Fragment II - Le brame du cerf
H.G. Wells. est une chambre spacieuse et claire, avec une mezzanine sur laquelle sont aménagés deux lits solitaires. Deux lits, cest aussi important que les deux synagogues sur l'île déserte de la blague : celle où l'on va chaque semaine faire shabbat, et celle où l'on ne fout jamais les pieds. En bas, un bureau, un espace de lecture, une grande salle de bains, une penderie. Je ne suis pas habitué à un tel luxe. C'est à la fois beau et sobre, idéal pour travailler et lire. Je me suis comme d'habitude encombré de beaucoup trop de livres. Damascène, les essais de Didi-Hubermann sur la revue Documents , un saint Jérôme, le Cymbalum Mundi, les Lois de Thomas d'Aquin, le Huizinga sur le Moyen Âge dont j'ai interrompu il y a trop longtemps la lecture et que je veux finir. Évidemment, je ne finirai rien de tout ça, je lirai à peine. J'ignore encore que cette résidence va m'entraîner dans une frénésie de travail excédant celle que pourtant, d'une certaine manière, je venais ici fuir.
Après m'être installé, je commence ma visite et m'ouvre instantanément à la déréalisation qui fera décoller la membrane des jours et des lieux.
La première pièce que je visite est un immense hangar froid baigné d'une trop douce lumière ; on l'a mal égayé de grandes toiles dont on attend sans doute un peu trop de la joie artificiellement bariolée. Je m'empresse d'oublier ce lyrisme fatigant et son auteur ; une réverbération ronde et courte aux couleurs de bois m'encourage, puisque je me crois seul, à chanter. Au centre de la pièce, des tables de sérigraphie. J'imagine à ce moment que c'est à cet endroit qu'a été installé l'atelier. Je me sens plus profondément atteint par l'automne. Ma chemise est assez fine pour que j'en sente le tissu irriter mes tétons glacés. La charge érotique du mot « téton » le colore instantanément pour moi d'une nature féminine. Je le ressasse, une litanie interne coupe toute autre réflexion, je cherche pour moi-même autre chose que téton. Mamelon n'arrange rien, il a tendance à donner encore plus de rondeur à ce que j'essaye lexicalement d'aplatir. Sein ne me convainc pas du tout. Je rumine. Benoît Guillaume, que je ne connais pas, que je n'ai pas entendu entrer, me demande si je suis un des dessinateurs invités. Il n'attendait pas vraiment quelque chose d'aussi court qu'un « oui », il devra gratter un peu plus dans ma lourdeur de boeuf pour que je décline mon identité. Il me rappelle avoir été mon interlocuteur au cours de l'élaboration du calendrier des éditions Cambourakis, pour lequel j'ai dessiné une page. Je pense le décevoir, déjà, par mon faible enthousiasme à l'évoquer. Comment pourrait-il savoir qu'une activité très amusante dans une vie éditoriale riche devient ridicule et humiliante lorsqu'elle est votre seule publication de l'année? et je ne peux pas, quelles qu'en soient les motifs, regardez un calendrier pour autre chose que ce qu'il est, un calendrier. J'aurai pris du plaisir, du moins, à travailler pour l'occasion dans un champ technique que je maîtrise mal, la bichromie. C'est une raison suffisante pour faire les choses, gagner quelques grammes supplémentaires d'organicité1. Au milieu de la salle, on a déposé du matériel de sérigraphie. Guillaume et moi nous demandons si c'est bien ici que doivent se dérouler les ateliers sérigraphiques ; nous nous demandons également ce que peuvent bien représenter comme réalité ces ateliers, à quoi ils sont ouverts, quelles sont les règles supposées de leur organisation. Placées, dans cet espace sans mesure, les tables ont l'air de pauvres choses auxquelles on imagine mal un devenir productif, joyeux, intense.
Mettre en place un protocole quelconque, une sorte de lever de rideau, en organisant un événement lié à nos pratiques, en créant un cadre de travail, en proposant d'emblée un projet collectif, dans l'espoir de nous mettre tous dans le bain, aurait probablement été maladroit. Tout simplement parce qu'une telle décision aurait implicitement supposé une anticipation de ce qu'allait pouvoir être ce bain. Et nos hôtes s'étaient bien gardés d'imaginer à l'avance ce qu'il allait être. C'est sans doute mûs par un appétit réel d'incertitude, en comptant sur la seule composition du groupe invité à se rencontrer ici, que Julien et Lionel ont décidé d'ouvrir cette résidence par une invitation à sortir absolument du cadre formel qui la motivait : nous nous sommes donc retrouvés en pleine nuit, dans le froid coupant des forêts montagnardes, à traquer le brame du cerf.
La proposition était suffisamment absurde pour qu'on ne puisse même pas lui opposer d'argument raisonnable. Après nous être laissés submerger par le flot copieux d'un garde forestier qui avait fait du cerf le socle de toute sa vie (la machine de ses métaphores, le principe de sa propre vitalité, le levier de sa libido et surtout l'inébranlable assurance de son savoir), nous nous sommes embarqués, dans un silence docile, sur les petits chemins forestiers qui devaient nous conduire à l'endroit où les grands mâles tonnent pour subjuguer les femelles. Aucun détail de cette mise en scène ni de sa fin inlassablement recommencée - un coït aussi bref que sans joie - n'avait été négligé par notre orateur. Suspendus au-dessus de notre dessert dans la grande salle du Relais d'Arc-et-Senans, nous aurions pu disparaître absorbés par nos propres trou-du-cul s'il n'avait pas, à un moment, trouvé seul le moyen d'arrêter ce bavardage autonourrissant...
Je suppose que dans n'importe quelle autre condition, une voix parmi nous se serait élevée, au moins à un moment — que ce fût au cours de son homélie zoophile infinie ou devant l'une de ses interventions paternalistes sanctionnant, au cours de la promenade, notre pas trop lourd ou nos voix trop fortes — pour lui signifier qu'il allait un peu trop loin ; mais — à peine arrivés dans cet endroit étranger — pris comme nous l'étions et fascinés dans ce train nocturne d'enfantillage, nous aurions été jusqu'à nous coller au derche une houpette de biche si ça avait été énoncé comme la suite logique de la promenade. Plantés en piquets serrés dans la boue noire sous le ciel absolument éteint, nous étions donc une vingtaine à tenter d'arracher au silence de la nuit le cri rond et stupide du cerf au garde-à-vous. Je ne sais pas par quelle étrange chimie le mugissement d'une vache à peine amélioré pouvait être reçu par nous comme une gratification, mais il y a bien eu un moment où nous nous sentîmes payés de notre goutte au nez par les rares et lointains bruits de bestioles qui cisaillaient la nuit. C'était terriblement glacé, complètement indescriptible et insensé, et, quoiqu'il en fût, délicieux.
Ce fût d'une certaine manière l'absurde motif liminal de ce qui, lentement, allait solidifier notre improbable communauté.
Je crois que beaucoup d'entre nous étaient tout près à détester tout ça ; que l'invitation à une quelconque collégialité est légitimement reçue à la fois avec méfiance et avec horreur comme ouverture à quoi que ce soit. Beaucoup de planches et de dessins des premiers jours le montrent d'ailleurs sans ambiguïté. On y lit les précautions défensives et narquoises de l'un, l'apparition des angoisses de l'autre à se trouver piégé dans une abominable famille. Mais le cerf est, en quelque sorte déjà là, particule d'inconnue qui obstinément viendra contaminer les travaux, les conversations, et peu à peu la nature même de notre réunion improbable.
- pour un éclairage sur cette notion d'advention du sujet biologique/prosodique, voir mon texte «Un artiste peut-il travailler avec l'institution? Non.». (retour)
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