Histoire de la revue TXT)

1969 - 1973 : Carnaval politique et folklore moderniste

par Erwan Haumine

LA CONQUETE DU LABEL REVOLUTIONNAIRE

1. Le "groupe" : horizon mythique d’une avant-garde exaltée

Lors du cycle organisé à Cerisy-la-Salle sur les avant-gardes après 1945 face aux surréalistes [1], Bénédicte Gorrillot a présenté une conférence intitulée "Les TXT et l’héritage surréaliste". Un pluriel peu commun, dont on ne peut penser, vu le sujet, qu’il signifie : "les différentes périodes de la revue TXT". Car si la revue se définit par rapport au surréalisme, c’est dans une opposition relative qui précède la parution de tout numéro, et n’est évoqué que très allusivement dans les éditoriaux des deux premiers [2] ; et même si le surréalisme a probablement représenté aux yeux de la génération 68 l’arrière-garde littéraire d’un communisme très dogmatique, s’y opposer, au moins pour TXT, n’est pas une obsession constitutive.

Ce pluriel – "les TXT" – c’est donc le marqueur grammatical d’une identité momentanément confondue, d’une communauté élective exerçant un pouvoir partagé sur un petit domaine stratégique de la vie littéraire et politique d’une époque, créant aussi des amitiés essentiellement intellectuelles :

Cette amitié était de celle qui (hélas ?) n’a que fort peu besoin de la présence des êtres, des corps réels. Parce qu’elle est fondée d’abord sur le partage d’une vérité sensible qui passe dans les œuvres. Et qu’elle est posée sur le fond de ce retranchement et de cette sociabilité mélancolique […]. Ce fond est paradoxalement ce sur quoi se constitue un "groupe" du type de celui que fut TXT. Car de tels "groupes" - entre exigence éthique de ne rien céder aux frivolités de la "vie d’artiste" et désir du nouveau comme condition de la jouissance intellectuelle et esthétique - font communauté de ce qui résiste de toutes ses forces à l’assentiment communautaire : chacun affirmant, par la cruauté d’une écriture, une radicale singularité. [3]

"Les TXT", c’est donc rétrospectivement pour son principal animateur une communauté d’individus libres et radicalement "singuliers", pas très loin de la communauté négative de Bataille [4]. On remarque cependant le refus de la part de Bénédicte Gorrillot d’employer le mot "groupe", plutôt répandu quand il s’agit de TXT : le pluriel joue-t-il aussi, à propos de cette revue, contre la notion d’univocité ? Pourtant, dans les premiers numéros, des articles signés "TXT" semblent se dégager un propos commun, homogène, véritablement fondateur d’une communauté. Il s’agit de notes programmatiques (éditoriaux, appendices, scories, rappels, déclarations d’allégeance ou de désaccord), et les emplois du mot "groupe" (parfois suppléé par un "nous" solennel) renforcent l’impression d’une parole proclamative, stratégique, prospective en ce sens qu’elle a pour fonction de définir des positions "historiques".

Quelles sont ces positions et les points de jonction qui font se réunir des noms, dix-sept au total, qui forment aujourd’hui "les TXT", c’est-à-dire ceux qui à tel moment de l’histoire de la revue ont fait partie de son comité de rédaction [5] ? Si l’on se fie aux textes (aux "déclarations", donc), la collusion dépasse la publication de la revue, qui est la manifestation principale mais pas exclusive du "groupe de travail" :

Notre adhésion aux thèses défendues par le Mouvement de Juin 71 ne peut être protocolaire. Sur la base d’une reconnaissance objective (idéologiquement et politiquement analysable) de la justesse et de la nécessité actuelle de ces thèses, de leur défense, de leur application et de leur extension, elle implique de notre part (groupe de travail TXT, publiant la revue TXT mais amené aussi à prendre positions ailleurs, sous la forme par exemple d’interventions dans les AIE [6] [nous soulignons et annotons]) un processus d’auto-critique et la détermination d’un plan d’activité. Contrairement à ce que peuvent et doivent dire TEL QUEL et PROMESSE dont la collaboration passée avec le PCF (par l’intermédiaire surtout de la Nouvelle Critique) programme l’intervention critique, nous avons quant à nous presque exclusivement à fournir une autocritique, n’ayant pas directement participé à ce travail, du fait de notre existence beaucoup plus récente. [7]

On sait la fascination qu’a pu constituer après la Seconde Guerre Mondiale le "groupe avant-gardiste", depuis les Futuristes russes et les Cubistes jusqu’aux Surréalistes du café de la Place Blanche. On voit mieux aussi, notamment grâce au travail de Philippe Forrest [8], comment Tel Quel a réactivé le fantasme d’une "modernité de front" : tension entre marginalité et publicité du discours, radicalité et pédagogie, théorie critique et large accessibilité ; en un mot : stratégies de la subversion. Et en ces temps de frontalité, c’est sur le terrain déjà très densément peuplé du telquelisme que TXT tente de percer, ralliant le camp des préoccupations avant-gardistes. Un ralliement qui s’apparente à une véritable allégeance, puisqu’il implique d’intégrer les fondements idéologiques de celui qu’on rejoint : ici, les positions du Mouvement de Juin 71 [9].

Forcément, quand le dénominateur commun s’altère, c’est le "commun" qui en pâtit, et les virages qu’amorcent dans la ligne éditoriale de la revue ces prises de positions créent d’inconciliables désaccords parmi "les TXT". Le groupe débat, se débat, se sépare de certains éléments, en accueille d’autres, se renouvelle tant qu’il faudrait pouvoir préciser, lorsqu’on évoque un "groupe TXT", de quelle période on parle. Des divergences éclatent notamment sur le plan politique, lorsque TXT prend pour position "officielle" de rejoindre Tel Quel dans sa critique du PCF (1971, TXT-5 : Fonctions d’une revue) [10]. La justification apportée tant bien que mal à ces divergences paraît aujourd’hui spécieuse (spéciosité qu’attesterait l’implosion du groupe après ce numéro) :

Le groupe TXT commence tout juste à travailler. Sa spécificité est spécificité de sa composition et spécificité de son action lors des deux dernières années (4 numéros parus). Le groupe n’est constitué en fait que depuis le printemps 71. Spécificité de composition : marquée essentiellement par le partage franco-belge du groupe, qui implique déjà une orientation stratégique particulière du fait de l’état différent en France et en Belgique, des rapports de forces politiques, des modes d’intervention idéologique et culturelle, des possibilités d’alliance. Un exemple : le PCB est et n’est pas le PCF. La dénonciation de son révisionnisme pouvait se faire plus violemment et plus tôt que celle du révisionnisme français. S’il en fallait, l’affaire des "Cahiers Marxistes" (N° 10) en porterait témoignage. D’où, pour les "belges" du groupe, un processus de radicalisation politique plus rapide, avec, paradoxalement en contre-partie, du fait de l’absence de toute pratique politique "de masse", soit le risque d’adoption de positions "théoricistes", soit celui de l’absence (passée) d’intervention sur la question politique. D’un autre côté, l’inscription de tel d’entre les "français" au Parti Communiste (avec les difficultés inhérentes à une telle posture dans la conduite à tenir à la fois au sein du PCF et au sein de TXT - allié de TEL QUEL et PROMESSE), décisive en son temps quant à l’ouverture non simplement formelle de TXT à une problématique politique, impliquait un processus de censure et d’autocensure (consciente ou inconsciente) aboutissant à des positions ambiguës et révélant à notre propre niveau, les effets de la collusion dogmatisme-révisionnisme, justement dénoncée par le Mouvement de Juin 1971. [11]

Cependant, loin de délégitimer l’idée de "groupe", les divergences et les départs alimentent le mythe d’une avant-garde violemment enthousiaste, à ceci près pour TXT qu’un ordre démocratique interne semble décider du sort de chacun, sans qu’exclusions ou bans soient prononcés par un "pape", gardien d’une orthodoxie.

Ainsi, TXT présente absolument tous les attendus du groupe avant-gardiste (dont le modèle le plus récent est le groupe surréaliste, la collégialité résolutive en moins) : idéalisme (refus de la rhétorique dominante), éloge de la provocation, glorification de l’excès, dogmatisme, publication de textes-manifestes, auto-historicisation précoce [12], promotion de noms oubliés par l’Histoire littéraire officielle, publication de (très) jeunes auteurs, création plus ou moins certifiée d’une Ecole autour de thèmes propres, fustigation des académismes, refus du bon sentiment (qu’il s’agisse de la charité ou, pour TXT, du Droits-de-l’Hommisme [13]), souci générationnel [14], défense des irrégularités (langues populaires ou excentrées) et du peuple, remise en cause et customisation des règles de la syntaxe, apologie de l’inconscient et de la part maudite en chaque chose, c’est-à-dire du non-quantifiable et de l’irrécupérable, de l’in-transitif et du négatif, du domaine éternellement vierge de l’infinitif [15].

D’où vient, alors, que ces postures d’avant-guerre simplement transposées quelques années plus tard, paraissent aujourd’hui si peu spontanées, à ce point crispées sur l’expérience des grands aînés ? Peut-être parce qu’elles sont revendiquées par des disciples qui nous paraissent trop avisés, ces attitudes font l’effet d’une histoire déjà entendue qui, comme Celle évoquée par Marx au début de son 18 Brumaire, n’est qu’une répétition caricaturale.

Sans aller jusque là, il faut, pour lire aujourd’hui les textes théoriques des premiers TXT, apprendre à ne plus s’étonner de certains caractères : un vocabulaire idéologique très normatif, une solennité belliqueuse ou la surévaluation historique de certains événements. La revendication d’un "groupe de travail", soudé et vécu comme tel, semble être une de ces crispations extatiques, qu’un propos souvent pertinent et des thèses très actuelles parviennent tout de même à dépasser, au-delà du folklore de la tradition moderniste. Signalons également que la crispation autour d’un groupe forcément homogène, constitué autour de militants, est propre au "1er TXT", puisque dès 1974 (préparation de TXT-6 : La démonstration Denis Roche), la revue redémarre sur la base d’un refus de tout "groupe" et de tout "comité" [16].

2. Rapport à Tel Quel : le fantasme de la modernité

Notons d’abord que l’étude des rapports entre Tel Quel et TXT, passage obligé d’une histoire de la seconde, présente peu d’intérêts : sans évacuer la question, il est admis par tous, et évident à la lecture des numéros correspondant à ce qui constitue le "1er TXT" (1969 – 1973), que le rapport qui unit les deux revues est un rapport unilatéral de subordination. TXT, revue de jeunes provinciaux attirés par l’étrange modernité telquelienne, se pense immanquablement "en position de succursale" par rapport à la "maison-mère"" [17].

Tel Quel constitue le lieu du questionnement qui motive la création de TXT. Parisien, central, médiatiquement performant, c’est la planète Modernité autour de laquelle gravite un certain nombre de revues (Promesse, Manteia…), dont TXT. La faconde offensive et l’extrémisme sans concession des Telqueliens à la fin des années 1960 diffusent cette image d’intégrité renforcée par la figure sévère et marginale (ou perçue comme telle) de Denis Roche.

A la "période fan-club de Tel Quel" [18] succède celle de la collaboration. Une correspondance naît entre les jeunes TXT et certains cadres d’en face : Roche, Sollers, Derrida. Fort logiquement dans le contexte d’une é-ducation volontariste, c’est l’activité théorique de Tel Quel qui retient l’attention du côté de Rennes : "Ce qui m’a intéressé et ce sur quoi j’ai travaillé dans Tel Quel, ce ne sont pas les textes de fiction (qui, pour la plupart, ne m’ont guère convaincu), mais les essais théoriques qui ouvraient souvent d’intéressantes perspectives". [19]

Au début des années 1970, l’emprise de leurs aînés est telle sur les TXT que la revue procède dans ses textes théoriques essentiellement par références systématiques et par allusions (autant que par citations).

En effet, les emprunts littéraux au vocabulaire telquelien ne sont pas rares, notamment lorsque celui-ci est porteur des définitions-mêmes de l’engagement idéologique du moment : TXT-5, numéro franc-tireur des maoïstes de Tel Quel, reprend plusieurs termes de la lutte, notamment l’expression-étendard qu’on applique alors au PCF, "dogmatico-révisionnisme" (association paradoxale aux yeux d’un marxiste pur et dur). On sait qu’une nomenclature très chargée idéologiquement est toujours extrêmement réduite (dialectique de belligérants oblige) : la re-formulation des idées de la lutte n’est donc jamais qu’un plagiat autorisé, labellisé, encouragé.

Sur le plan de la création, inutile de citer de nouveau Prigent pour confirmer que les textes paraissant dans Tel Quel sont pour TXT d’un intérêt secondaire. La parole du cofondateur n’est pas indispensable non plus pour témoigner de l’exception Denis Roche, le grand phare contemporain de la revue : "Denis Roche, dont la position était marginale, représentait dans cet ensemble [Tel Quel, ndr] un cas particulier, distinct des scolarités du formalisme telquelien…"

On reviendra sur les rapports entre l’auteur du Mécrit et les TXT. Pour l’instant, il s’agit de tracer (d’un trait grossièrement rétrospectif) une ligne de partage au sein de la poésie promue et publiée par Tel Quel, pour déterminer la position de TXT par rapport à celle-ci. Car c’est la poésie, finalement assez peu considérée par Tel Quel (au moins pour ce qui est de la production contemporaine française), qui intéresse principalement TXT. Comme le note Philippe Forest, les fondateurs de Tel Quel, influencés par deux poètes (Valéry et Ponge), étaient des "prosateurs pour la plupart" et "le sort du roman les passionnait plus que le devenir de la poésie" [20].

Pourtant, deux poètes représentent, notamment par leurs relations avec de nombreux américains contemporains, un investissement prometteur sur le genre. Marcelin Pleynet et Denis Roche intègrent en décembre 1962 le comité de rédaction de Tel Quel. Les deux sont amis, s’estiment, mais on ne peut imaginer hommes et œuvres plus dissemblables. Tandis que Pleynet entretient de bonnes relations avec certains poètes de l’Ephémère (Bonnefoy, Dupin, Jaccottet), Denis Roche, bataillement et pongement haineux vis-à-vis de la production poétique de l’époque, se positionne au sein de cette lignée de réfractaires qui séduira TXT.

Ponctuellement, la revue suit Tel Quel dans certains de ses jugements, comme son rejet progressif du Nouveau Roman, après les démissions forcées de Ricardou et Thibaudeau. Les TXT y voient la démonstration définitive de l’échec du genre romanesque à se libérer de la "tradition du style". Autre point de convergence, le rejet du néo-surréalisme, dont la critique permet insidieusement à Prigent de consacrer Denis Roche champion de la liberté et de la fulgurance. Dans Tel Quel, Houdebine avait auparavant démonté le mythe de l’écriture automatique surréaliste, et tout le monde s’y met pour condamner le manque de rigueur des disciples de Breton dans leur examen de l’inconscient.

La voie est dégagée : l’avant-garde vraie et foudroyante appartient au clan Tel Quel / TXT / Mantéia ! Poursuivant cette stratégie de renouvellement des hagiographies poétiques, TXT rejoint Tel Quel dans l’étude des formalistes russes, qui aideront à la remise en cause des concepts d’"auteur", d’"œuvre" et de "création", utiles à la mise au ban du Nouveau Roman. TXT ne coupera pas là son intérêt pour les compagnons de Biely et Khlebnikov, ainsi que pour les américains introduits à Tel Quel par D. Roche : Pound, cummings, Stein…

Est-il maintenant utile de revenir sur le fourvoiement idéologique de la période mao, qui unit les deux revues, mais pour lesquelles la crise prit deux formes différentes ? Le carnaval révolutionnaire, la guerre-des-mots très dogmatique est – si l’on en croit les anciens telqueliens mais aussi Philippe Forest – un grand jeu pour Tel Quel qui trouve dans cet engagement le moyen de provoquer un scandale politiquement opérant. Jeu de mauvais goût, aujourd’hui qu’on sait le massacre à grande échelle organisé par le Grand Timonier. Et si pour Tel Quel (parisien, central), la guerre mao est une fantaisie dont les conséquences ne dépassent pas la rive gauche, les petites revues qui se greffent à ces positions (Promesse, TXT, Mantéia) semblent plus naïvement engagées : leur verve est carnavalesque, mais l’extrême solennité de ton des textes-programme et des effets d’annonce ne fait pas penser à un jeu :

Au moment où le Mouvement de Juin lance Tel Quel dans la lutte contre tout dogmatisme-éclectisme (qu’il soit libéral ou révisionniste), les Lettres Françaises, par ailleurs toujours complaisantes à l’égard des diffamateurs confus (anti-derridiens entre autres) de Change, consacrent un "hommage", méconnaissance parmi d’autres, à Jacques Derrida.

La grossièreté de cette récupération ne doit pas être sous-estimée dans ses effets. L’acceptation de la censure (de la pensée mao-tsé-toung – car il s’agit de "cela" aussi) par les intellectuels qui y participent constitue une démission politique. La lutte idéologique s’en trouve brouillée d’abord, finalement clarifiée : qui collabore là, d’une façon ou d’une autre appuie la répression anti-communiste (fut-elle "seulement" verbale, à la mort d’Overney) du P.C.F.R. Nous en appelons à ces intellectuels pour qu’ils quittent de tels rangs ! [21]

Après la période mao, Tel Quel perd beaucoup en légitimité. Une légitimité que la revue entreprend de regagner grâce à divers repositionnements (du féminisme à l’anti-totalitarisme). Pour TXT, ce sont les débuts qui sont "entachés" de cet engagement fougueux et inconscient dans un camp totalitaire, alors que la revue n’a pas encore acquis de légitimité propre. Prigent peut résumer ainsi la chance paradoxale de cette situation : "On reprend tout à zéro"… non sans s’être "fait pour longtemps une sale réputation" [22].

3. Une révolution sans parti ? (lecture du suicide de Maïakovski)

TXT-8, intitulé "babil des classes dangereuses" en référence au texte du même nom dont Valère Novarina publie des extraits, amorce un tournant dans l’histoire de la revue, à tel point qu’un rappel historique est publié en fin de numéro (signé "TXT"), comme pour dresser un bilan de la politique éditoriale après les chamboulements des années 1972/1973. Ce rappel s’arrête en 1974 (parution du numéro 6/7 : La Démonstration Denis Roche), avec ce qui est appelé un "redémarrage", sans "groupe" constitué, sans "comité" directeur, sans "périodicité fixe" et surtout, sans focalisation sur l’activité militante, sans propagande idéologique au sein même des articles littéraires. Avec ce numéro sont posées les bases du "2nd TXT".

Les mois qui ont précédé la parution de ce numéro ont été éprouvants : la revue a cessé de paraître pendant deux ans, Steinmetz et Jassaud sont partis ; Boutibonnes puis Busto et Duault ont rejoint le groupe (été 1972) avant de démissionner eux aussi (janvier 1973). Finalement, chacun semble adhérer à la nouvelle formule, moins déterminée par la "crispation idéologique", mais toujours préoccupée par la recherche d’une position juste sur le plan politique, qui ne soit pas castratrice sur le plan littéraire, et qui permette de promouvoir, sans se soucier des lignes partisanes, une modernité audacieuse. Il semble en effet que pendant l’interruption de la revue, le régime de "l’intellectuel partisan" se soit révélé intenable…

Et c’est en la vie et le suicide de Maïakovski que Prigent reconnaîtra certaines similitudes avec les errements récents : lui qui, en tant que fondateur et animateur principal de TXT, a connu les torsions auxquelles obligent les activités politiques et littéraires mêlées, suppose que c’est dans la dualité sans cesse contrariée du personnage Maïakovski, au-delà de l’hagiographie stalinienne véhiculée encore à l’époque en U.R.S.S., que réside la cause de son suicide. Abandonnant la posture du "tout politique", sans céder à l’autisme inverse, Prigent signe un texte qui tranche avec ceux des numéros précédents, entre synthèse personnelle, et tentative d’exorciser les jeunes différends internes de la revue.

Il commence par le constat d’une société stalinienne tombée dans le fascisme, dont le langage est capturé par un monologisme propagandiste auquel participera Maïakovski, sacrifiant ainsi à la symbolique nationaliste, virginisée et asexuée de la "famille", du "chef", de l’"état" et de la "loi" de son époque. Un monologisme qui refoule le "langage poétique" pour finalement fonder une société disciplinaire et bureaucratique. La question liminaire est donc : comment demeurer poète – c’est-à-dire réfractaire au langage unidimensionnel de l’idéologie dominante – dans une société qui refuse toute autre expression publique que celle de l’acquiescement ?

C’est plus précisément le suicide de Maïakovski qui sert de révélateur, dans une perspective plus large et censément plus objective que celle du discours officiel, qui anecdotise l’événement pour épargner la figure de l’écrivain partisan canonisé par son bourreau, Staline. Ce modèle hagiographique sur lequel vit encore le discours soviétique (relayé en France par Aragon et Triolet), opère d’après Prigent une réduction de la complexité des enjeux de ce geste, en en maintenant une lecture parasitée par les "archaïsmes formels" prisonniers de l’enclos idéologique :

[…]enclos bloqué dans son dogmatisme sur une fantasmagorie "prolétarienne" qui fait de l’écrivain ce "croyant" sublimé communiant à la "cause", ce corps glorieux attelé à la machine désirée pour savoir produire, par jets mous, du "héros positif", ce prêtre assidu à manier, sous l’œil vigilant du Père, le neutre instrument d’une langue fermée à l’inconscient, au corps, au sexe.

La mission du texte est l’élucidation d’un événement mal éclairé, qui intéresse directement une revue qui considère nécessaire l’engagement politique mais refuse désormais de se soumettre à l’univocité partisane. En tant que texte-synthèse, "L’organon de la révolution" insiste sur une certaine coordination des activités militante et littéraire, dont les enjeux sont résumés par la vie et la mort de Maïakovski. A connaître, donc :

il y va d’une connaissance des postures de participation ET d’écart du travail d’écrivain dans le processus révolutionnaire [je souligne], avec pour fond la menace fasciste que fait peser l’ellipse de cette connaissance. Tout Maïakovski reste donc à lire. Il ne s’agit même pas d’y revenir, mais d’y venir ; et d’y venir plutôt avec Jakobson qu’avec Jdanov, plutôt avec Kristeva qu’avec Triolet, même si "le fait que le formalisme ait raison devant Jdanov n’empêche pas que ni l’un ni l’autre ne savent penser le rythme de Maïakovski vers son suicide… avec, comme toile de fond, le jeune état soviétique" (Kristeva).

Résumons le propos du texte : à l’heure où la révolution s’arrête, c’est-à-dire où l’activité insurrectionnelle se fige en un super-Etat gouverné et administré sur un mode ultra-dogmatique, Maïakovski, dans son activité publique et orale, poursuit formellement son activité émancipatrice et poussant à l’insoumission ; émancipation hors du carcan des valeurs bourgeoises et insoumission à tout type de confort. En réinjectant aux yeux de la foule la part désirante de l’individu et sa charge pulsionnelle irrépressible, il va à l’encontre, sans froisser le dogme cependant, de l’aseptisation des langues et des peuples.

En 1930, juste après le début des purges, Maïakovski met fin à ses jours. Perpétuant le mythe d’une insoumission essentielle, Prigent conclut par l’explication complexe du suicide, conséquence de luttes personnelles contre la bureaucratie et de difficultés sexuelles, mais aussi aveu d’impuissance face à la "mortification inhérente au langage académisé" et à la désincarnation systématisée des êtres et des mots. Pour Prigent, acceptant les limites "de la main qui écrit", mais les refusant "par celle qui meurt", Maïakovski échappe par son suicide au "meurtre institutionnel". "Je est immortel".

En fait, le Maïakovski dans lequel TXT se reconnaît est celui qui combat le conformisme stalinien au moment où, prenant position dans le débat de la fin des années 1920, il défend le premier modernisme soviétique contre "l’esthétique vériste et édifiante" [23] qui séduit le pouvoir et le public de masse. Il échoue évidemment dans cette tâche ; c’est le conformisme stalinien qui triomphe. C’est pour beaucoup la cause majeure de son suicide, mais Prigent, à l’image de la nouvelle orientation de la revue, refuse les lectures univoques, soit trop centrées sur des causes intimes, personnelles et détachées du contexte politique ; soit uniquement focalisées sur les déterminations extérieures. Maïakovski est double, et c’est le devoir de tout homme, dans son combat pour la liberté, de cultiver cette dualité. Et c’est finalement, de façon implicite, autour d’une ligne marxiste non dogmatique que se retrouvent anciens et nouveaux de TXT, s’attachant à entretenir un "contexte révolutionnaire" et une "parole insurrectionnelle" au sein de la revue, plutôt qu’un engagement partisan stéréotypé.

LE "VOLONTARISME THEORIQUE" (captation et réorchestration de motifs contemporains)

1. La science du juste (psychanalyse, sémanalyse et linguistique)

L’effort théorique produit par les TXT est, on l’a vu, essentiellement motivé jusqu’en 1973 au moins, par les articles de Tel Quel et les livres des telqueliens. On ne compte pas dans cette mine théorique que constituent les premiers numéros (notamment TXT-5 [24]), les références à De la Grammatologie, Sémèiôtikê ou à Théorie d’ensemble [25]. Barthes n’est jamais loin ; Marcelin Pleynet et Jacqueline Risset moins systématiques mais pas absents. Sur un plan purement psychanalytique, Lacan et Fonagy [26] sont les plus cités, tandis que sur le plan politique Althusser ne supplée que ponctuellement les figures tutélaires du matérialisme dialectique, passée (Lénine) et présente (Mao). La liste terminée, force est de constater que l’ouverture de l’analyse textuelle au marxisme et à la psychanalyse est la base d’une modernité fondée par Tel Quel et rendue audible grâce aux outils méthodologiques mis à disposition par ses théoriciens, à la fois plus souples par rapport à l’épistémologie traditionnelle et méthodiquement rigides. Une position en réaction aux propos anti-scientifiques sur la littérature, présente dès le début des entretiens de Sollers avec Ponge :

[…] Je suis très frappé par ceci, que le "discours" sur la "littérature" […] et particulièrement sur la "poésie" est d’une façon quasi absolue dans notre culture, métaphysique et antiscientifique. Tout se passe comme si le vieil individualisme, soi-disant chercheur d’absolu, y donnerait la main au lyrisme mou, sordide, à la supercherie oraculaire, à toutes les formes d’une mise en scène obscurantiste. [27]

TXT donne inévitablement l’impression de commenter les articles et parutions de Tel Quel. Rien d’étonnant, puisqu’à cette époque la revue est encore sous l’influence d’un aîné en plein boom. Cependant, la glose-TXT n’est ni vulgarisatrice, ni "plus royaliste que le roi". C’est une combinatoire, pertinente ou saugrenue, qui confronte le travail de Tel Quel en de nouveaux rapports politiques ou métaphysiques.

Stratégiquement, TXT, jeune recrue de la cause maoïste, produit évidemment un commentaire au service de la Révolution. D’où qu’il nous faut dépassionner chaque texte pour tenter d’en saisir les enjeux intellectuels. Un travail poursuivi par d’anciens TXT eux-mêmes, et notamment Christian Prigent qui revient, dans Une erreur de la nature, sur une des lubies de l’avant-garde de l’époque :

Comme beaucoup d’écrivains, je cherche une langue d’une part présumée plus "vraie", plus adéquate à l’intime (une langue sonorisée, rythmée – corporellement dictée ?). C’était, on le sait, l’une des préoccupations majeures des avant-gardes des années soixante et soixante-dix : ouvrir le texte à l’éros, éventuellement "énergumène" [28], qui fait écrire, toucher aux "bases pulsionnelles de la phonation, etc. [29]

Sur le mode confessionnel, Prigent lie une ambition d’écrivain à un but de théoricien. "Trouver un vraie langue", plus sensible, serait, au niveau de la pratique intime de l’écriture, l’équivalent d’une volonté théorique d’"ouvrir le texte à l’éros". Politiquement, aucun mystère sur le but idéalisé de TXT (la Révolution, à tous niveaux : mutation des pratiques, renversement des rôles etc.). En revanche, sans sous-estimer la charge idéologique des schèmes-TXT, il était moins évident que ce qui se décrivait comme une démarche scientifique visait également, sur le plan de la déconstruction et des modes de production des œuvres littéraires et plastiques, un but : il ne s’agissait pas de recherches sur l’infinité potentielle des codes, mais d’exercices théoriques dont l’objectif était de démont(r)er la charge et la fonction déterminantes de l’inconscient dans l’œuvre.

On sait que l’horizon d’un but-à-atteindre est une limite à bannir du travail scientifique : si un postulat est posé en vue de satisfaire un résultat (idéalisé, intériorisé), la recherche est caduque. C’est même à cela qu’on reconnaît les démarches idéologisées. (On pourrait aussi dire : c’est aux visées spontanées des sciences d’une société qu’on cerne le paradigme idéologique sur lequel cette société vit.) Au début des années 1970, la démarche de TXT est marxiste-léniniste ; la revue pense tout en fonction du modèle matérialiste-dialectique ; elle entend fonder la légitimité scientifique de ses recherches sur un positivisme éthique (la "position juste", la "ligne juste" de Mao, déduite directement de faits absolument parlants) qui conduit à l’application systématique d’outils et de méthodes analytiques.

Sur la base de "l’autonomie relative", une revue "de littérature" doit marquer exactement son objectif, sa fonction propre, ses "critères scientifiques" : soit une stratégie de déconstruction qui instaure la lutte idéologique dans les pratiques spécifiques. [30]

Car dans une conception marxiste de l’activité intellectuelle (intégrée en tant que "pratique sociale spécifique" aux autres métiers de la communauté), tout doit servir : c’est le culte de l’utilité. C’est ainsi que le PCF se voit accusé d’"éclectisme", un éclectisme qui rompt avec la grande Histoire marxiste homogène :

La politique "culturelle" du PCF est éclectique (et donc révisionniste). Elle aboutit à l’abandon de la lutte de classes sur le terrain idéologique, à l’abandon d’une position scientifique marxiste-léniniste, à l’adoption d’une ligne droitière. [31]

Il s’agit d’un véritable déplacement des critères scientifiques sur le terrain idéologique, et au niveau de la "pratique scripturale", d’un refus de l’épistémologie traditionnelle et de sa taxonomie, accompagné d’un positivisme de l’approche, d’une foi absolue dans une science de l’entendement telle qu’elle est considérée à l’époque : la psychanalyse, dont les TXT pensent "qu’elle [peut les] délivrer d’une conception essentialiste du sujet" [32].

En tant que "pratique signifiante", ce travail suppose alors : "la composition-décomposition" du sujet dans la production de signification. Il constitue donc un type d’intervention spécifique, politiquement déterminée, idéologiquement concertée et articulée à la science du sujet clivé par le signifiant : la psychanalyse. Impossible de n’en pas passer par ce "critère scientifique"-là, sauf à retourner à la mécanisation non-dialectique des interpellations… [33]

C’est en effet la psychanalyse freudienne et lacanienne, mais surtout intégrée aux outils d’analyse textuelle par Kristeva, qui permet à TXT de revendiquer une scientificité nouvelle. Celle-ci fonde ses études sur de nouveaux critères : une psychanalyse dialectisée dans l’interférence phéno-texte ("phénomène verbal tel qu’il se présente dans la structure de l’énoncé concret") / géno-texte (qui "pose les opérations logiques propres à la constitution du sujet de l’énonciation" et "où les signes sont investis par les pulsions") empruntée par Kristeva à Šaumjan Soboleva.

Ainsi tout refus de cet outil dans une analyse textuelle constitue, pour les TXT, "une lacune scientifique de taille" [34]. Plus généralement, le "refus du théorique" est pour eux une constante de l’esprit petit-bourgeois :

[…] idéologie petite bourgeoise "gauchiste" ("phrase" de gauche, "solutions rêvées", spontanéisme, expressivité lyrique, "révolte", automatisme, surréalisme, imagination, "fête", censure du théorique, refus du scientifique). [35]

La rigueur théorique (au moins dans les méthodes) est rapportée à l’intégrité intellectuelle, à une éthique de la rupture et de l’insoumission :

Serions-nous aussi d’accord pour admettre qu’il n’y a pas de prise de parti effective et efficiente, de véritable force de rupture, sans analyse minutieuse, rigoureuse, étendue, aussi différenciée et aussi scientifique que possible ? [36]

Car si cette "exigence scientifique" a aussi pour but de légitimer ses analyses, pas question pour les TXT de caresser la critique universitaire dans le sens du poil. Si mobilisation théorique il y a, c’est toujours au service de la rupture :

Opposer donc au carnavalesque désormais ritualisé, devenu un "genre", une rupture textuelle continuée, irrécupérable dans les actuels A.I.E., une pratique relevant de l’expérimentation scientifique, un lieu où se forment "les idées justes". [37]

Echapper aux genres ritualisés, mais aussi au kit d’analyse textuelle traditionnel, c’est fonder un autre structuralisme, qui remette véritablement en cause la "tradition logocentrique". TXT s’applique donc, en parfait satellite de Tel Quel, à abattre les obstacles épistémologiques, mais se crispe aussi sur l’horizon d’une "science de l’écriture" (d’après Derrida) et d’une "science du texte" (Kristeva), positivistes dans les méthodes bien qu’ouvertes sur le "négatif".

2. Le "carnavalesque" : un champ de bataille de la modernité

L’époque est donc au "théoricisme terroriste". Cependant, il est à noter que le désir d’un effort théorique, qui engendre celui d’une sorte d’exactitude scientifique, n’est pas seulement de l’ordre de la récupération du folklore moderniste, mais prend racine dès la création de TXT dans le mouvement de rejet des poésies essentialistes et du néo-surréalisme (auquel la revue fait le reproche telquelien d’une superficialité d’approche de l’inconscient dans les pratiques créatives). [38] La part ludique de l’avant-garde s’est déplacée. Du goût surréaliste pour un théâtre fantasmagorique de l’inconscient, on passe à un bouillonnant radicalisme idéologique : du côté de TXT, on veut (faire) tomber les masques.

Depuis mai 68, la politique est aussi un jeu (un allant révolutionnaire porte une génération massive, née dans l’immédiat après-guerre), mais le radicalisme TXT se voudrait… anti-dogmatique. Joyeusement, c’est à l’image même de la révolution qu’il faut s’attaquer : insister davantage sur la valeur jouissive d’une insurrection populaire [39], que sur le verso sanglant des pages révolutionnaires ? Oui, mais sans tomber dans "l’anarchisme petit-bourgeois" de Mai 68.

Le calque d’analyse théorique et critique créé dans cette optique s’appelle le "carnavalesque". Il est présenté par Christian Prigent dans l’article "Carnaval : inflation, réaction", et se revendique clairement de la lecture faite par Julia Kristeva de l’étude de Mikhaïl Bakhtine sur Rabelais. Opposé à l’idée formaliste selon laquelle l’art et la littérature sont indépendants du monde extérieur (vie et sensibilité de l’auteur, conditions d’écriture de l’œuvre, etc.), Bakhtine, tout juste redécouvert à l’époque [40], propose une méthode d’analyse littéraire fondée entre autres sur le concept de dialogisme, qui permettra à Kristeva de forger son intertextualité :

Mikhaïl Bakhtine met en évidence les phénomènes de résurgence qui font de la culture le lieu de réapparition brutale de traditions oubliées et démontre comment le roman possède structurellement une prédisposition à intégrer, sous forme polyphonique, une grande diversité de composants linguistiques, stylistiques et culturels. L’ensemble des échanges ainsi permis, la confrontation des différences sous forme "dialogique" font de cette forme littéraire une sorte de modèle synthétique qui permet de penser la littérarité : "L’auteur participe à son roman (il y est omniprésent) mais presque sans langage direct propre. Le langage du roman, c’est un système de langages qui s’éclairent mutuellement en dialoguant." Langages, transformation par connexion polyphonique, dialogisme, unités discursives de la culture : ce sont tous ces éléments directement empruntés à Bakhtine qui font la notion d’intertextualité.

C’est ainsi que Pierre-Marc de Biasi synthétise les rapports entre le dialogisme de Bakhtine et la théorie de l’intertextualité de Kristeva [41]. Dans son approche du "carnavalesque", Prigent s’inspire justement de la "méthode transformationnelle" de Kristeva, qui "mène […] à situer la structure littéraire dans l’ensemble social considéré comme un ensemble textuel" [42]. L’étude bakhtinienne de référence pour cet article est celle développée dans le François Rabelais et la culture populaire sous la Renaissance, essai où Bakhtine s’attache à démontrer l’importance de la culture populaire – et notamment du carnaval – dans l’œuvre de Rabelais. Loin des affres intellectuelles de la "posture" et de la "technique", le carnaval se veut "un théâtre sans scène, donc sans spectacle et sans représentation, car chacun y est auteur en même temps qu’acteur : le même et l’autre" [43]. Le carnaval est aussi, dans une confusion entre l’art et la vie, le lieu du renversement social.

Mais le signe "carnavalesque" est à la mode, son emploi est nettement inflationniste et son usage clairement frauduleux aux yeux des TXT : on dénonce une vision petite-bourgeoise du carnaval – donc de la révolution – qui en fait un élément des thématiques de la fête et de l’analité, toujours dans la droite ligne de "l’anarchisme petit-bourgeois de Mai 68" [44], pour lequel la politique est devenue jeu. La revue prend son parti de cette inflation pour développer une véritable identité conceptuelle qui définira le goût de TXT et constituera, s’affinant au fur et à mesure des numéros, à la fois une arme critique contre le "beau style" et le moyen théorique d’une réplique effective à ce qui sera perçu comme un retour de la "belle ouvrage". A posteriori, Prigent résume ainsi la naissance du concept :

[…] il s’agissait à la fois d’élargir et de recentrer cet espace du "carnavalesque" et de se rendre attentifs au travail, dans la langue poétique, de tout ce qui fait effet par l’intermédiaire du non-sémantique, c’est-à-dire du rythmé, du scandé, de l’écholalique, du soufflé […]. Pour simplifier : il s’agissait de dégager le carnavalesque d’une thématique positivée et de le renvoyer à une gestuelle de langue négative, tracée dans les portées non-figuratives de la langue. [45]

Parmi ceux qu’on fustige du côté de TXT, Le Clezio, dont un texte est pris comme exemple du discours "réactionnaire" sur le carnavalesque. Son article [46] fantasme la spontanéité d’une manifestation carnavalesque comme forcément plus "authentique", dans une vision intellectuelle, distante et folklorique du phénomène révolutionnaire : la révolution rabelaisienne est d’après lui plus "durable" parce que d’un autre ordre que directement politique. Prigent dénonce également l’abus du mot "technique" dans le discours de Le Clezio, qui révèle à ses yeux une volonté de "fixion" des langues populaires dans le vernaculaire des idéaux (petit-bourgeois, ça ne change pas), et dans les portées figuratives d’un structuralisme linguistique rigide. C’est, pour TXT, l’exemple-même du propos "bourgeois de gauche", qui idéalise les classes dominées et "inscrit le carnavalesque dans une transgressivité rêvée" [47]. Qui, dans cette opposition entre maos et gauchistes petit-bourgeois, emportera la palme de l’intellectuel le plus légitime par rapport aux classes dominées ? Ça semble un peu, aussi, l’enjeu de cette surenchère.

Round 1. Le Clezio dégaine Gramsci, si cher aux yeux des TXT : la littérature populaire n’est pas plus authentique que révolutionnaire ; elle ne fait que perpétuer "l’explication métaphysique des phénomènes" [48], ses "scénarios tout montés" n’ont en fait pour fonction que "d’éviter une dépense d’énergie dangereuse de la part des classes dominées et de les confiner au niveau fantasmatique, répétitif et non-transformationnel" [49]. Prigent salue l’emprunt, mais - pas K.O. - le considère comme inefficace à ruiner l’engagement idéologique de TXT (ce que Le Clezio décrit comme une lutte intellectuelle "abstraite" et "ignorant[e] de la pensée populaire"). L’abstraction, pour Prigent, est de l’autre côté, qui montre une vision réductrice et idéalisée des caractères du "populaire", tant sur le plan transformationnel de la pratique scripturale (c.-à-d. d’une littérature représentative), que sur un plan politique. And the winner is… The winner is l’Histoire.

Au-delà du débat idéologique d’époque, le carnavalesque est le moyen pour TXT de réinjecter du désir dans une langue littéraire trop policée, de rompre avec les codes structurels existants, et de tenter de retrouver l’odeur du "temps où la langue se formait" [50] (d’où le fort effet produit, dans la foulée, par les fous-étymologistes tels que Brisset, Biely ou Khlebnikov). On y devine ce qui deviendra le "label TXT", marginal et finalement indépendant de Tel Quel [51], qui promouvra les "grandes irrégularités du langage", selon la formule de Bataille, et qui perd littéralement les pédales stratégiques, s’abandonnant – "machine [tactique] ivre de fonctionner" – aux "argots, dialectes, barbarismes, grossièretés" ; l’irrépressible préoccupation rimbaldienne, "trouver sa langue", débouchant logiquement sur un rejet absolu des langues normatives.

Pour autant, TXT refuse tout accès de religiosité qui conduirait à fantasmer le "retour à la nature", aux "origines" dans le sens d’une quête d’authenticité. Autrement dit, Prigent nie le caractère forcément "naïf" du carnaval, qui serait l’expression d’une "spontanéité" insouciante et originelle. Il défend implicitement la vocation transgressive réelle du carnavalesque, Bataille à l’appui : "La transgression diffère du "retour à la nature", elle lève l’interdit sans le supprimer". Parmi les alliés convoqués, Levi-Strauss confirme, et si Artaud n’est pas cité, il ne tardera à pas à rejoindre – à l’instar de nombreux autres monstres et irréguliers moins connus – les pages de la revue, notamment la rubrique Salut les Anciens !, pleins d’un désir toujours exprimé à travers le travail du signifiant. "Désir", maître-mot de ce qui constitue le "2nd TXT", qui sera avant tout désir du corps excrémentiel et sexué, et désir d’une représentation verbale du déluge et des mythes de l’origine des langues…




[1] "Le surréalisme en héritage : les avant-gardes après 1945", du 2 au 12 août 2006. Intervention de Bénédicte Gorrillot le 5 août, journée consacrée à TXT.

[2] Ordinateur, in TXT n°1 ; TXT (Ordinateur) , in TXT n°2.

[3] Hommage de Christian Prigent à Yves Froment, in Mensuel 25, L’Atelier de l’Agneau éditeur, 2003.

[4] "la communauté de ceux qui n’ont pas de communauté".

[5] Ont figuré au comité de rédaction de TXT : Christian Arthaud, Alin Avila, Philippe Boutibonnes, Daniel Busto, Eric Clemens, Jacques Demarcq, Yves Froment, Alain Frontier, Gervais-Bernard Jassaud, Jean-Christophe Lauwers, Gérard-Georges Lemaire, Pierre Le Pillouër, Pierre Lucerné, Claude Minière, Christian Prigent, Jean-Luc Steinmetz, Jean-Pierre Verheggen.

[6] AIE : Appareils Idéologiques d’Etat. Dans la philosophie d’Althusser, les Appareils Idéologiques d’Etat sont des institutions par lesquelles un pouvoir se maintient de manière non coercitive (AIE culturel, AIE familial, AIE de l’information, AIE juridique, AIE religieux, AIE scolaire, AIE syndical). Ils s’opposent - tout en les complétant - aux ARE (Appareils Répressifs d’Etat : administration, armée, police, prisons).

[7] Extrait de Fonctions d’une revue , signé "TXT", in TXT n°5 (Fonctions d’une revue).

[8] Philippe Forrest, Histoire de Tel Quel, 1960-1982 (Le Seuil, 1998).

[9] Suite à la condamnation du De la Chine de Macciocchi, Tel Quel rompt avec le PC, prend publiquement position contre lui et l’accuse de dogmatisme et de révisionnisme.

[10] J.-L. Steinmetz est exclu à l’été 1972 (parution de TXT-5) et G.-B. Jassaud démissionne. Philippe Boutibonnes, Daniel Busto et Alain Duault rejoignent le comité de rédaction.

[11] Fonctions d’une revue , in TXT n°5, Fonctions d’une revue.

[12] Dès le numéro 5, la revue tente une auto-critique à l’occasion du repositionnement dans le giron de Tel Quel :

[…] On partira de cette constatation : l’inflation récente dans l’utilisation du signe "carnavalesque" . Dans cette inflation, TXT est partie prenante. L’utilisation qui a pu être faite du signe "carnavalesque" pour cautionner diverses pratiques dites "d’avant-garde"", doit nous obliger à produire la critique de ce que nous avons quant à nous affichés à court terme sous cette dénomination.[…] Nulle question d’évacuer purement et simplement le problème. Le "carnavalesque" a pu intervenir de façon nécessaire selon l’efficacité ponctuelle d’un "moment idéologique" de TXT : la nécessité d’en finir, d’abord, avec le magma idéaliste brut de la "poésie subjective". Mais que le "carnaval" puisse aujourd’hui porter son masque pour combattre la pratique révolutionnaire, implique la nécessité d’en faire l’analyse, de marquer la coupure, de faire tomber, justement, les "masques", selon les enjeux de la lutte idéologique actuelle."

Suivront divers articles récapitulatifs, dont celui paru dans TXT-8, en fin de numéro, intitulé "A propos du fonctionnement de TXT". CHRISTIAN PRIGENT, Carnaval : inflation, réaction , in TXT-5 : Fonctions d’une revue.

[13] "II nous faut, sans réduire à un bavardage pieux la lutte pour les Droits-de-l’Homme, affirmer, par l’expérience négative de la littérature, l’exigence d’un au-delà de l’humanisme. C’est un programme. Celui de TXT, pourquoi pas ?" Christian Prigent, Nommer l’innommable , in TXT n°24 (1989).

[14] "Projet de TXT : tenter cette productivité, cerner le dessin d’une "écriture poétique" telle qu’elle peut se lire pour une génération (née après 1940) qui arrive tout juste à l’écriture-lecture ; risquer, en riant, la coupure définitive et la "logique" de la poésie.", "TXT", TXT (Ordinateur) , in TXT n°2 (1970).

[15] Les deux co-fondateurs de TXT ont d’ailleurs envisagé dans un premier temps d’appeler la revue "L’Infinitif"…

[16] "Structure souple et ouverte", lit-on dans le rappel historique paru en fin de TXT-8, "A propos du fonctionnement de TXT".

[17] Christian Prigent, "Artaud : le toucher de l’Être", entretien avec Olivier Penot-Lacassagne, in Artaud en revues, Bibliothèque Mélusine, éd. L’Âge d’Homme.

[18] "Légendes de TXT", in TXT, 1969-1993, anthologie des textes de fictions, Christian Bourgois, 1995.

[19] Christian Prigent, "Artaud : le toucher de l’Être", entretien avec Olivier Penot-Lacassagne, in Artaud en revues, Bibliothèque Mélusine, éd. L’Âge d’Homme.

[20] "Haine de la poésie", in Histoire de Tel Quel, Le Seuil, 1995.

[21] "Pas d’avant-garde de re-change", article non-signé, in TXT-5 : Fonctions d’une revue.

[22] "Légendes de TXT", in TXT, 1969-1993, anthologie des textes de fictions, Christian Bourgois, 1995.

[23] CLAUDE FRIOUX, "Maïakovski", article de l’Encyclopaedia Universalis, 1997.

[24] TXT-5 : Fonctions d’une revue.

[25] JACQUES DERRIDA, De la Grammatologie (Ed. de Minuit, 1967), JULIA KRISTEVA, Sémèiôtikê. Recherche pour une sémanalyse, (Le Seuil, Paris, 1969), COLLECTIF, Théorie d’ensemble (coll. Tel Quel, Le Seuil, 1968).

[26] Notamment JACQUES LACAN, Ecrits (Le Seuil, 1966) et IVAN FONAGY, Les bases pulsionnelles de la phonation, article publié en 1970 et 1971 dans la Revue Français de Psychanalyse.

[27] PHILIPPE SOLLERS, in Entretiens avec Francis Ponge, Gallimard, Paris, 1970.

[28] Christian Prigent fait allusion ici au titre d’un livre de Denis Roche (Eros Energumène, Le Seuil, 1968).

[29] "Comment j’ai donné de mauvais conseils", in Une erreur de la nature (POL, 1996).

[30] Fonctions d’une revue , article signé "TXT", in TXT-5 : Fonctions d’une revue.

[31] Ibid.

[32] CHRISTIAN PRIGENT, "Artaud : le toucher de l’Être", entretien avec Olivier Penot-Lacassagne, in Artaud en revues, Bibliothèque Mélusine, éd. L’Âge d’Homme, 2005.

[33] Op. cit.

[34] "Une lacune scientifique de taille (censure de la psychanalyse)", Carnaval : inflation / réaction , in TXT-5 : Fonctions d’une revue.

[35] Carnaval : inflation / réaction , in TXT-5 : Fonctions d’une revue.

[36] JACQUES DERRIDA, cité dans Fonctions d’une revue , TXT, in TXT-5 : Fonctions d’une revue.

[37] JEAN-LUC STEINMETZ, Limites du travail sur le phonème dans la pratique picturale , in TXT-5 : Fonctions d’une revue.

[38] "Il y a une phrase d’Artaud que j’ai beaucoup citée, ce type de phrase qui restent comme un iceberg quand, au fil du temps, la banquise théorique a fondu, et qui condensent ensuite les préoccupations intellectuelles d’une époque : "C’en est assez d’une magie hasardeuse, d’une poésie qui n’a pas la science pour l’étayer". C’était une sorte de… programme. Et nous avons effectivement cherché alors du côté de tout ce qui nous semblait apporter – d’une manière peut-être fantasmée mais qu’importe ! – une possibilité de regard "scientifique" sur la naïveté de la pratique poésie traditionnelle." CHRISTIAN PRIGENT, "Artaud : le toucher de l’Être", entretien avec Olivier Penot-Lacassagne, in Artaud en revues, Bibliothèque Mélusine, éd. L’Âge d’Homme.

[39] "Peu d’événements ont plus de valeur symbolique que la prise de la Bastille.(…) Il n’est pas de signe plus parlant de la fête que la démolition insurrectionnelle d’une prison : la fête, qui n’est pas si elle n’est souveraine, est le déchaînement par essence, d’où la souveraineté inflexible procède." GEORGES BATAILLE, La littérature et le mal, Sade ; cité par ERIC CLEMENS dans Les Droits de l’Homme post-modernes et la question de Sade , in TXT-24 : "D.D.R. Lyrik 1989".

[40] Kristeva présente les idées de Bakhtine lors d’un séminaire (organisé par Barthes) en 1966. Le texte de cette intervention est publié en 1967 dans la revue Critique, sous le titre : Bakhtine, le mot, le dialogue et le roman et repris dans Sèmeïotikê. Recherches pour une sémanalyse (Le Seuil, 1969). L’œuvre de François Rabelais et La poétique de Dostoïevski sont traduits en français en 1970, Esthétique et théorie du roman en 1978.

[41] Dans le Dictionnaire des Genres et notions littéraires (Encyclopædia Universalis,- Albin Michel, 1997).

[42] JULIA KRISTEVA, " Problème de la structuration du texte", in Théorie d’Ensemble, collectif (coll. Tel Quel, éd. du Seuil, 1968).

[43] JULIA KRISTEVA, "Bakhtine, le mot, le dialogue et le roman", in Sèmeïotikê. Recherches pour une sémanalyse (Le Seuil, 1969).

[44] CHRISTIAN PRIGENT, Carnaval : inflation, réaction , in TXT-5 : Fonctions d’une revue.

[45] CHRISTIAN PRIGENT, "Artaud : le toucher de l’Être, entretien avec Olivier Penot-Lacassagne, in Artaud en revues, Bibliothèque Mélusine, éd. L’Âge d’Homme, 2005.

[46] "La Révolution Carnavalesque", in La Quinzaine Littéraire n°111.

[47] CHRISTIAN PRIGENT, Carnaval : inflation, réaction , in TXT-5 : Fonctions d’une revue.

[48] ANTONIO GRAMSCI, "Concept de national-populaire", in Œuvres Choisies (Ed. Sociales, 1959).

[49] JACQUELINE RISSET, "Lecture de Gramsci", Tel Quel n°42.

[50] "nous avons de la mémoire : celle du temps où la langue se formait". Christian Prigent, "Raison-Claire et Beau-style", in TXT-19 : Babel U.S.A.

[51] "Spécification (par rapport à Tel Quel) marquée par le caractère "carnavalesque" des fictions", "A propos du fonctionnement de TXT", article signé "TXT, 1975", in TXT-8 : "babil des classes dangereuses".