Il n’y a plus eu depuis Richard Strauss d’opéra qui rencontre un large public. Wozzeck et Lulu, les deux opéras de Berg postérieurs aux grands succès de Strauss, n’ont trouvé qu’un public restreint en comparaison du public plus général de l’opéra et le répertoire aujourd’hui repose sur deux grands piliers : le répertoire italien de la fin du XIXe et du début XXe siècle ; le répertoire allemand de Mozart à Strauss. En dehors de cette base, quelques Russes, le baroque que l’on redécouvre. De Stravinski, il n’y a guère que l’Histoire du soldat qui ait survécu par le succès public, et ni Berg ni Schönberg en effet n’ont trouvé un très grand public. Plus récentes, les œuvres de Britten ou d’Henze ont eu un certain impact à un moment donné, mais sans résonance durable dans les années qui ont suivi : elles sont restées confinées à leur époque. Donc, il y a là un problème, une divergence d’avec le « public d’opéra ».
Les différences se situent au long de plusieurs lignes de fracture. D’abord, l’utilisation des voix : s’il n’y a pas d’utilisation des voix qui soit, disons, « frappante », et qui exploite une certaine virtuosité dans la tessiture, dans la couleur, etc. l’œuvre a moins de chance d’avoir un impact sur le public. En second lieu, la relation de la voix et de l’orchestre. C’est un peu un corolaire de la première question : si la voix est plus englobée dans l’orchestre que vraiment mise en valeur par lui –quand l’orchestre ne fait qu’accompagner les choses sont plus faciles à saisir–, si l’orchestre joue pleinement son rôle, comme chez Wagner, une fracture départage différents publics. Un opéra de Wagner est pour cette raison plus difficile à saisir dans toute son intégrité qu’un opéra de Donizetti. La troisième ligne de fracture tient au changement de vocabulaire : Strauss est allé à l’extrême limite de ce qu’un public d’opéra peut encore accepter. Bien que Strauss utilise des éléments de langages plus familiers, certains passages sont extrêmement virulents et, surtout vus rétrospectivement, ne sont pas si loin de Wozzeck. Cependant, nous devons observer une différence entre l’utilisation insolite d’objets familiers et l’utilisation familière d’objets insolites !
D’autres lignes de fracture sont peut-être moins importantes pour le mélomane. Elles tiennent à la conception théâtrale –qui, dans certains opéras, peut paraître sommaire. Dans les opéras italiens du type Bellini ou Donizetti on ne peut pas dire que la trame théâtrale soit passionnante, mais cela semble peu importer aux amateurs particuliers de la voix et ils acceptent très bien des situations que, au théâtre, on trouverait incongrues de par leur innocuité : ce sont des situations que ce genre de mélomanes, en tout cas, accepte. Récemment, dans la présentation de l’opéra, l’on a vu une pression de plus en plus forte du metteur-en-scène considérée comme une injure faite à la musique –on dit alors que le rôle du metteur-en-scène est désormais beaucoup trop important, qu’il passe devant le musique, que c’est très gênant et que l’on est diverti de la situation musicale proprement dite. Mais quand on lit –puisqu’elles sont écrites et sont venues jusqu’à nous– les réflexions de Wagner sur l’importance du drame, sur la scène, et donc du jeu théâtral, on ne peut qu’être perplexe devant la persistance de ce manque de sensibilité dramatique dont font preuve quelquefois certains amateurs d’opéra.
Voilà quelque chose probablement, aussi, qui empêche un langage moderne. Pratiquement, on a affaire au même espace théâtral et aux mêmes ressources théâtrales qu’il y a un siècle. Le théâtre, de ce point de vue, n’a pas ou n’a que très peu progressé depuis Wagner. On a bien vu quelques essais, tels ceux de Zimmerman : essais quelquefois utopiques, et la réalisation a dû réduire cette utopie à une matérialité beaucoup plus restreinte. Il y a eu aussi l’opéra de Ligeti, ou les tentatives de Kagel, qui font appel surtout à la dérision, à la critique du genre : intéressantes naturellement de ce point-de-vue là, mais il n’en reste pas moins que « l’appareil » est parfaitement triomphant et qu’il y a des ressources de l’opéra qui font qu’il est un mécanisme excessivement lourd, complexe, difficile à manier et qui, donc, se renouvelle difficilement. Le théâtre, lui, s’est renouvelé. Mais dans un théâtre parlé, on ne rencontre pas de problèmes acoustiques ; dans le théâtre chanté, avec tout le volume instrumental à côté des voix, se posent des questions d’acoustique. Quand Joseph Losey a mis en scène, à l’Opéra de Paris, Boris Godounov, il voulait avoir les chanteurs comme des acteurs, il voulait que s’instaure une communication directe avec le public et que n’existe plus la fosse d’orchestre, espèce de piscine interposée entre la scène et le public. Il avait donc placé l’orchestre dans une espèce de grand kiosque couvert d’une couronne –à la fois kiosque de ville d’eaux, représentation d’une couronne de tsar et cage à oiseaux. L’orchestre se trouvait alors tout au fond de la scène. Les chanteurs, qui faisaient face au public, n’avaient le contact au chef d’orchestre que par des moniteurs de télévision –ce qui est une formule praticable à certaines occasions mais qu’il est difficile de soutenir pendant plusieurs heures– et le chef lui-même ne voyait et entendait les chanteurs que par le moyen de micros et de caméras. On ne peut pas dire que la communication était très aisée ! La barrière psychologique s’interposait. Plus important encore : l’équilibre acoustique était totalement faussé. Quand les chanteurs étaient seuls, sur le devant de la scène, on n’entendait l’orchestre, en raison de plans très disparates, que par réverbération ; dans les scènes de choeurs l’orchestre était totalement éclipsé, perçu très difficilement et comme très lointain… Cette situation fosse/scène n’est pas artificielle, elle a sa justification acoustique naturelle. Quand on joue des opéras en version concertante on voit bien qu’il y a des problèmes d’équilibre : l’orchestre a tendance à dominer les voix. Si on veut imaginer des rapports scéniques nouveaux on devra accorder la plus grande attention aux conditions acoustiques, toute mise en espace pose des problèmes.
Quant à la mémoire, j’ai constaté un phénomène qui touche les œuvres contemporaines. Pourquoi les œuvres du répertoire sont-elles retenues ? Parce qu’il y a une exigence de mémoire qui n’excède pas les capacités. Les capacités de mémoire exigées par un rôle comme Isolde, par les rôles de Wagner en général ou un rôle de Strauss, sont déjà très grandes en comparaison d’un rôle de Mozart. Cette capacité a des limites et les compositeurs parfois, Berg lui-même, présentent de telles exigences que les interprètes conservent peut-être l’essentiel du texte musical mais ont par contre tendance, au fur et à mesure que la représentation s’installe, à éroder les détails : d’une relation rythmique un peu compliquée on fait un relation plus simple ; d’une relation d’intervalles difficile on fait quelque chose de plus approximatif etc. Il y a toujours cette tendance à éroder le texte, il y a quelque chose qui s’use au fur et à mesure des représentations. On peut accepter de considérer qu’il y a une déperdition « raisonnable », mais si la capacité de mémoire atteint ses limites la détérioration alors se manifeste très vite et elle est nettement audible. Le compositeur doit donc aussi veiller aux capacités d’absorption, car si l’orchestre a la partition sous les yeux, les chanteurs, eux, doivent compter sur leur mémoire.
Maintenant, la relation avec le texte, toujours préoccupante ! Je crois que je partirai de la théorie de l’information, d’une application très sommaire de cette théorie. Autrefois, dans les opéras de Mozart par exemple, les récitatifs étaient en charge de transmettre quelque chose de compréhensible, quant à l’action. L’information était essentielle et la musique alors était réduite à une petite onde porteuse. Avec des conventions, avec une écriture très légère généralement accompagnée par le clavecin, avec un continuo ou des arioso, donc à l’expression réduite. Et le texte, bien prononcé pour que l’on comprenne : la compréhension est vraiment la qualité essentielle de ce message, du récitatif. On passe à l’air : il peut présenter des vocalises, des fioritures, ce n’est pas forcément un air syllabique. La compréhension du texte lui-même peut en être « endommagée » car à ce moment le rapport du texte à la musique n’est pas principalement l’information – la musique n’est pas une onde porteuse mais c’est elle qui est l’essentiel, et le message qu’apporte le langage n’est que supplémentaire. Ce qui est dans les aria, c’est l’état d’âme au moment d’une certaine situation, et l’état d’âme on le comprend plus par la musique que par les mots, car les mots sont l’information exacte mais l’information essentielle est le sentiment lui-même. D’ailleurs, on voit ce phénomène s’augmenter encore dans les ensembles –au final d’un acte, par exemple. Il y a alors du contrepoint, de la polyphonie, les chanteurs parlent les uns sur les autres, deux textes se superposent, deux textes légèrement différents s’accordant au genre des personnages ou à leur situation, les chants vont ensemble mais les mots ne sont pas exactement les mêmes : un homme ne va pas agir, ne va pas parler au féminin ; le traître et le justicier vont avoir approximativement les mêmes scansions mais un vocabulaire contradictoire etc. Donc, dans les ensembles, le degré de compréhension du texte est en contradiction notoire avec l’écriture de la musique. Car l’écriture polyphonique, l’écriture simultanée de plusieurs voix fait que le texte est forcément obscurci de par la nature même de la musique.
Dans l’opéra classique, les gradations étaient établies comme des codes. Cette musique a très bien fonctionné ainsi. Plus on est allé vers le XX° siècle –et notamment avec Wagner–, plus on s’est débarrassé des ensembles. Wagner veut des dialogues, comme au théâtre. Et les personnages se parlent en se succédant et non plus selon cette convention : parlons ensemble car ça donne une bonne forme musicale. Il y a chez Wagner la fusion de deux éléments autrefois séparés, le récitatif et le « chanté ». On observe pourtant des gradations : du message qui passe très clairement au message obscurci par une grande intervention de l’orchestre. L’orchestre en effet joue un rôle très important dans la caractérisation des personnages et même dans l’extériorisation instrumentale de leur pensée (ce que le texte ne nous dit pas la musique le révèle !). C’est ce que Debussy dénigra, à un moment donné, disant « pourquoi faire grimacer la musique quand le décor ne grimace pas ! » ; il voyait quelque chose de gênant dans le fait que les sentiments étaient extériorisés par un autre moyen que le texte. Mais malgré cette critique de Debussy, chez Wagner c’est admirablement bien fait et cette souplesse du message, exprimé ou sous-entendu, est une des choses les plus neuves qu’il ait apportées. On peut se dire qu’il inventait le texte au fur et à mesure de la musique, eh bien, pas du tout !, il a parfois écrit son texte longtemps avant la musique, quinze ou vingt ans avant dans le cas de la Tétralogie. Et ce texte n’a pas subi de modifications quand Wagner l’a mis en musique : il a trouvé la musique en fonction de son texte.
Il y a eu, plus tard, une réaction contre cette souplesse et avec Debussy on est revenu à quelque chose de plus proche du parlé. Dans un opéra comme Pelléas il y a très peu de « chanté » à proprement parler. Quand Mélisande chante du haut de sa tour, c’est une espèce de petite romance, qu’elle chante en se peignant les cheveux : une espèce de citation d’un monde vocal extérieur. Et ce monde vocal était très préoccupé par, je ne dirais pas le naturalisme de la diction mais, en tous cas, le rapprochement de la scansion du français et de la musique. Le texte devient la chose la plus importante mais d’une façon continue, c’est-à-dire que l’on n’assiste pas à l’« avalement » à l’absorption du texte par la musique mais à la mise en valeur du texte où la musique, sans être subordonnée, supporte le texte. Comme un danseur supporte une danseuse : le danseur n’apparaît pas tel un athlète qui porte une femme plus légère que lui, il y a coordination des mouvements. Ici l’orchestre joue un rôle certes capital, mais en étant porteur du texte. C’est ce qui sans doute fait que Pelléas n’est pas un opéra « populaire ». On dit : la voix n’est pas utilisée au maximum de ses possibilités. C’est vrai, il n’y a que quelques rares scènes où la voix est exploitée dans toute son énergie, tout son potentiel. De ce fait, et non seulement par le goût musical, cette œuvre est beaucoup moins jouée, beaucoup moins populaire que des opéras de Puccini qui sont à peu près de la même époque et qui, eux, favorisent bien davantage ce que l’on peut appeler la culture vocale. Dans le monde de l’opéra, il y a donc toujours ces contradictions –la synthèse est très difficilement réalisée– entre la qualité des voix (le potentiel de la voix en tant que telle), la ressource dramatique (la liaison avec le texte), et le rapport avec l’orchestre. Et, de plus, une certaine vérité ou un code dramatiques. Avec les fractures du langage telles qu’elles se sont produites depuis 1910 ce problème n’a pas été simplifié !
Finalement, je crois que j’aime beaucoup les opéras où le drame est très fort. D’où vient cette force ? Derrière Boris Godounov : Pouchkine ; derrière Don Giovani, Da Ponte qui se réfère à Molière ; Figaro, Beaumarchais ; le texte de Büchner, du Wozzeck, est d’une très grande beauté. La qualité littéraire donne à la musique une ampleur remarquable. Le langage de Wagner, celui des allitérations (les Stabreime), n’est sans doute pas toujours à la hauteur de la musique mais il y a une dramaturgie qui est excessivement forte, et le sens même des paroles est vraiment caractéristique. Par exemple, toute l’allégorie de l’amour et de la nuit dans le second acte de Tristan est quelque chose que l’on ne peut pas oublier, même littérairement parlant. Cet accomplissement dans la mort et dans la nuit reste l’une des grandes idées fondamentales de l’opéra wagnérien, que l’on retient même en dehors de la musique, en tant qu’idée philosophique, théâtrale. Est-on obligé d’avoir recours à un appareil monstrueux ? Pas toujours. Les opéras de Mozart comme La Flûte enchantée ne font pas appel à des grandes formations (La Flûte était jouée à l’époque dans de petits théâtres). Depuis vingt ans, il y a eu beaucoup d’essais : l’opéra étant réputé inabordable, certains compositeurs semblent s’être réfugiés dans ce qu’on appelle le « théâtre musical ». Le théâtre musical est un produit un peu bâtard entre concert, exécution théâtrale, où l’on essaie d’utiliser les chanteurs ou les musiciens comme des acteurs, et c’est souvent peu réussi car il s’y installe un amateurisme généralisé. De très bons musiciens peuvent être de piètres acteurs ; certains bons chanteurs peuvent ne pas être spécialement doués pour la scène… Si l’œuvre a une certaine longueur, apparaît la nécessité d’un minimum de corps instrumental. Avec cinq, six instruments seulement il est très difficile de tenir la longueur. D’abord, parce qu’il n’y a pas de variations d’intensité, pas de variations de volume, et donc pas assez de variations de tension. Même quelqu’un d’extrêmement habile comme Richard Strauss, travaillant pour un orchestre réduit (Ariane à Naxos) a dû utiliser une formation d’une quarantaine de musiciens. Et il y fallait toute sa virtuosité, beaucoup d’autres musiciens avec une formation de ce type se seraient cassés les dents ! En particulier si la salle est grande –c’est le cas des salles d’opéras aujourd’hui– il y a nécessité de remplir acoustiquement l’espace. Un grand orchestre offre aussi énormément de ressources dans la diversité des timbres, des couleurs, dans la densité, la tension, la texture.
La technologie aujourd’hui est en mesure d’amplifier cet envahissement de l’espace par la musique ou par la voix. Je considère en particulier que si l’on faisait un travail sur la voix artificielle ou sur les instruments artificiels, ce serait pratiquement mettre en valeur ce que les acteurs ont quelquefois fait avec les masques. Un masque anonymise le personnage qui le porte, ou au moins lui donne une symbolique, une expression codée. A l’observation du théâtre japonais par exemple, on voit très bien que le personnage est ce que le masque le fait et non pas seulement son geste. Je pense qu’avec l’utilisation de la nouvelle technologie on pourrait mettre des masques à des voix, ce qui ferait que la nomination serait troublante. On pourrait dire : on ne sait pas exactement à quoi, à qui on a affaire, on a affaire à un prototype au-delà du visage humain à proprement parler. Il y a là énormément à faire dans la dispersion de l’espace théâtral, et de l’espace musical. Dans une construction dramatique –même s’il ne faut pas jouer uniquement là-dessus – à certains moments la « déréalisation » du son lui-même, sa possibilité de voyager librement est une ressource capitale pour une nouvelle « scène ». Et si un musicien se décide à faire cela, il faudra que le texte sur lequel il travaille implique une nouvelle dramaturgie.