Le chant
Je vois le chant : une cambrure de la langue et du corps dans l’énergie abstraite de la musique, de sa vitesse, de son emportement, de son pleur. Je vois un noeud de travail (exercices, maîtrise du code, torture du corps), d’orgueil (un sujet s’affirme hors de la norme atone qui l’assujettit au plat parler social), de lâcher-tout orgastique (jouissance, dans l’éternel brouhaha orchestral et la montée, à la tête, des eaux sonorisées du fond du corps). Je vois comme tout cela se lie, étymologiquement, dans le terme d’énergie (erg/org). Ecrire pour l’opéra : agir dans cette liaison des trois termes pivotant sur leur racine grecque, la provoquer, aménager les conditions de son surgissement, dans l’unisson (chant d’Iro, dans Monteverdi). Un son de fond de corps pourrait venir, enfin, dans le récit de langues que le chant dévide et malaxe inhumainement, et s’emporter, dans une vitesse barbare (plus-que-cultivée). Ainsi, dans cette violence somptueuse, l’Etre-en-proie-aux-signes, tiré par le chant, toujours plus vieux et plus jeune que l’époque où se déplace son corps social, son corps muet, son corps soumis au bavardage, son corps éteint, enfonce dans le langage la masse orgueilleuse de sa propre intimité de « cris », de « chants », de « souffles ». Sa voix sonne contre la cuirasse pacifiée des langues. L’os d’un autre rythme, un rythmos (élan vocal et mesure, machinerie instrumentale inhumaine — animale et sacrée) vient sexuellement exalter et rompre l’ordonnancement de la prose atone. Un emportement mâche et peigne la matière sémantique (répétitions, vocalises, replis élastiques, suspensions, accélérations) et la propulse, désubjectivisée, dans le vide sonore. L’énergie secoue et liquide. Un monde, un langage, un sujet fait de ce langage, passent (s’entendent et disparaissent, circulent et infusent, naissent et meurent) dans l’assomption impersonnelle du chant. La voix « inspirée » souffle les découpes convenues de la phrase, rafraîchit les syntaxes : autres scansions, mots enchâssés, syllabes flottantes, morphèmes tordus, vocables morcelés et roulés dans l’enflure de la matière sonore globale. C’est l’orgue, l’orgueil, l’orgasme de l’écriture, aussi bien : c’est la vie énergique des langues, dans leur exténuation, dans leur écrasement scandé, ramoné, évaporé.
Le livret (Noms de la voix/nons de la voix)
L’écrit (le livret) cherche sa voix entre abstraction (phonétique) et « souvenir » sémantique. La tension, ce qui voudrait s’écrire, joue entre ces deux pôles d’action verbale : lancer la langue, éclatée en unités phoniques, vers une pure partition sonore ; maintenir et faire affleurer les éléments de sens qui constituent un minimum de narration et un fond de commentaire, par le texte, de son propre effet. La narration (le récit) articule les scènes et les actes, met en place une progression dramatique élémentaire ; il faut donc qu’elle apparaisse un tant soit peu dans l’énoncé explicite (ce que disent les « personnages »). Le commentaire est le sujet même de l’opéra : les voix qui naissent, profèrent et meurent dans le temps de cette brève narration ne font jamais que parler de la naissance et de la mort des voix ; elle font surgir ce qui, côté « savoir » et côté « savon », fait obstacle à l’expansion libre (jouissante) des voix. Ce que profèrent les « personnages » (c’est-à-dire les diverses voix de la voix et de ses adversaires), ce ne sont que les bruits et les échos, les fureurs et les éclats, de ce combat dans la langue, dans la traversée de la langue par le chant qu’elle supporte. Il faut donc que ces « personnages » (ou : Noms de la voix, non de la voix) énoncent de temps à autre quelque chose d’explicite, de littéral, côté « théorique », méta-opéra. D’où l’affleurement du sens. Celui-ci ne peut alors qu’être burlesque, joué, dans l’esprit bouffon de la sotie, des fatrasies, etc. Parce que, retournée sur elle-même, entrant dans cette bataille de tréteaux, ou joute de fête foraine, la langue, lâchant ses vents de voix, ne peut que se tordre (de rire), s’éclater en apartés goguenards et lazzis « à la cantonade », venir, toujours, de coulisses sarcastiques.
Le travail du musicien pourrait consister, entre autres, à faire surgir ces éclats, ces échos, ces bruits combattants cahotiques. Sortir, en brefs rythmes et explosions rapides, les unités phoniques qui trouent et structurent les séquences. Lisser mélodiquement les affleurements de sens. Aller du Nom au Non, du haut au bas, du médodique mélodramatique au grincé rincé, du souffle à l’étouffé, etc., comme pour un récit musical de chutes, ou casseboîtes, drôlerie et tension en même temps : énergie.
La mise-en-scène
Je vois une sorte d’héraldique des tableaux. « Très riches heures », sur fond plat, sans profondeur, sans « perspective ». Blasons et figurines abstraites (penser à Jarry, les conférences sur la mise en scène et le décor de « Ubu Roi ».
Les figurines (oiseaux, fous…) sont des créatures innommables : des intermédiaires, transversaux, improbables et abstraits : des monstres (mais sans la connotation emphatiquement menaçante de ce mot). Seulement parce que ces figurines doivent être emblématiques du « jeu de la voix hors des mots » (Khlebnikov) : une force sans noms qui défait le sens et pourtant n’a (de) lieu que si elle s’appuie sur le sens qu’articule le langage qui fait texte (livret).
La mise en scène devrait donc éviter de fixer ces figures, de leur donner corps (ce ne sont ni des « oiseaux », ni des « hommes », mais des porteuses de voix, entre le chant insensé que pousse l’oiseau et le sens atone que parle l’homme ; ce sont les figures déchirées de l’affrontement sens/ son, les figures jouissantes de leur copulation momentanée (musicale). Elles sont là pour brouiller les noms et les images, bien plus que pour les incarner). Un objectif scénique pourrait être (héraldique abstraite, miroirs déformants) de suggérer ce brouillage (ce parasitage).
Les oiseaux traversent l’histoire du théâtre et du conte, sans doute parce qu’ils figurent cette énergie vocale insensée et la légèreté (le vol, sexuel) qu’elle suggère (Aristophane, Cyrano).
Le perroquet, la pie (voleuse, volante), le merle (chanteur, au bord de la parole), oiseaux ambigus et humanisés par la soumission du chant au langage, sont les points de passages obligés de cette fascination. Un volubilité suspecte (machinique ?) les jette en travers des assignations animales et humaines : c’est aussi cette traversée que suggère l’expansion du chant.
La fermeture héraldique de la scène (décor plat) peut aussi suggérer d’autant mieux l’infini dehors (les vers, la mort) qui pousse dans le dos du décor et dans lequel les tableaux mis en scène ne sont qu’une coupe (sombre), une ponction, figeant et fixant son bruissement, sa neige (comme sur l’écran TV, avant la sélection). Le son suggère toujours, je crois, dans son abstraction et sa différence propre, cet espace infini dans le fini d’un développement sémantique unifiant. Opéra veut dire sans doute aussi : suggestion, par le son (musique et voix), de l’infini sans nom dans lequel le langage découpe l’articulation provisoire des noms. Le hors cadre (à suggérer) est l’enjeu de la mise en scène (et non pas la boîte fermée, cohérente et vraisemblablisante des mises en scène classiques). C’est ce que voulait sans doute indiquer Mallarmé quand il écrivait (1897) à propos de Mac Beth que « le rideau se lève une minute trop tôt » (scène des sorcières), révélant par là un dehors de l’histoire (l’autre monde, magique, païen, matriarcal) qu’on ne saurait voir et intégrer au sens (à l’action dramatique elle-même), mais qui lui donne, pourtant, dans son creux, dans son absence insistante, tout son sens, — qui gronde dans tous ses sons.