/figure> À propos de The collected works of Tony Millionaire's Sock Monkey (Édition française: Sock Monkey - nouvelles aventures d'un singe de chiffon, Rackham, 2012) par Jérôme LeGlatin Comment s’accaparer le vivant ? Saisir sa beauté, se l’approprier ? La réponse coule de source. Il n’y a pas mille façons de faire d’une chose qu’on désire sa chose à soi. Découper, classifier, prélever, collectionner. Se faire bon gestionnaire de la multiplicité. Et au nom de la vie qui abonde, concevoir des lieux clos. Lorsqu’il découvre le cabinet de curiosités familial, un de ces lieux clos sis à demeure, Oncle Gabby a la langue qui fourche. UN MAUSOLÉE ZOOLOGIQUE ! s’exclame-t-il, ravi. Le singe-chaussette y voit et dit plus clair qu’il ne le sait. C’est bien de l’histoire morte qui s’offre à lui, agrégat pétrifié de faits et de formes, animaux empaillés et gestes rompus. Un monde encapsulé, où raison et mémoire ajustent les dépouilles et disposent les cadavres. COMME CES CRÉATURES SONT BELLES, MAIS POURQUOI SONT-ELLES AUSSI PROPREMENT ARRANGÉES ? enchaîne Oncle Gabby. L’émerveillement le dispute au malaise. Sur quel pied danser ? Le musée-mausolée est cruellement déceptif, rien ne se voit de tout ce qu’on y montre. Pire, le spectacle qui aveugle attise les désirs funestes : possession, contrôle, chasse et collection. L’endroit rallie à sa cause puisque ses défauts inhérents incitent à vouloir l’améliorer ; Oncle Gabby et M. Corbeau partent en quête de nouveaux spécimens. Mais tout ce que l’on fixe, même le minéral, caillou calé sur présentoir, hurle dans sa vitrine. Forest[1] nous l’a déjà raconté à sa façon : une fois retrouvée LA FAMEUSE PIERRE DU COURONNEMENT, VOLÉE EN 1296 PAR LES ANGLAIS AUX PREUX CHEVALIERS ÉCOSSAIS, qu’en faire ? Se réjouir de la prise et lui réserver une place sous cloche ? Plutôt la transformer, changer ce que l’on en voit. Le Diable opère d’un coup de pinceau : le cube de pierre taillée devient un dé, machine aléatoire. Façon de rendre à la pierre du couronnement, menacée d’ankylose historique, quelques possibles. Ne rien réduire, prolonger. Et un, et deux, et trois, et quatre, et cinq, et six, pour commencer. Faire rouler la pierre, qu’elle n’amasse pas mousse, et le monde avec. La châtelaine, garante de la tradition, trépigne d’avoir été ainsi trahie ; le Diable est arrêté, accusé d’hystérie[2]. Autant dire qu’on ne libère pas les pierres sans risque, autant dire aussi qu’on n’a pas le choix. Sinon quoi, croupir avec ? Fixe et garde-à-vous. Le vivant ne saurait endurer pareille prescription ; il est précisément ce qui s’oppose à être PROPREMENT ARRANGÉ, ce qui échappe à la détermination. Inches, le poupon de porcelaine, débarque tonitruant : J’AI ATTRAPÉ UN PONEY ! J’AI ATTRAPÉ UN VRAI PONEY VIVANT ! Il peut s’y reprendre à deux fois, le clamer autant de fois qu’il veut, mais Inches ne possède rien de ce qu’il croit. Il y a méprise sur la marchandise : le soi-disant poney, harnaché, prêt à l’emploi, est un hippocampe échoué à marée basse. Et la Société Océanique veille sur ses membres. La leçon offerte aux candides est cruelle : M. Corbeau perd un œil, Inches bascule au fond de l’océan. La beauté du vivant, c’est ce refus, cette résistance. Un acte — et non une qualité — à renouer, encore et toujours. AH AH ! JE T’ARRÊTE ! — Un peu plus tôt, Oncle Gabby, joueur espiègle, prévient l’oisillon nouveau-né, l’oisillon dont la beauté fascine et qu’il va comme par hasard étrangler. AH AH ! JE T’ARRÊTE ! Le programme est annoncé, mais la mise à mort se veut involontaire. L’acte, qu’on dira donc manqué, plonge Oncle Gabby au cœur de l’horreur soulevée par le lapsus d’ouverture. Sidéré, Oncle Gabby, à la dérive, c’est-à-dire pris dans un mouvement immobile. Les six pages muettes témoignent de cette prise de conscience décisive. D’abord course effrénée,mouvement de fuite, l’impulsion s’épuise en une marche forcée sous le ciel qui bouillonne, les nuages qui vrombissent et puis se vident. Comment échapper à soimême ? Oncle Gabby s’arrête, pour de bon. Le singe-chaussette s’entaille le visage de bas en haut, puis se tranche la gorge. Le geste évoque, sans le reproduire, le rituel du seppuku — éthique et existence, intrinsèquement liées. L’horreur qui ne se résout pas ; ce qui fixe le vivant, l’enrégimente et l’annihile. Tout ce qui s’élabore à partir de la mort, l’ensemble de ses déclinaisons non moins létales, de ses variantes infinies, qui pressent à chaque heure, chaque minute. Mammifères empaillés, insectes épinglés, fleurs coupées, minéral étiqueté, hippocampe ligoté, poupée impotente, oisillon supplicié, autant de leçons de posture adéquate. Auxquelles ajouter les arbres généalogiques, les célébrations officielles et les photos de famille, le catalogue de la conservation, toute la collection. Invites souriantes et commandements. JE N’AI JAMAIS ÉTÉ AUSSI PETIT ! JE N’AI JAMAIS ÉTÉ DANS UN ŒUF ! Jamais né, jamais grandi, M. Corbeau, hors-temps et sans Histoire. Le suicide d’Oncle Gabby enfonce le clou : décapité, le jouet reste conscient. M. Corbeau a mené l’enquête et confirme : NOUS NE SOMMES PAS VIVANTS DU TOUT ! Pouvoir se reconnaître DE VIANDE ET D’OS, DE SANG ET DE LARMES, engagé dans une Histoire délivrée des corps empaillés, des souvenirs figés et des affects transis, une Histoire qui soit la condition d’un mouvement perpétuel d’invention. JE VOUDRAIS ÊTRE VIVANT POUR AVOIR LA CAPACITÉ D’ATTEINDRE AU RÉCONFORT QU’EST LA MORT. Entendre : « Pour être sûr de vivre, il faut être sûr d’aimer. Et pour être sûr d’aimer, il faut être sûr de mourir. »[3] Un mouvement perpétuel d’invention, Oncle Gabby s’y essaye un peu plus tard, à coups de dominos. Une enfilade de plaques numérotées, schizées, qui traverse toute la maison. QUEL SPECTACULAIRE ARRANGEMENT ! s’émerveille M. Corbeau, sarcastique qui s’ignore. Effectivement, à l’instar du cabinet de curiosités, un nouvel arrangement à domicile, la même histoire, reprise sous une autre forme. Chercheur déboussolé, Oncle Gabby délire une échappée en forme de cul-desac, esquisse d’impasse scientiste. C’est que le mouvement d’invention est une ligne, une ligne qui ne se referme pas sur elle-même et file vers l’extérieur ; rien du circuit à demeure. Les dominos se refusent à tomber de manière à monter l’escalier. L’invention répugne à l’objectif. L’expérience échoue, forcément. Buté, Oncle Gabby ? Du tout. Il cherche. D’échec en raté, il apprend à se dégager de ce qu’il est. Tout l’enjeu. Oncle Gabby aura commencé par ajouter un nouveau département au cabinet de curiosités, et à se féliciter d’une morale rénovée (ce vilain trompe-l’œil du progrès). Ce n’est plus le même être qui, à la fin, fera flamber mille effigies de luimême — ou plutôt : plus la même Histoire. Et quand le singe-chaussette récupère un corps sans stigmates, c’est le trait de Millionaire qui emprunte de nouvelles pistes. Abandon de l’encre d’abord pour des pages au crayon, comme à jamais inachevées. Puis le dessin qui dialoguait jusqu’alors avec la gravure (programme établi de la série) s’en va aussi croiser le Krazy Kat d’Herriman et le Comix underground. Ni tribut ni plagiat d’illustres exhumés, mais une somme de devenirs actualisés. La figure se fait multiple, contingente. La page s’échauffe d’innombrables possibles et ne s’en accapare aucun ; une Histoire ouverte, en acte. La narration déploie sa ligne réflexive — prise de conscience disions-nous plus haut — et double d’une puissance jubilatoire un récit des plus sombres (alliance coutumière chez Millionaire, portée ici à son paroxysme). Oncle Gabby se découvre épinglé à son tour, pire encore : produit de consommation courante, fétiche culturel. Reproduction marchande, dilution des devenirs,mode terminal de la fixation. Oncle Gabby se noie dans le flux des copies, et PHONY BILLIONAIRE, le Milliardaire Pipeau, empoche les dividendes du déluge. Le cabinet de curiosités chez soi et la cité-commerce au dehors, deux champs du même procès de réification, deux rouages du même traquenard. Figer le passé, faire du présent lui-même un musée, édifier l’inventaire du monde, copie conforme, et s’y cloîtrer, au temps bouclé, se souvenir ému de ce que l’on fut et sera, jouir à jamais du SPECTACULAIRE ARRANGEMENT. Ou bien riposter en deux temps. De nuit, dans la RUELLE DU DÉPOTOIR, Oncle Gabby s’enflamme le crâne pour y voir plus clair, et bute sur le cadavre de trop. Danse frénétique et feu de joie, la colère noire. Le singe-chaussette appelle au boycott de soi-même. Travailler à la défaite, signer son arrêt de mort. Que le chasseur rentre bredouille, qu’un rayon reste vide, qu’une pièce manque à la collection, que la cité s’embrase, et l’Univers avec. À l’aube, perché sur la montagne, Oncle Gabby retire l’une de ses chaussettes et coud un œil à la chose informe. À l’œil trompeur de l’autre soi-même empaillé, à l’œil simulacre de la poupée sous blister, opposer l’œil d’une conscience hypothétique, faire le pari d’un nouveau regard, œuvrer à ce que quelque chose de soi-même échappe et trahisse. Notes [1] Jean-Claude Forest, Hypocrite et le monstre du Loch-Ness, l’Association, 2001. [2] Au sujet de l’hystérie en ce XIXème siècle que travaillent Forest et Millionaire, lire Georges Didi-Huberman, L’invention de l’hystérie, Macula, 1982. [3] Jean-Luc Godard in Cahiers du cinéma n° 78 (déc. 1957). archives et documents dérives, satellites, labos
À propos de The collected works of
Tony Millionaire's Sock Monkey
(Édition française: Sock Monkey -
nouvelles aventures d'un singe de chiffon, Rackham, 2012)
par Jérôme LeGlatin
Comment s’accaparer le vivant ? Saisir sa beauté, se l’approprier ? La réponse coule de source. Il n’y a pas mille façons de faire d’une chose qu’on désire sa chose à soi. Découper, classifier, prélever, collectionner. Se faire bon gestionnaire de la multiplicité. Et au nom de la vie qui abonde, concevoir des lieux clos.
Lorsqu’il découvre le cabinet de curiosités familial, un de ces lieux clos sis à demeure, Oncle Gabby a la langue qui fourche. UN MAUSOLÉE ZOOLOGIQUE ! s’exclame-t-il, ravi. Le singe-chaussette y voit et dit plus clair qu’il ne le sait. C’est bien de l’histoire morte qui s’offre à lui, agrégat pétrifié de faits et de formes, animaux empaillés et gestes rompus. Un monde encapsulé, où raison et mémoire ajustent les dépouilles et disposent les cadavres.
COMME CES CRÉATURES SONT BELLES, MAIS POURQUOI SONT-ELLES AUSSI PROPREMENT ARRANGÉES ? enchaîne Oncle Gabby. L’émerveillement le dispute au malaise. Sur quel pied danser ? Le musée-mausolée est cruellement déceptif, rien ne se voit de tout ce qu’on y montre. Pire, le spectacle qui aveugle attise les désirs funestes : possession, contrôle, chasse et collection. L’endroit rallie à sa cause puisque ses défauts inhérents incitent à vouloir l’améliorer ; Oncle Gabby et M. Corbeau partent en quête de nouveaux spécimens.
Mais tout ce que l’on fixe, même le minéral, caillou calé sur présentoir, hurle dans sa vitrine. Forest[1] nous l’a déjà raconté à sa façon : une fois retrouvée LA FAMEUSE PIERRE DU COURONNEMENT, VOLÉE EN 1296 PAR LES ANGLAIS AUX PREUX CHEVALIERS ÉCOSSAIS, qu’en faire ? Se réjouir de la prise et lui réserver une place sous cloche ? Plutôt la transformer, changer ce que l’on en voit. Le Diable opère d’un coup de pinceau : le cube de pierre taillée devient un dé, machine aléatoire. Façon de rendre à la pierre du couronnement, menacée d’ankylose historique, quelques possibles. Ne rien réduire, prolonger. Et un, et deux, et trois, et quatre, et cinq, et six, pour commencer. Faire rouler la pierre, qu’elle n’amasse pas mousse, et le monde avec. La châtelaine, garante de la tradition, trépigne d’avoir été ainsi trahie ; le Diable est arrêté, accusé d’hystérie[2]. Autant dire qu’on ne libère pas les pierres sans risque, autant dire aussi qu’on n’a pas le choix. Sinon quoi, croupir avec ?
Fixe et garde-à-vous. Le vivant ne saurait endurer pareille prescription ; il est précisément ce qui s’oppose à être PROPREMENT ARRANGÉ, ce qui échappe à la détermination. Inches, le poupon de porcelaine, débarque tonitruant : J’AI ATTRAPÉ UN PONEY ! J’AI ATTRAPÉ UN VRAI PONEY VIVANT ! Il peut s’y reprendre à deux fois, le clamer autant de fois qu’il veut, mais Inches ne possède rien de ce qu’il croit. Il y a méprise sur la marchandise : le soi-disant poney, harnaché, prêt à l’emploi, est un hippocampe échoué à marée basse. Et la Société Océanique veille sur ses membres. La leçon offerte aux candides est cruelle : M. Corbeau perd un œil, Inches bascule au fond de l’océan. La beauté du vivant, c’est ce refus, cette résistance. Un acte — et non une qualité — à renouer, encore et toujours.
AH AH ! JE T’ARRÊTE ! — Un peu plus tôt, Oncle Gabby, joueur espiègle, prévient l’oisillon nouveau-né, l’oisillon dont la beauté fascine et qu’il va comme par hasard étrangler. AH AH ! JE T’ARRÊTE ! Le programme est annoncé, mais la mise à mort se veut involontaire. L’acte, qu’on dira donc manqué, plonge Oncle Gabby au cœur de l’horreur soulevée par le lapsus d’ouverture. Sidéré, Oncle Gabby, à la dérive, c’est-à-dire pris dans un mouvement immobile. Les six pages muettes témoignent de cette prise de conscience décisive. D’abord course effrénée,mouvement de fuite, l’impulsion s’épuise en une marche forcée sous le ciel qui bouillonne, les nuages qui vrombissent et puis se vident. Comment échapper à soimême ? Oncle Gabby s’arrête, pour de bon. Le singe-chaussette s’entaille le visage de bas en haut, puis se tranche la gorge. Le geste évoque, sans le reproduire, le rituel du seppuku — éthique et existence, intrinsèquement liées.
L’horreur qui ne se résout pas ; ce qui fixe le vivant, l’enrégimente et l’annihile. Tout ce qui s’élabore à partir de la mort, l’ensemble de ses déclinaisons non moins létales, de ses variantes infinies, qui pressent à chaque heure, chaque minute. Mammifères empaillés, insectes épinglés, fleurs coupées, minéral étiqueté, hippocampe ligoté, poupée impotente, oisillon supplicié, autant de leçons de posture adéquate. Auxquelles ajouter les arbres généalogiques, les célébrations officielles et les photos de famille, le catalogue de la conservation, toute la collection. Invites souriantes et commandements.
JE N’AI JAMAIS ÉTÉ AUSSI PETIT ! JE N’AI JAMAIS ÉTÉ DANS UN ŒUF ! Jamais né, jamais grandi, M. Corbeau, hors-temps et sans Histoire. Le suicide d’Oncle Gabby enfonce le clou : décapité, le jouet reste conscient. M. Corbeau a mené l’enquête et confirme : NOUS NE SOMMES PAS VIVANTS DU TOUT ! Pouvoir se reconnaître DE VIANDE ET D’OS, DE SANG ET DE LARMES, engagé dans une Histoire délivrée des corps empaillés, des souvenirs figés et des affects transis, une Histoire qui soit la condition d’un mouvement perpétuel d’invention. JE VOUDRAIS ÊTRE VIVANT POUR AVOIR LA CAPACITÉ D’ATTEINDRE AU RÉCONFORT QU’EST LA MORT. Entendre : « Pour être sûr de vivre, il faut être sûr d’aimer. Et pour être sûr d’aimer, il faut être sûr de mourir. »[3]
Un mouvement perpétuel d’invention, Oncle Gabby s’y essaye un peu plus tard, à coups de dominos. Une enfilade de plaques numérotées, schizées, qui traverse toute la maison. QUEL SPECTACULAIRE ARRANGEMENT ! s’émerveille M. Corbeau, sarcastique qui s’ignore. Effectivement, à l’instar du cabinet de curiosités, un nouvel arrangement à domicile, la même histoire, reprise sous une autre forme. Chercheur déboussolé, Oncle Gabby délire une échappée en forme de cul-desac, esquisse d’impasse scientiste. C’est que le mouvement d’invention est une ligne, une ligne qui ne se referme pas sur elle-même et file vers l’extérieur ; rien du circuit à demeure. Les dominos se refusent à tomber de manière à monter l’escalier. L’invention répugne à l’objectif. L’expérience échoue, forcément.
Buté, Oncle Gabby ? Du tout. Il cherche. D’échec en raté, il apprend à se dégager de ce qu’il est. Tout l’enjeu. Oncle Gabby aura commencé par ajouter un nouveau département au cabinet de curiosités, et à se féliciter d’une morale rénovée (ce vilain trompe-l’œil du progrès). Ce n’est plus le même être qui, à la fin, fera flamber mille effigies de luimême — ou plutôt : plus la même Histoire.
Et quand le singe-chaussette récupère un corps sans stigmates, c’est le trait de Millionaire qui emprunte de nouvelles pistes. Abandon de l’encre d’abord pour des pages au crayon, comme à jamais inachevées. Puis le dessin qui dialoguait jusqu’alors avec la gravure (programme établi de la série) s’en va aussi croiser le Krazy Kat d’Herriman et le Comix underground. Ni tribut ni plagiat d’illustres exhumés, mais une somme de devenirs actualisés. La figure se fait multiple, contingente. La page s’échauffe d’innombrables possibles et ne s’en accapare aucun ; une Histoire ouverte, en acte.
La narration déploie sa ligne réflexive — prise de conscience disions-nous plus haut — et double d’une puissance jubilatoire un récit des plus sombres (alliance coutumière chez Millionaire, portée ici à son paroxysme). Oncle Gabby se découvre épinglé à son tour, pire encore : produit de consommation courante, fétiche culturel. Reproduction marchande, dilution des devenirs,mode terminal de la fixation. Oncle Gabby se noie dans le flux des copies, et PHONY BILLIONAIRE, le Milliardaire Pipeau, empoche les dividendes du déluge.
Le cabinet de curiosités chez soi et la cité-commerce au dehors, deux champs du même procès de réification, deux rouages du même traquenard. Figer le passé, faire du présent lui-même un musée, édifier l’inventaire du monde, copie conforme, et s’y cloîtrer, au temps bouclé, se souvenir ému de ce que l’on fut et sera, jouir à jamais du SPECTACULAIRE ARRANGEMENT. Ou bien riposter en deux temps.
De nuit, dans la RUELLE DU DÉPOTOIR, Oncle Gabby s’enflamme le crâne pour y voir plus clair, et bute sur le cadavre de trop. Danse frénétique et feu de joie, la colère noire. Le singe-chaussette appelle au boycott de soi-même. Travailler à la défaite, signer son arrêt de mort. Que le chasseur rentre bredouille, qu’un rayon reste vide, qu’une pièce manque à la collection, que la cité s’embrase, et l’Univers avec.
À l’aube, perché sur la montagne, Oncle Gabby retire l’une de ses chaussettes et coud un œil à la chose informe. À l’œil trompeur de l’autre soi-même empaillé, à l’œil simulacre de la poupée sous blister, opposer l’œil d’une conscience hypothétique, faire le pari d’un nouveau regard, œuvrer à ce que quelque chose de soi-même échappe et trahisse.