Arc et Senans, Pierre Feuille Ciseaux, relation de L.L. de Mars

Fragment V - Les arpentages

 

« Julien, est-ce que ce serait possible d'avoir un réveil s'il te plaît ? » Je poserai cette question autant de fois que je devrai me réveiller au cours de cette résidence ; j'ignore ce qui frappe d'impossible une demande aussi banale dans un endroit où abondent de photocopieurs, des pompes à bière, du matériel de sérigraphie, et à peu près tout ce qui est nécessaire ou futile pour faire de la bande dessinée et pour vivre au quotidien ; mais un réveil, nibe, jamais Julien n'arrivera à mettre la main dessus. Alors, tous les matins, j'ouvrirai les yeux sur une table de nuit vide, je chercherai une sorte d'indication flottante, un signe ; est-il trop tôt pour sauter du pieu ? Est-ce que je ne pourrais pas traîner encore un peu et lire quelques pages de ce foutu Cymbalum Mundi ? Ai-je déjà raté le petit déjeuner ?
J'essaierai de déduire de la lumière baignant la chambre un début d'indication. Pas plus boy scout que marin, je ne déduirai rien du tout. Je me lèverai. Je constaterai le jour par la fenêtre qui ne me dira rien de plus. Un brume lumineuse et blanche qui pourrait aussi bien signifier qu'il est déjà l'heure de me recoucher. Le craquement givré de la rosée cassant les herbes sous mes semelles, le ciel tiré d'une lumière diffuse et désaturée, un nombre croissant d'indices me dira chaque matin que je me suis encore levé trop tôt et que, si au moins la porte est déjà ouverte, le premier café au réfectoire sera pris dans le silence d'une solitude gériatrique. Souvent, je retournerai à ma chambre ; elle est si diamétralement opposée à la cantine que deux allers et retours suffiront d'une part à me donner l'impression d'avoir fait un peu d'exercice, d' autre part à prendre le café suivant dans le babillage bienveillant des réveils collectifs.
Je zèbrerai régulièrement l'immense demie lune d'herbe accidentée par les taupes qui découpe la Saline Royale (putain de grosses otaries, les taupes du coin, on ferait passer un métro sous leur monticules). Elle sera parfois violemment découpée par les spots qui, la nuit, dévorent des disques de façade et en dissolvent arêtes et profondeur, plongent plus profondément encore le reste dans l'obscurité. Il y a dans la géométrie obsédante de cet endroit la puissance de tout y conduire, et mes allées et venues dans l'enceinte me semblent étrangement ritualisées par le nombre, incapables d'échapper à une sorte de chappe de sens, de détermination métrique.
Le premier matin, en faisant le tour du bâtiment à la recherche d'un indigène et d'une montre, je croiserai Benoît Guillaume dessinant, à demi congelé, l'étrange confrérie spectrale des arbustres momifiés par le voile d'hivernage qu'on a alignés dans une des petites cours. Il sera difficile de ne pas croiser à peu près partout et à n'importe quel moment Benoît et son foutu carnet, dessinant compulsivement trucs vivants, morts, types, typesses, caillloux, meubles. Cette ardeur au travail fait plaisir à voir, même si l'intérêt opiniâtre que Benoît porte aux portraits m'échappe un peu. Des fois il me fout la trouille, il fixe sa victime avec ses grands yeux pâles, sa grosse tête dodeline bizarrement et il sourit. Il revient sûrement dans la nuit pour les égorger.

Le croquis jouit d'une étrange position dans le monde de la bande dessinée ; alors que l'intérêt pour leur propre artisanat est tombé en désuétude dans à peu près tous les arts, les dessinateurs de bande dessinée vouent à leurs brouillons une espèce de culte de la vérité qui poussent certains éditeurs à en publier des carnets entiers. Autant dire que c'est à peu près aussi intéressant et stimulant pour l'esprit que le seraient des CDs entiers de gammes de Wade Matthews (tout bien réfléchi, j'imagine que je trouverais sans doute plus d'intérêt à un ballet d'échauffements et de pompes qu'à un match de foot, mais je dois avouer que mon ignorance à peu près totale de la danse et mon dégoût sans nuance du sport y sont sûrement pour quelque chose). Je suppose que l'accusation de paresse frappant cette corporation est pour beaucoup dans cette manière infantile de montrer qu'on a bien bien bien travaillé pour en arriver là. L'espèce de grâce du premier jet censée se dégager de ces exercices ne devrait jamais justifier qu'on les arrache au secret des cartons à dessins ou des carnets à spirales pour une publication ; d'une part, voilà une grâce bien frelatée qui sanctifie une fois encore le double mythe de la pureté et de l'instinct, d'autre part, l'apparente humilité qui peut pousser un type à charmer par ses faiblesses-mêmes en sacrifiant au fétichisme des éditeurs est une des formes les plus retorses qui soit de la vanité.

 

Les petits déjeuners seront l'espèce de laboratoire social au cours duquel, chaque matin, sont expérimentées diverses formes de rapports, destinées à rendre tout simplement possible puis douce et aimable l'inévidence de la vie collective. J'aurai pour ma part moins de difficultés à trouver la souplesse de rapports fondés sur l'inconnu avec ceux que je ne connaissais pas du tout qu'à m'échapper des formes déjà bouffées par les conventions ou l'artifice de relations entamées ailleurs. Il sera compliqué et long, par exemple, pour Jonathan (Larabie) et moi (et je ne suis pas sûr qu'au bout du compte nous y soyions parvenus), de nous arracher à l'espèce de sport verbal auquel nous avons déjà pris la mauvaise habitude de nous livrer dès que nous nous parlons ; les attitudes forcées qui se figent en obligation de taquinerie faute d'avoir pu trouver un autre mode finissent par se loger entre nous comme le curare qui, niché dans l'espace imperceptible de la fente synaptique, inhibe les échanges entre les neurones et se substitue à leur chimie.
Plaqués entre deux personnes, ces rapports finissent par remplacer toute relation possible et congédier la profondeur comme la légèreté réelle. Comment en sortir ? Ici-même, je ne suis pas certain que nous puissions : ce qui a été entamé doit sans doute être conduit à son terme sous peine de rendre théâtral et artificiel un changement de position, d'attitude, et de créer plus de malaise qu'il n'en serait résolu. Mais la nature exceptionnelle de ce qui s'est déroulé pendant ces quelques jours me conduit au moins à une hypothèse, sinon une certitude : l'expérience commune — qui ne saurait être effacée — pourra devenir le nouveau point d'origine des relations jusqu'ici si mal équarries.

Pas très brillant dans les relations amicales pour les signifier, les qualifier, ou tout simplement les amorcer, le travail est pour moi, à cet égard, une bénédiction ; c'est un espace d'actualisation, de formulation des relations humaines où je me montre bien moins brutal que par le langage. C'est un moment également d'exposition et de redéfinition de la valeur très précieux : valeur des échanges, valeur de ce qui fait l'invention même de la vie, valeur des pratiques humaines dans lesquelles le langage est tenu un moment dans une certaine distance technique, valeur de l'idée même qu'il y ait à repenser la valeur, valeur d'une coprésence sans autre but que la tâche en cours elle-même sans but, sans salaire. Ce sont des transactions dont l'équilibre de l'échange n'est pas la hantise ni la fin, c'est la plus parfaite contradiction du désert humain auquel condamne le salariat ; l'objet des transactions est à la fois le jeu des valeurs partagées - gestes techniques, inventions théoriques, communauté créative - et la critique, l'invention de la valeur elle-même. C'est une attention particulière, charnelle, stratégique, politique.
Un des moments les plus significatifs pour moi de ce qui, dans le travail à plusieurs, peut éclairer et transformer à la fois les relations humaines fut celui-ci : Aurélie (William-Levaux) dessine depuis quelques-temps sur du fin tissu blanc ; c'est un support ingrat, dans lequel la plume se prend facilement, sur lequel les taches ne peuvent se gratter ou se couvrir, bavent, s'étalent. Il lui permet à la fois de dessiner et de broder ; mais ceci n'est que description technique et, comme telle, ne signifie pas grand-chose. Ce n'est pas un truc d'Aurélie, un effet, une manière. C'est une condition et une opération de sa vérité. Tissu, broderie, tension qu'implique maniaquement un tel absurde choix de support, sont non seulement inextricables de la chair biographique et intellectuelle à laquelle ils se sont imposés, mais ils produisent inlassablement d'autres tissages, de sens, de pratiques, d'inventions. C'est une matrice de production. Ce qu'elle produit, évidemment, est essentiellement Aurélie elle-même. Et, au passage, quelques planches magnifiques qui portent témoigagne de cette advention. Les traits de plumes sont pris dans la broderie, contaminés par le verbe broder, le mouvement de l'aiguille, son sens, ses métaphores. La temporalité technique implique certaines formes restrictives du récit et ouvre à d'autres.
Tenu dans une certaine distance, on imaginerait sans doute que le travail artistique se découpe en temporalités et significations, associant le projet à l'invention, l'esquisse à la mise en forme et le reste à la réalisation. Mais ces cadres sont sans réalité ; là où ils existent, tout art a disparu pour laisser place à l'artisanat. On doit considérer la pratique comme matrice imaginante, le dessin comme jeu critique et théorique du dessin, le projet comme un agencement plastique : toutes ces zones sont entre elles poreuses, fluides, se fécondent et participent très également de l'invention comme de la technicité.

 

J'ai demandé à Aurélie, intrigué par l'idée tactile que je me faisais de son travail, si elle pouvait me préter un peu de tissu, me montrer comment elle dessinait dessus : le premier travail à plusieurs mains auquel je m'étais proposé à mon arrivée poursuivait un mode d'écriture entamé depuis quelques années avec des amis dessinateurs (l'un dessine une planche, d'un geste rapide et sans préciser les contours, l'autre encre, essayant de déchiffrer là où c'est possible, déduisant de quelques traits ce qui semble manquer où être trop confus ici. Un troisième se voit confier l'écriture du texte dans les phylactères que les deux autres n'ont pas manquer de lui laisser. Une version dévoyée des anciens studios à l'américaine, en quelque sorte). La première double planche née à la Saline de cette forme d'invitation échangea croquis et encrages de Baladi et moi-même ; je lui ai proposé un passage couleur supplémentaire pour la sérigraphie histoire de pimenter le tout. J'ai demandé à William (Henne) et Jean-Christophe (Menu) d'écrire chacun dialogue que nous puissions permuter, par une impression sur calque. Je dessinai pour Aurélie sur une de mes feuilles un dessin imprécis que je lui demandai d'encrer, en échange de quelques traits posés par elle sur son tissu et d'un poil de pédagogie. Évidemment, j'ai tout taché comme un gros dégueulasse mais j'ai tiré de cette expérience à la fois quelques renseignements sur ma propre pratique, quelques gestes qui étendront le jeu de mes mouvements, et, essentiellement, le sentiment d'avoir partagé avec Aurélie une intense, inhabituelle, intimité.
William (Henne), Benoit (Préteseille), Isabelle (Pralong) se sont eux-aussi pris à ce mode d'échanges subtils ; ce furent de doux et émouvants moments de création qui ont vu naître trois planches de William ou les rieuses leçons de broderie à Isabelle.
Travailler avec un ami est le meilleur moyen pour moi de me montrer pleinement avec lui, de lui signifier l'intensité de notre relation. Travailler avec un inconnu est le seul moyen par lequel je puisse lui apparaître déchargé un peu de ma lourdeur, de ma violence, de ma maladresse sociale, de ma poisse métaphysique. Évidemment, l'espèce de furie qui me gagne dans ces moments marque la limite de la fonction travail en ma compagnie : débordant, envahissant, bruyant, salissant, insatisfait continument, j'imagine sans peine qu'une brave conversation avec moi est sans doute moins encombrante et plus calme qu'une session de dessin ou d'écriture. Ce que je note : je n'ai aucun ami avec lequel je n'aie eu de relations de travail. Soit celui-ci a fondé mes amitiés, soit elles en ont été le terreau et il les a scellées.
Ce qui lentement devient une longue session de travail d'une semaine est entrecoupé des promenades silencieuses qui nous conduisent au restaurant où nous prenons tous nos repas. La traversée de la longue langue bitumée est un agréable moment de suspension, dans les premiers froids qui font flotter aux lèvres nos doubles vaporeux, conduisant au bourg d'Arc-et-Senans. Une étendue d'herbe pelée à l'horizon lointain que des arbres floquent et verdissent, une enfilade de troncs maigres, le parking désert d'un petit supermarché et c'est la perspective du bourg qui pointe l'église. Il sera souvent question des repas avant les repas, dont la composition foutrement riche est une source d'inquiétude grandissante pour la plupart d'entre nous, peu habitués à de telles charges de bêtes mortes dans l'estomac. Les végétariens sont à la fête, et le réagencement maladroit des légumes du jour dans leurs assiettes pour combler la place du buffle en dit long sur le faible taux de brouteurs qui fréquentent habituellement le Relais d'Arc-et-Senans.
Notre trajet est marqué par une étape singulière, à peu près à mi-chemin ; c'est une maison prise dans l'enfilade des autres au cours de la grande rue qui grimpe. Au balcon, aux volets, aux poutres du porche, aux branches des arbres du jardin, aux barreaux du portail, pendent des colliers de peluches aux poils en paquets relavés, poupées pantelantes, pierrots, polichinelles à la con, créatures de plastoque, de laine, de bois, bricoles vestigielles de fêtes, étoiles, miettes de guirlandes, merdasses partiellement décolorées dans les trouées de feuilles ou les zébrures de lattes et de grille, chien aux grands yeux idiots mal peints, une galerie épouvantable de se vouloir charmante et rieuse. Certains d'entre nous jureraient que toute cette petite collection de monstres bouge un peu à chacun de nos passage, que son agencement est - selon des règles qui nous échappent - embelli pour nous plaire. Un confrère de l'ombre, c'est émouvant.

 

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