Arc et Senans, Pierre Feuille Ciseaux, relation de L.L. de Mars

Fragment VI - Des diagrammes en patates

Octobre, novembre, décembre, Janvier... la dilatation du temps qui sépare la résidence à la Saline Royale de ma relation dans ces lignes rend de plus en plus difficile celle-ci ; ce qui est difficile, ce n'est pas de rassembler les éléments, de pister les événements pour en recomposer le cours, mais bien d'en actualiser l'intensité. De la retrouver vivace. Il ne faut pas longtemps pour en faire un mirage : une telle intensité est assez rare pour que la première adversité rencontrée l'avale dans le cours de son temps, et la relègue dans la région des illusions. Une confusion gênée accompagne la tentative de son anamnèse ; le temps me rendrait-il honteuses les vieilles joies comme il le fait de mes colères à peine passées?

Julien et Lionel ont mis en place ce qui pouvait nous arracher à l'uniformité si vite reconduite des cadres du travail, et ceci sans mettre en péril la continuité nécessaire à sa productivité ; il aura suffit de ne pas chercher à le faire. Je ne sais pas par quoi, mais il semble qu'ils se soient laissés porter...
Il est étrange que l'on maintienne le goût dans une forme de relation passive au sujet achevé au lieu de l'ouvrir à la perspective du changement même, comme facteur opératoire, comme agent transformant. Oui, sa puissance est celle de la conversion et de l'invention : le lier aux critériologies de l'esthétique et l'enfermer dans les ordonnées sociales où, en fait, le goût s'est déjà achevé, c'est le regarder depuis sa baie d'échouage en la prenant pour son terrain d'envol.
Le goût est relégué aux standards de séparation, au cadrage des typologies qui ne sont pourtant que les effets de sa mise en Histoire : censé aider à reconnaître les catégories alors qu'il les fonde. Pour l'art, on fait du goût une forme abaissée, machinique, de morale.
Mais il est génétique de la réalité, il créé de nouveaux rapports, des relations nouvelles pour toutes les productions humaines, des connexions inattendues, au moins autant qu'il est un opérateur distinctif ; en transformant les catégories esthétiques-mêmes, il réduit le rêve de totalité implicite à l'esthétique telle qu'elle est perçue comme composante essentielle de l'art, alors qu'il en active la sortie continue.

Je ne sais pas si les occasions de sortir de notre cadre de travail imaginées par nos hôtes — dégustation gastronomique draguant du côté de la cuisine moléculaire ou bien concert de Angil — valent tant par leur nature propre que par les nouvelles relations dont elles peuvent être le cadre quand, déjà, certains types s'en sont installés et forment un maillage reposant : ce maillage est aussi mortifère que précieux si, de temps en temps, il n'est pas assoupli ou même déchiré. Il faut de nouvelles relations pour que celles qui se sont installées soient autre chose que leurs propre souvenir éteint. Une relation, un agencement, ne l'est pleinement que dans la possibilité de devenir le canal de relations nouvelles, d'agencements nouveaux, sous peine de se dessécher comme une veine aplatie dans laquelle aucun sang ne circule plus.

Une lumière chiche est donnée à la salle de réception pour en accentuer la solennité; l'honorable, sépulcral, cachet de la pénombre. La scénographie muséale est régulièrement gagnée par cette pompe du tombeau. Tanizaki aurait été bien étonné de retrouver en occident une forme aussi malencontreuse de son Éloge de l'ombre.
Il y a une vingtaine d'années, dans son album par avion, Sempé brocardait les boutiques américaines de godasses ou de colifichets dans lesquelles les babioles marchandes se hissaient sur des piédestals mal bricolés à la hauteur imaginaire de l'art contemporain ; notre accueil dans la salle où se déroulait la dégustation gastronomique touchait au ridicule de ces parodies d'installation du MOMA où se pavane désormais — avec invariablement trois trains de retard sur la modernité — à peu près tout ce qui se vend. Nous allons au devant d'un monde où il faudra s'habituer à tenir la carrière politique et le crime pour l'expression d'une grande créativité. La vacuité d'empilements de récipients et de giclées de nourritures à vocation sans aucun doute expressive fut rattrapée par une cuisine subtile ménageant des rencontres de saveurs inattendues et un soin rigoureux à n'utiliser que le sel des aliments eux-mêmes pour en tenir le bouquet ; le cadeau était, donc, nettement moins grossier que l'enveloppe... Quand mon boucher sera convaincu que sa façon de découper la viande suffit à tenir ma considération, peut-être cessera-t-il de le faire avec une plume dans le cul.
J'ai dû décliner une des autres invitations à sortir du cadre : la calamiteuse pauvreté des trois bouts de pop que dégageaient les répétitions de Angil m'a dissuadé très vite d'aller mourir d'ennui au concert prévu le soir. Pour mon malheur, les répétitions avaient lieu dans la salle de travail même (malheur atténué par le plaisir d'avoir quelques heures une batterie sous la main). Il faut croire que l'invention musicale n'est pas à l'ordre du jour de la révolution. Je finirai sans doute par m'habituer à cette idée. Mais, comment des types qui n'ont apparemment pas beaucoup plus de 20 ans peuvent-ils jouer une telle musique de vieillards? voilà qui m'étonne à chaque fois que j'entends de la pop, du rock, du rap, ou n'importe quelle autre variation métronomique sur le motif du même qui sert de panorama sonore aux 30 dernières années. Contrairement à ce qu'ont pu imaginer tous les oracles, c'est en chaussons que disparaîtra cette espèce...
J'aurai tout de même raté l'occasion de voir Isabelle, Aurélie, Joanna et Jean-Christophe improviser des choeurs, dandiner comme des cruchasses et monter sur scène ; idée stimulante mais insuffisante à dévier la marche décidée qui, ce soir-là, me conduit à l'atelier d'impression : je profite de la disponibilité complète de la salle pour me lancer dans une seconde gravure et la tirer ; la première a été l'occasion d'une réflexion sur le principe prospectif de la gravure elle-même et de ses jeux d'inversion, celle-ci sera une variation sur les motifs et les espaces baroques qui sont au coeur de mon attention et de mon travail depuis quelques années.
Me manquent ce soir-là la présence et la disponibilité frétillante des élève des Beaux-Arts que Julien et Lionel ont eu l'excellente idée d'inviter à vivre avec nous ces quelques jours d'expérience. La saveur de leur compagnie a largement excédé la joie tyrannique de les transformer en main-d'oeuvre bénévole (quel plaisir de voir les doigts d'Estelle ou de Laure comme des frénétiques papillons clairs s'agiter au-dessus des tirages, quel inavouable sentiment de puissance : comment ne pas me rêver dans le cyclone d'une bottega à la Verrocchio? Oh, mon Dieu, mais, mais, je... Je... Je suis de droite?!) ; je regrette que cette composante supplémentaire à l'agencement complexe déjà offert par la résidence n'ait pas été plus exploitée, pour en multiplier encore les articulations. Il ne serait pas malvenu d'ouvrir une autre fois les ateliers à un brassage plus diffus de nos pratiques mutuelles en laissant de côté les positions supposées nous séparer.
Sept d'entre eux (Renaud, Marie-Florentine, David, Solène, Adrien, Laure, Estelle) ont entrepris une sérigraphie collective ; c'est une sorte de semainier coloré dont chaque passage compose la fine archéologie avec l'aide infatigable de Arnaud (Demougeot, de l'atelier All-Over). ; bon sang, j'aimerais bien l'avoir tous les jours à l'atelier, celui-là! Nous formerions une machine de production balzacienne pour engorger chaque mois toutes vos bibliothèques de bataillons sérigraphiés.

J'ai tout fait pour mettre à l'épreuve l'efficacité redoutable d'un garçon auquel ma demande constante d'augmentation rythmique n'a pas arraché un poil d'énervement : rigoureux, optimiste, toujours disponible, d'une joie contagieuse et foutrement calme. Est-il un vrai gens? Je l'aurais fait chier jusqu'à la dernière minute, insistant tous les jours, malgré l'étendue de ce qui lui était déjà demandé, pour obtenir que nous fassions ensemble le petit livret en huit planches et deux passages couleur que je voulais consacrer, entre autres choses, aux colonnes de Ledoux. Et il fut fait. Comme pour les gravures et à peu près tout ce qui fut produit ici, il en fut tiré une cinquantaine d'exemplaires distribués à tous.
Voici le texte de cette première partie :
« Un axe paradoxal, infléchissant à une construction géométrique une dynamique empruntée à un modèle naturel : c'est la croissance, la pousse, la fissure et la pluie, qui agitent une machine raisonnable...
Ce n'est pas par une figure que la colonne de Ledoux connote la nature, mais par une force, qui s'est glissée dans l'écorce d'un pilier. Une colonne qui, bien plus qu'un morceau de grammaire, l'argument d'un style ou le soutien d'une corniche, est le début d'un ouvrage épistémocritique. Qui va faire la théorie d'une oeuvre qui n'est la théorie de rien ? Qui va faire la critique d'une oeuvre qui n'est critique en aucune de ses parties?
Cette force agit comme la sève paradoxale d'un esprit fécondé par la lourdeur terrible du monde et arrache une colonne à la distinction d'un pilier pensé comme un arbre. »

La deuxième partie du récit semble d'autant plus anecdotique qu'elle se charge de la première comme d'une fondamentale, pour laquelle elle est sans mesure ; Dieu sait pourquoi la lecture d'une revue qui aurait dû, comme n'importe quelle autre, me faire l'effet d'une chute de feuille morte, m'a agacé au point d'encourager quelques lignes sur la récurrente misère dont elle est le symptôme : 32 pages pleurnichardes d'auteurs découragés par le voyage avant même d'avoir fait la moindre valise, qui se lamentent les uns après les autres sur la pénurie critique et théorique qui frapperait, bien malgré eux, le champ de la bande dessinée. Que ce choeur de pleureuses insignifiantes et académiques n'use pas d'une seule de ces 32 pages pour faire la critique et la théorie dont il simule le désir, voilà qui est au moins aussi ridicule qu'écoeurant...
Voici donc le texte de cette deuxième partie :
« Il se fout de nous, le Bob : il appelle de tous ses voeux une théorie critique à laquelle il est incapable lui-même de consacrer 10 lignes !
— C'est quand même autrement étonnant qu'ils se mettent tous à réclamer un truc dont ils se méfieraient instantanément si par miracle et il advenait vraiment.
— Jusqu'ici, Bob et ses potes s'en passent très bien, de l'esprit critique ou pas, non ?
— Et il a quand même réussi à rassembler la plus belle troupe de pleurnichards de

Cher lecteur, veuillez nous excuser pour cette interruption momentanée de notre revue épistémocritique Pas Glop »

Les journées ouvertes au public ne furent pas les moins curieuses de ce séjour, même si elles en furent sans aucun doute les plus insignifiantes : curieuses d'inviter le déplacement fluide de centaines d'yeux à glisser du regard sur cette confrérie dont la semaine passée à se former rendait la nature et la singularité invisibles, insignifiantes de n'être que l'argument de principe qui rend désirable auprès des institutions tout travail de ce genre dès qu'il est devenu l'argument d'une baliverne événementielle ; insignifiantes, donc, d'être impuissantes à nous arracher, même un instant, à notre doux retranchement.

Il n'y aurait pas d'éclaircissement plus net que ce quiproquo pour distinguer l'expérience d'Arc-et-Senans de tant d'autres : l'instrument de mesure susceptible de rassurer les investisseurs publics devant ce qu'ils pourront prendre pour une réussite, est dépourvu de la graduation et de la sensibilité nécessaires pour en apprécier la véritable fortune ; pour celle-ci, un succès public est une boussole indiquant le sud. Quiconque a connu le désert de tout esprit dans la foule des grands festivals sait de quoi je parle. Et rien de ce qui aura été réussi de plus beau ici ne pourrait servir à rassurer un investisseur ni à lui signifier, dans sa langue et selon sa valeur, la réussite unique de cette semaine passée à la Saline d'Arc-et-Senans.


L.L. de Mars novembre 2009 / janvier 2010

Chronique
  1. Le plan au sol
  2. Le brame du cerf
  3. La fabrique
  4. Courbet
  5. Les arpentages
  6. Des diagrammes en patates
Photographies &
croquis
Autres sessions
Octobre 2010
Octobre 2011
Documents
Collectifs Solo
Ressources
Images
Sites
i