À propos du Saint Patron de Jochen Gerner,
publié à L'Association
par Guillaume Massart
Lignes idiotes, quoiqu’il est sûrement plus imbécile encore de les dénombrer comme je le fais ici : la grille est formée de 50 traits verticaux et 38 traits horizontaux. Lignes noires, rigoureuses mais hésitantes, appliquées mais à main levée. 4 diagonales et 4 courbes rompent la monotonie de la grille. C’est un portail forgé, élégant. Dans un rond patate, un « B » mal calligraphié. Et toujours ce tracé à lui-même égal, ce cerné rudimentaire, appliquant une règle à plat, à la perspective ambiguë, comme détournée par une improbable focale en aplats : 2 traits verticaux sont un barreau, et 2 traits verticaux sont aussi un arbre ; 2 traits verticaux émergeant de 2 traits verticaux sont la cime d’un arbre s’élevant au fond du jardin fermé par ce portail au premier plan ; 2 traits verticaux entre 4 traits verticaux peuvent aussi bien être trois barreaux du portail, qu’un arbre paraissant entre deux barreaux. Il faut écouter l’œil, qui comprend les espacements, traduit les superpositions de traits, fait le tri : sait que l’à-peu-près-régularité des espacements des traits signifie barreaux, quand la rupture de scansion des stries est la géométrie cancre de l’arbre. Face au portail ainsi dessiné, je ne doute pas que la grille a 25 barreaux verticaux et 19 horizontaux. A la case suivante, Gerner s’est reculé « au bout de la rectiligne rue Thomas Bata, l’usine du patron Thomas Bata. » Les cernés ont toujours la même épaisseur, alors pour feindre la perspective, un seul trait suffit désormais à faire un barreau — et si l’on recomptait, il y en aurait sûrement moins, à l’horizontale comme à la verticale. Pour autant, c’est le même portail ouvragé d’un « B » : on garde une foi totale en l’injustesse documentaire de Gerner. Un ami m’a il y a quelque temps prêté une caméra VHS défectueuse, bloquée sur une focale très courte. Zoom interdit. Si je veux m’approcher de ce que je filme, je ne peux pas le faire mécaniquement : il faut véritablement, physiquement, approcher l’appareil de ce que je veux filmer de près. Avec cette contrainte de focale unique, mentir devient difficile, même si plus rien, d’abord, ne semble possible : « La bouilloire ne peut pas commencer », aurait pu dire Eisenstein.
« Sharaku. Le créateur des plus belles estampes du XVIIIème siècle. D’une galerie de portraits absolument immortelle. Le Daumier du Japon. (…) Les traits caractéristiques de son œuvre ont été relevés par Julius Kurth (…) : l’écartement entre les yeux est tellement énorme que c’est là une injure à tout bon sens. Si l’on compare le nez aux yeux, celui-là se permet d’être presque deux fois plus long que la grandeur à laquelle tout nez aurait droit ; le menton est totalement disproportionné par rapport à la bouche ; les sourcils, la bouche, et, en général, chacun des détails par rapport aux proportions des autres est absolument impensable (…) et, alors que chaque détail vu séparément, est dessiné en suivant les principes du réalisme le plus strict, leur assemblage dans la composition générale est subordonné seulement aux exigences du fond. Sharaku a adopté comme proportions normales la quintessence du pouvoir expressif psychologique. (…) N’est-ce pas là exactement ce que nous autres, cinéastes, faisons quelquefois quand nous créons des monstrueuses disproportions entre les événements d’un élément qui se déroule normalement, en le démembrant soudain en « gros plans de mains qui s’agrippent », « plan moyen de la lutte », « gros plan d’yeux exorbités qui emplissent tout l’écran » … en désintégrant par le montage cet événement en plans successifs ? En montrant un œil deux fois plus grand que la taille d’un homme. En combinant ces monstrueuses incongruités, nous rassemblons à nouveau l’événement démembré en un tout, mais tel que nous le voyons. »[1]
Pour autant, avec ma VHS bloquée, ce démembrement n’est pas impossible : simplement, le rapport physique au filmé est changé. Pour filmer un élément du visage en très gros plan, la seule solution sera de placer l’objectif très proche du nez, des yeux, de la bouche, de l’oreille. Donc d’être soi-même au plus proche de ce visage. Filmer une nuque avec cette caméra VHS, c’est admettre que son propre souffle arrivera sur cette nuque filmée. On ne filme pas une nuque secrètement, impunément.
De même, Gerner, j’en suis sûr — et je me trompe sans doute, l’important restant que j’en sois sûr pour moi-même — dessine Le Saint Patron souvent debout. Le portail « B » est dessiné de près puis de loin, c’est-à-dire vraiment, d’abord le nez dessus, puis au bout de la rue du patron Thomas B. Je le crois parce que la vue d’œil est la même, le soin apporté aux quelques courbes forgées est le même, la perspective est dans ce même aplat faux, ramassé sur les verticales et les horizontales du portail — et c’est dans cette injustesse que je vois, ici, tel qu’il voit.
Je reconnais ses lignes pour vraies, je reconnais ses droites, ses cernés noirs hésitants mais à eux-mêmes égaux. Ils sont vrais. Je sais voir un bâtiment dessiné par Gerner, je sais s’il l’a vu ou s’il se l’imagine. Je sais distinguer un employé municipal déguisé en Saint Nicolas et la statue de Saint Nicolas et ce dessin recopié et cette photo de journal local. Le trait n’a pas changé, on lui sent encore l’effort, comme une décalcomanie hésitante, et pourtant déjà je vois que ce tremblement de la ligne, infime, qui n’est rien, mais que je sens tout de suite, désigne la pierre, que ce nez de pierre, qui n’est qu’un trait, n’a rien du nez de chair, qui n’est qu’un trait.
Et si je veux écrire tout ça, si maintenant j’en suis sûr, c’est à cause de ce sentiment à mi-livre, de cette sensation de précision absolue dans la formidable injustesse : en bas de la page de gauche, la dernière case, on est « à Neuves-Maisons, de l’autre côté de la Moselle, l’usine sidérurgique fabrique aujourd’hui du fil pour armatures métalliques. » C’est encore ce trait de peu, ce peu de traits : façade d’une usine en plaques unies et barreaux d’échelles ; et ces croix enchâssées, c’est une grue. Gerner, je le sais même si j’ai tort, dessine ce qu’il voit de là où il se tient, est debout là, dans cet angle, et c’est à ça que ça ressemble : du Lego Technic, un peu. En haut de la page de droite, trois autres vues d’usine reprennent le récit. Aciérie, haut-fourneau. C’est le dessin de Gerner mais quelque chose dérange l’œil : on voit bien que c’est lui qui dessine, mais on ne dirait pas que c’est lui qui voit. Les trois vues sont pareillement cadrées, à même hauteur, dans une frontalité et une symétrie remarquables. Trop parfaites, trop similaires. Voir soimême trois bâtiments, ce n’est pas les voir de trois manières similaires ; de trois manières comparables, va : même myopie peut-être, mêmes incertitudes ou mêmes référents d’architecture, mêmes manières de se focaliser sur un détail ou une tendance formelle, etc. ; mais trois manières strictement identiques, comme tracées au rapporteur, ce n’est pas des yeux d’homme, c’est des yeux de machine. Egalement, le trait est fort détaillé, plus dense, plus régulier, moins hésitant : on n’y oserait pas un raccourci comme ces barreaux amaigris du portail « B » lors du plan large. Ce serait comme si Gerner avait pu prendre trop de temps, comme s’il n’avait pas dessiné debout, là où il était, dans cette fatigue documentaire-là, comme s’il n’avait pas vu ces usines comme telles.
Ça se ressent immédiatement, ça vous soulève presque le cœur : soit il nous a menti jusqu’alors, soit il nous ment maintenant, mais c’est trop juste, trop pointilleux ; ce n’est donc sûrement pas vrai. Et en effet, note de bas de cases : « Neuves-Maisons/Nancy, F. 1986 (photos n°118, 260 et 221), Fabrikhallen, Bernd et Hilla Becher ».