Fragment IV - Courbet
Le corps de bâtiment appelé la maison du directeur abrite — c’est une des premières choses dont on m’ait informé — une assez considérable collection de Courbet. Une cinquantaine, quelque chose comme ça. Ornans n’est pas très loin d’ici et son musée, le musée Courbet, se trouve momentanément en réfection ; la collection sera donc visible quelques temps ici, à la Saline Royale.
Elle m’aura été beaucoup décrite, en des termes généralement teintés de déception pour qui en attendait quelque chose, d’ennui poli par les autres ; Benoît (Guillaume), qui m‘en parla le premier, me l’a décrite rapidement comme une série de croûtes sans grâce sur lesquelles il avait glissé. William avait eu bien de la peine à lui accorder plus d’une demie heure d’intérêt. Chaque relation soulignait la faiblesse de ce qui semblait n‘être qu’une enfilade de paysages indifférenciés et mornes, à peine vivifiée par quatre ou cinq portraits. Au mieux l’amusement pointait de retrouver jusqu’ici le brame des cerfs dans une course enlevée ou dans la niche noire d’une chênaie.
Les journées de travail intensif s’enchaînant, je repoussais régulièrement le moment d’aller moi aussi la voir. Un brin d’appréhension devait sourdement travailler à repousser cette visite : après avoir pendant plus de vingt ans négligé Courbet, j’étais enfin parvenu à y voir quelque chose, à me laisser stupéfier par lui lors d’une visite récente au Petit palais. Autant dire que la perspective de perdre ce que j’avais mis tant de temps à gagner ne me réjouissait pas spécialement. C’est précieux, une victoire emportée sur son dégoût.
Benoît (Préteseille) fût un des derniers à me parler de l’exposition et il fût également le premier à marquer à cet égard un début d’enthousiasme. Il avait rapporté de sa visite l’image d’un renard pris au piège, couché dans la neige et glapissant, qui avait su le retenir un peu plus longtemps que
les roches, les cascades, les lacs, les arbres, les masses sombres de cieux
trop lourds
à la pâte. De ce renard, il avait fait un croquis. Il m’invitait à aller le voir, me proposait d’en tirer quelque chose, quelque chose de commun peut-être, bref, de l’arracher au sommeil de la collection par un moyen ou un autre.
Chacun, au cours de sa visite, s’était engagé jusqu’ici à trouver Courbet surestimé. C'était la conclusion qu'offrait cette exposition. On se demanda pas mal ce qui l’avait élu au temple des plus grands. Mais de ce renard, de ce renard et de quelques
autres choses, Benoît P. avait vu l’indice possible d’une erreur d’appréciation. Je n’ai pas pu ramener de cette collection la moindre photo. C’est étrange d’avoir pu en douce rapporter de toute l’Europe, des musées les plus surveillés, des chapelles les plus interdites à la prise de vue, des photographies par milliers et d’être resté ici une semaine sans revenir avec un seul document. Je n’ai commis que l’erreur de demander la permission, ce que je ne fais jamais.
Arrivé légèrement trop tard le matin du cinquième jour, une heure avant la fermeture du musée, j’en ai fait un premier tour, histoire de repérer au moins les quelques tableaux auxquels j’allais consacrer ensuite toute mon attention. L’après-midi, après avoir dégoté une chaise légère, j’y retourne pour dessiner. Effectivement cette collection est une dérive de déceptions ; mais la source n’en est pas la peinture de Courbet. C’est une déception chimique. Toutes les toiles ont été, par le simple effet du temps, barbouillées au jus de pipe. De cette déception chimique j’ai fait, pour essayer d’en tenir un peu la substance, l’objet d’une planche. Elle est née en partie de quelques réflexions auxquelles m’a obligé ce que je dois bien appeler, aussi bizarre que ça paraisse, une défense de Courbet : nous n’avons pas la moindre idée de ce que peut bien être la peinture de Courbet. Nous n’avons aucune chance de la voir. Nous sommes tenus à distance de la surface par une infecte couche de vernis que pourtant à peine un peu plus d’un siècle aura suffi à jaunir irréparablement ; nous avons bien l’intuition que derrière cet écran pisseux, marronnasse, se cache une vie gelée. Mais ce que de rares éclats de couleur surpris dans les faiblesses de ce voile assassin nous redonnent
d
’une peinture subtile et profonde ne suffit pas à exténuer l’impression de constater un cimetière de croûtes.
Quels que soient mes efforts pour traquer dans ma raison l'appui d'un regard, je suis impuissant à percer quoi que ce soit de ces couches, à inventer une forme rétinienne de soustraction. Les couleurs se dissipent à peine je crois les tenir, les deviner sous la poisse brunie. Comment les regarder, ces tableaux, si je ne peux même pas les voir?
L’essentiel de cette collection est composé comme la litanie entêtante d’une trouée, comme la chanson obstinée sifflotée chaque jour par celui dont l‘origine du monde serait le motif secret et continu de toute figure. Il n’y a aucun effort particulier à fournir d’imagination pour retrouver dans les mousses, les buissons, les touffes, les
cavités profondes qui piègent le regard, les rigoles humides et les lacs croupis, l’écho inlassable de ce pubis qui hante l’histoire de la peinture.
Alors, le jeu secret des motifs qui travaillent à composer une absurde régularité dans les vies me ramène une fois encore à Lequeu et à sa série des jeunes cons dessinés aux alentours de 1780.
C’est un spectacle assez inquiétant et malade de voir une peinture si jeune dans un tel état de décomposition. J’ai vu jusqu’à m’en aveugler l’éclat des couleurs inchangées et vivantes de Giusto di Menabuoi à Padoue, du Bergognone à Pavie, de Giotto à Assise, de Vecchietta à Sienne. Je suppose que l’huile néfaste dont Wacker* a décrit la terrible nature destructive, l’appétit de combustion, nous réserve encore de bien plus sombres musées, alors que la tempera du quattrocento abdiquera moins vite au soleil que nos
rétines.
Le renard de Courbet semble avoir connu un autre traitement, peut-être un vernis moins dégueulasse, un jeu d’huiles et de pigments moins destructivement complices de l’oxydation ; le velouté de ses couleurs donne à la peinture un gonflement d’écume, de duvet, elle flotte à sa propre surface brossée. William voit dans ses contorsions théâtrales la pose crevée d'une bête empaillée. Pourquoi avais-je imaginé, moi, Courbet mouillant son cul dans la neige pour peindre dans son agonie une bestiole piaillante? Il n'est pas trop tard, j'imagine, pour nettoyer encore un peu ma cervelle de tout ce qui y croupit d'enfantin et stupide...
J’aurai donné un peu de temps à ce renard, moi-aussi ; à un portrait d'homme, également, qu’une hallucination passagère m’a fait prendre juste assez longtemps pour un autre. De ce même renard Benoît tirera l’argument d’une gravure sur linoléum ; ma joie mauvaise à moquer les traits massifs qu’il a donnés à l’animal en l’alourdissant d’une gueule de chien, de loup, l’encourage à m'envoyer foutre et à en tirer également une sérigraphie (il en fera un masque volontairement idiot troué hors du regard, un masque qui cache mais ne masque pas); ces deux travaux, dont chacun d’entre nous aura pu ramener exemplaire, occultent un troisième dessin discret que Benoît a tiré de ce renard : c’est une délicate figure colorée peinte sur tissu, qu’il a pendue par la patte à un fil rose brodé. La figure est rattrapée par la trame technique qui la tient. Il l’a, hélas, donné avant qu’une seule photo en ait été prise.
Cette irruption littérale du fil qui pend à l’endroit du fil qui brode réveille chez moi un stupide mouvement biographique de fraternité : je suis renvoyé aux flêches littérales que je tirais, quand je peignais encore comme une brute dans l'atelier de Lorient, à l’arc sur mes Saint-Sébastien saturés et sales. Michel (Vachey) s’était foutu de moi, avait trouvé ça naïf, très; mais il s’était ravisé, m’achevant sur son habituel «et puis pourquoi pas, après tout? ». Je suis resté depuis gelé dans cette suspension devant toute littéralisation brutale, devant les calembours visuels, les champs d'applications qui bavent, se tuilent, se confondent.
Je n’ose pas demander à Benoît de m’échanger son beau renard pendu par la broderie-même contre ce qu’il voudrait de mes cochonneries. Je reste un bon moment à le regarder épinglé au mur.
* Nicolas Wacker, La peinture à partir du matériau brut.
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