’hypothèse échappe aux directives de toute méthode. Un mouvement d’attente et d’imprégnation (« Je travaillais donc avec l’irrationnel venant de la profondeur de mon imprégnation », Entretiens, p. 72) laisse jouer le hasard de la raison, de son travail. « Il me semble que les règles (exigences techniques) sont posées d’abord comme impératives, pour que la difficulté qu’elles soulèvent, l’obstacle qu’ elles dressent, oblige à piétiner, à marquer le pas, à faire comme on dit du « sur place », voire à s’enfoncer, à s’enterrer sur place, comme un assiégeant devant un mur. Cela, à la vérité, dans quelle intention (secrète) ? Eh bien, je crois que c’est pour obliger à attendre, je crois que c’est le moyen d’attendre ; mais d’attendre quoi ? D’attendre, je crois, que se vérifie qu’il n’existe pas de meilleure formulation (que celle qu’on a trouvée d’abord) ; d’attendre au besoin d’autres tours ; de laisser à d’autres expressions ou formulations le temps matériel d’arriver, le temps de sortir de l’oubli et de se présenter, d’apparaître sur le champ de bataille ou sur l’établi où l’on travaille. Pour créer une accumulation de forces. (Pour un Malherbe, p. 246). Aucun processus originaire n’est décrit ici ou alors l’"origine" devient processus perpétuel d’accumulation, temporisation alors même que « ça commence ». Et la paresse traverse ce qui s’accumule, le renforce et l’enfle — jusqu’à l’éclatement de l’écriture. « Tension : hésitations, allées et venues du coup de crayon ou de plume magistral… » (id., p. 252) : le travail de l’écriture (« un travail de désencombrement, de bêchage, de binage, de de déblaiement » — id., p. 200) transforme ce qui reste contenu. Saisir la qualité différentielle, programme maintes fois affirmé par Ponge, s’effectue alors avec précision. Traîner dans les mots, les « laisser passer » (Entretiens, p. 111), puis intervenir, les brusquer, tel est le double jeu de l’écriture. Le double jeu de la différance : « Les deux valeurs apparemment différentes de la différance se nouent dans la théorie freudienne : le différer comme discernabilité, distinction, écart, diastème, espacement et le différer comme détour, délai, réserve, temporisation » [5]. Temporisation et espacement, l’écriture, sa paresse et sa violence, les noue elle aussi comme autre nom de l’autre nom : différance. Un nom inscrit à la fois dans la théorie de l’inconscient et dans la théorie de l’écriture — où l’histoire écarte le temps.

L’usage fait des mots, du Littré et de l’étymologie, peut se prendre alors dans son fonctionnement. Au contraire de la volonté expresse d’un Heidegger (mais sans doute moins de son texte) qui voit dans le recours à l’étymologie un moyen (une méthode instrumentale) pour rejoindre l’origine, Ponge pratique le dictionnaire et ce qu’il fournit, distend ses données sans obnubilation, bref déporte et se déporte dans les sèmes et les phonèmes disséminés, dissonés : « Essaim : de exagmen, de ex agire : pousser hors. » (Tome premier, p. 266). La mise en jeu ou en geste des mots se désigne ici dans sa propre mise en scription : essaimée, poussée au dehors. — Sans fin : « …quelqu’un comme vous qui travaillez de façon extrêmement lente, précise, avec des retours incessants et une volonté d’inachèvement perpétuel… » (Entretiens, p. 19) : Sollers rassemble avec acuité le mode de production de Ponge, un mode d’inachèvement. Non seulement sans illusions référentielles (sans confusion avec le réel), mais surtout sans l’auto-illusion d’une conception instrumentale (de l’écriture), cette pratique de Francis Ponge impose, une des premières, la pratique du texte dans la mise à nu de sa production, le géno-texte écrit dans le phéno-texte (Kristeva)…

SILENCE

« La violence du désir et de la nécessité (artillerie) tournant à l’harmonie, au ronronnement du plein jeu (concert de vocables). » (Pour un Malherbe, p. 149). Le désir du monde muet tourné dans le jeu du texte, le silence est franchi (« la nécessité profonde, enfin ce qui amenait à franchir le silence, était évidemment le désir » — Entretiens, p. 170). Mais ce franchissement n’est pas linéaire ; en lui ce qui aurait pu se comprendre comme une « correspondance » aux choses trouve peut-être sa résolution. L’écriture, en son cercle sélectif, se diffère dans le silence : « …la variété des choses est en réalité ce qui me construit. Voici ce que je veux dire : leur variété me construit, me permettrait d’exister dans le silence même. » (Méthodes, p. 12). D’où Sollers : « Si « le monde muet est notre seule patrie » (celle qui ne proscrit jamais personne), la langue, la parole doivent accéder à ce mutisme souverain, positif : elles doivent pourrir à la profondeur des choses, brûler à leur hauteur, se livrer en quelque sorte à un acte sacrificiel qui, par sa propre destruction, vise leur présence multiple inconnue, » [6]. Entre le mutisme des choses et le silence de l’écriture, un rien multiple est placé en abîme :

RIEN N’AURA EU LIEU QUE L’OBJEU.


Qu’en est-il de la méthode, de sa question dangereusement avancée, au début de ce texte, dans la problématique hégélienne ? De la pratique de l’écriture à la question de la méthode, la distance n’est pas l’histoire : c’est l’histoire au contraire qui les exaspère tous deux. La violence de son inachèvement supprime toute idée de fin et/ou d’origine : pas plus que la « parole » ne donne la présence, la « méthode » ne procure l’instrument. Ecriture et méthode se pratiquent, autrement dit courent le risque de l’« hypothèse », de sa mise en jeu. Le « laisser se critiquer » du « savoir phénoménal » peut, après le parcours aventureux de Ponge, être ressaisi, à condition de lire le « phénomène » non comme le monde pénétrant mon discours, mais comme la matière textuelle exhibant sa propre genèse, son inachèvement. Toute production implique une disparition et cette disparition imprime son manque au procès : de là l’impossibilité de l’instrument ou de la parole « adéquats ». De là l’histoire dans toute « connaissance ». Le jeu de l’écriture transforme notre « idée » de la science…




[1] J.-L. Baudry, Le texte de Rimbaud, p. 57, « Tel Quel » n° 35.

[2] Et que Hegel n’a pu soutenir : cfr. Max Loreau, Lecture de l’Introduction à la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel, « Textures » N° 5.

[3] Saussure, Le texte dans le texte, présenté par J. Starobinski, p. 28, « Tel Quel » n° 37, Printemps 1969.

[4] Saussure, Les anagrammes…, présenté par J.S., p. 257, « Mercure de France », n° 1203, Février 1964.

[5] J. Derrida, La différance, p. 57, in : « Théorie d’ensemble », coll. Tel Quel, Seuil 1963.

[6] Logiques, p. 201, coll. Tel Quel, Seuil, 1968.