thèmes : narration sans sujet, poétique iconique, hyper morale

Guillaume Chailleux & Jean-François Savang

 


[...]  Comment les prendre au sérieux ? C’est si facile. Ils ne constituent pas des adversaires crédibles, ni même motivants. Vous ne pouvez perdre face à aucun d’entre eux. Ils ne deviennent jamais menaçants. S’ils tuent votre frère Amos à coups de pelle (Acme Novelty Library 5, p. 18), vous vous réveillez. S’ils meurent, c’est à l’issue d’une série d’illusions telles que vous ne pouvez pas y croire [...]


[...] G.C. : Bon, il est trop tard, profitons donc de ce temps perdu : je crois que je me suis pris au piège de l’alternative entre deux naïvetés avec cette histoire de narrativité. Celle qui consiste à prendre l’œuvre au pied de sa lettre « expressive », psychologique, mimétique (pour la condamner ou la louer), et celle — plus savante — d’une littéralité qui serait la critique sans reste de la première alors qu’il semble bien qu’elle lui fasse bien une place, cette « critique littérale », à la narrativité. Ou plus exactement, qu’elle la fasse sienne, et immanente. Parce que la distinction ne serait pas entre narration (contenu) et littéralité (forme) mais entre ces deux éléments du poème et la représentation qui fait l’abstraction de la première distinction, et dont la dualité rationnelle cache une volonté ontologique (narration « abstraite »).
C’était peut-être cette narration immanente (concrète) que nous invoquions, moi, selon Foucault disant n’avoir écrit que des « fictions », et toi, te repositionnant avec Mieke Bal (1), faisant du narratif une pratique théorique.
Et il me semble que c’est ici que ça commence à être intéressant — et qui fait qu’il est si tard aussi : tirer du narratif dans ses effets les plus apparemment abstraits (et asservissants, idéologiques) : expression, mimétisme, psychologie (!) des continus jusque dans le matériau de l’œuvre. Je veux dire une critique littérale sans unilatéralité... non pas seulement dénoncer l’abstrait, mais en établir la continuité avec le concret (subjectivation des rapports de pouvoir chez Foucault : le pli), non pas seulement faire la part de l’abstrait mais faire sa part à l’abstrait, dans le souci délicat du continu dans le sujet et non pas celui de l’unité ontologique de l’œuvre (mais un usage concret de l’abstrait, comme le littéral est un usage critique du concret : un concret de la métaphore ?)... Nietzsche insiste sur le fait que tout discours finit par devenir une réalité (faut-il entendre que la représentation n’existe pas, et qu’il est donc urgent de s’en emparer ?...) Mais sans doute ne fais-je ici que redécouvrir un des fusibles d’une anthropologie poétique ? (Y aurait-il eu là alors matière théorique à rendre compte d’un certain décalage que nous ressentons chez Ware... Sans cuistrerie, comme tu m’en prévenais envers cet emmerdeur familial et pleurnichard ?)

J.-F.S. : Ware est un timbre postique. Cela a peut-être un sens : celui de défaire la vignette de toute idée d’unité. Ses assemblages sont parfois tellement minuscules qu’il me faut rétrécir pour retrouver une échelle de lecture raisonnable. C’est à partir de là que je réussis à me perdre, qu’il me gratte, que la madeleine de Proust dans laquelle il travaille a l’odeur de l’énurésie. Chaque page devient comme un pli du corps, comme une insupportable histoire d’intimité. J’ai l‘impression que chaque page est une main qui cherche à coller mon visage au plus près de son corps ; sur ses abcès, dans son gras. Son humanité est dégoûtante. Les émotions qu’il signifie sont comme du linge sale imprégné, refroidi, défroissé après des années de macération. L’autoréférentialité fait bien sûr affleurer une poétique, une architecture du sens ; cependant, c’est l’individu psychologique qui fait loi, plus que le dessin et le langage. Et le « sujet-du-poème » a du mal à se frayer un passage dans le corps sans organe de cette composition refaisant à sa manière l’odeur anatomique d’un corps.
Rappelons que deux systèmes sémiotiques à classe d’unités différentes, comme le langage d’un côté et les images de l’autre, ne peuvent constituer un système « hybride » : en effet, il n’y a pas d’unité commune aux deux systèmes. Cela veut dire qu’au niveau d’une hypothétique identification d’unités, les caractéristiques signifiantes de la langue ne s’appliquent pas telles quelles à la signifiance en image. D’une part les images ne fonctionnent pas comme des unités linguistiques, d’autre part la signifiance du langage appliquée aux images passe certes par le transfert de la faculté sémiotique du langage mais ne sous-tend aucunement une identité ontologique d’un système à l’autre ; d’autre part encore, les images ont sans aucun doute des capacités de signifiance qui leur sont propres ; enfin si le langage et les images font système, c’est de leur rencontre et de la capacité commune à signifier qu’ils font système à un niveau supérieur.

 

G.C. : Pour ma part, dans cet ordre d’idée autour de la représentation, de ses concepts à la hache et de sa pandémie virulente auprès de tout sectateur pieux du Vrai et du Réel, je lis Grœnsteen, et entre toutes sortes de doux lieux-communs, que lui sert son objet d’étude sans doute (traitement de la condition féminine ipso-facto, « réalisme » naïf, psychologie de l’auteur...), je retiens un point d’aveuglement qui fait symptôme, en conclusion de l’article, marquant un dualisme entre politique, éthique et expérience subjective : « une extraordinaire leçon de vie, ses conditions (?...), ses options (ça rigole pas...), son décor (en effet), ses rituels (on vise peut-être ici l’innocent projet ethnologique)... » mais alors donc « sans interroger les structures du monde social et les rapports de domination », un truc inexistant en fait (une représentation collective), peut-être un objet « esthétique », « inépuisable qui ne cesse d’étonner » et qui n’a pas d’autre sens que fantasmatique parce qu’il n’en a jamais pris les moyens — du sens ou de son inconnu (ça !). On n’est même plus, ici, dans un débat entre signifiance et discours (ce que j’essayais d’esquisser), on n’est nulle part : où une certaine réussite formelle, une esthétique, un style créent un point d’aveuglement éthique, politique, poétique total : un « effet de réalisme »... Non ?...

J.-F.S. : « La société casse au point faible du signe » (Meschonnic). On pourrait considérer, à cet égard, que Ware porte le travail de l’insignifiant non seulement sur un plan narratif, mais plus précisément sur le plan de « l’énonciation graphique » ou d’une « discursivité » particulière du dessin. Cette manière de dispersion du sens laisse entendre « l’individu » comme un négligeable du sens. Pourtant, au-delà d’un travail serré entre les modes de signifiance, c’est la question du sujet introuvable qui domine, un désir d’individuation borné par l’air du temps. Tous ces agencements de l’intimité sont l’expression du sujet-individuel ; et s’ils suggèrent une exploration, si la réalité est pensée du point de vue de l’insignifiant, étrangement formé aux contreforts du libéralisme, il fait remonter à la surface l’amplitude baveuse du sujet narcissique occidental.
Les cases sont souvent petites et il faut avoir de bons yeux pour s’accrocher aux détails. Cela contraint à regarder de près, à ralentir. Tiny-Ware fait l’espace-temps de l’aventure dans le détail, dans l’haleine putride d’une oralité inconsciente où même le rêve n’est pas plus libérant qu’une enclume. C’est un récit de la frustration qui est en place. L’homme blanc-masculin-normal y expose sa frustration de la réussite. C’est le rêve du prolétaire qui rêvait de devenir bourgeois qui est ici américanisé, et dont le miroir est promené sur les routes de l’Illinois. C’est le choix du loser comme figure de l’ère du temps contre le super-héros introuvable dans la vie « réelle ». Autre insignifiant de la chaîne des frustrations qui voudrait nous faire croire à une tonalité poétique, qui y affleure et se vautre cependant dans le signe.

G.C. : Je trouve également très problématique cette confrontation langage/dessin ou même langage/composition qui n’atteint jamais son « niveau supérieur », comme tu dis, sa co-effectuation, sa conscience toujours reprise par le sens — donné. Il m’avait d’abord semblé que Ware était en dialogue avec une forme autoritaire du livre, une critique du pouvoir, de la modélisation. Qu’il se glissait dans son façonnage massif et édifiant afin de l’en détourner. L’ironique entreprise de modernité se défile en vrai roman familial et psychologique, auto-dérisoire, bavard et impuissant. La détabulation espérée dans la Boîte (N.D.L.R.: Building Stories) n’arrive jamais, les durées plurielles, la délinéarisation disruptive du récit, le communisme de lectures et d’écritures utopiques du sujet (politique), la dépersonnalisation joyeusement criminelle (éthique) restent lettres mortes. Toutes ces virtualités littérales, ses signifiances ne résistent pas au non-désir d’un sens partout signifié, de la fausse promesse du titre (l’invisibilité de toute historicité sous la singerie historiciste : « laisser une trace [...] de ce que la « vie ordinaire » pouvait être au début du XXIe siècle »), à l’énonciation de son programme intra-diégétique (le beau comme sens interprétatif, rationalité du rêve et rêve de rationalité), en passant par les déclarations de l’auteur (« construction du sens », nullement un constructivisme comme en témoigne le rabattement sur le personnage principal), jusqu’au pauvre usage qu’en fait une critique qui indique toujours le sud (« reconstitution a posteriori », « dégager un récit cohérent », « rendre la narration intelligible »), en rien empêché par une œuvre sage, et à laquelle les lecteurs emboîteront le pas sans difficultés.
On ne peut sans doute se vouer ainsi à une telle passivité morale et donner une œuvre. Juste un catéchisme pimpant. Nihilisme à travers les âges. Ce livre est en effet historique.
Mais j’aimerais qu’on revienne sur cette possibilité narrative faite d’une littéralité matérielle doublée d’une littéralité abstraite dont je qualifiais le processus « d’historicisation » (avec Foucault et ses « fictions » et Mieke Bal...) et où le plus beau me semble être que le référent disparaisse mais jamais le réel (le signifiant comme présence utopique et non pas présence/absence du signe), une extension du narratif au théorique, disais-tu ?... (une œuvre d’art, une politique comme Ware ne nous les fait pas avec tout son génie.)

 


J.-F.S. : Ah, le génie de Ware ! J’ai envie de dire : il est pas con ce Ware ! Et ce n’est même pas lui qui se déclare comme tel. Mais qu’est-ce que ça fait écran à la lecture et à la critique ! Il faut d’abord nettoyer le Ware, retournant la conception du poncif chez Baudelaire : créer le génie, voilà bien dans l’ordre des sacralisations esthétiques un sacré poncif. Quelle voix étrange, cependant... cherchant dans la pâte autobiographique à faire de l’émotion la matière de subjectivation. La notion d’émotion me semble en dire long de l’appareil narratif en question : il raconte un beau « malaise dans la culture », l’histoire de tout le monde, l’individu psychologisé. Et il y a bien un quelque chose de particulier qui en ressort, mais cette subjectivation me semble très conforme à ce foutu sujet unitaire-volontaire-blanc-normal-occidental. En même temps, il y a dans ces mouvements internes, une poétique au sens des dérives qui font de la construction du point de vue, une dynamique d’univers. Par « point de vue », j’entends ce qu’il y a à voir et à dire en même temps, le fonctionnement d’ensemble porté dans ses moindres détails. Il n’est que de s’arrêter un instant sur le paratexte dans Jimmy Corrigan. « Instructions générales » ; « Introduction » ; « faculté de recherche », puis « bref historique » : « Il est communément admis que le but suprême de toute poursuite esthétique est d’appréhender une méthode permettant de reproduire l’expérience humaine dans toute sa complexité, sa richesse et son universalité [...]. Dans le cadre de cette théorie, le langage de la bande dessinée peut être considéré comme le point culminant de plus de deux mille ans d’évolution de la civilisation, et comme la plus haute expression de l’accomplissement humain encore à venir ».

Il y a là l’illustration d’un progressisme imbécile et sélectif, une occidentalisation de la théorie un peu plan-plan (c’est de toi que je tiens cette expression). En tout cas, on a là une théorie extrêmement linéaire du récit de l’art, un mythe de la Caverne de la bande dessinée qui aboutirait à... Chicago. Que la bande dessinée suggère « un nouveau langage pictural », je n’en sais rien. Je ne sais pas si c’est un « langage pictural » comme le dit Ware. Certes, je sens bien à la lecture de Ware la force de composition et le point de vue d’ensemble comme les conditions d’une energeia signifiante dans ses moindres détails (par exemple la circulation du vermillon : oiseau/téléphone/heure/inscription dans l’agenda/onomatopées/béret/sang/ketchup/fond de certains embrayeurs narratifs/etc.) ; mais pour le « langage », je parlerais plutôt d’un système prosodique mêlant à la fois l’évocation par le dessin et la signifiance discursive pour constituer une sorte de poétique iconique interne à l’activité de signifier. Nous approchons des enjeux plus cruciaux de l’« Explication Technique du Langage, Niveau Deux » ; que vais-je apprendre ici ? Il ne s’agit pas, contrairement à nombre de simplifications du travail signifiant, d’un simple déport de codage. L’ambition est clairement poétique derrière la fausse vanité du timide Ware : « la plupart des talents requis pour la compréhension de ce volume sont de nature essentiellement intuitive ». Du « langage », nous passons directement à la compréhension et à la lecture. Les différents niveaux d’assemblage prendraient leur cohérence dans l’intuition, c’est-à-dire dans l’idée que les choses s’organisent sans autre justification que subjective. Mais alors, qu’entend le « maître » quand il parle de « Nouveau Langage Pictural » ? Pile-poil le rôle que la sémiotique fait jouer à la bande dessinée depuis des années, convainquant le lecteur d’une visualité ontologique de l’organisation du langage dans le « signe iconique » : « Grâce aux découvertes technologiques récentes en linguistique picturale (illustrées par les consignes de sécurité des avions, les instructions de placement de piles et les modes d’emploi de protections hygiéniques), les talents de la Compréhension de la Bande Dessinée (CBD) restés jusqu’ici en sommeil sont aujourd’hui stimulés dans l’esprit des adultes ».

 

 

 

Tout d’abord, je ne sais pas trop ce qu’est la « linguistique picturale » ; d’autre part, on retrouve ici un exemple de la simplification iconique comme facilitateur communicationnel du message, comme mode de conformation. Pourtant, on n’est plus dans l’ordre du message, que ce soit dans un poème ou dans une bande dessinée. On s’en fout du message. Comme le langage sert tout autrement l’écriture d’une liste de course et le déploiement de la subjectivité, communiquer un message au moyen de la bande dessinée n’a rien à voir avec la subjectivation artistique qui fait de la bande dessinée une expérience inédite, transformatrice de la vision du monde des autres sujets. De plus, cette histoire de « compréhension » me rappelle que tout est mis comme chez McCloud du côté d’une esthétique de la réception. Mais qu’est-ce que c’est beau parfois quand on n’y comprend rien ! Quand la compréhension en échec est l’échec à son tour de toute raison organisatrice. Oui, il y avait une manipulation ontologique à faire passer les mots comme la matière du langage, sans voir que le sujet était lui aussi matière constitutive de toute organisation dans le langage. Le progressisme communicationnel et le caractère performatif de l’image n’enlève rien à l’affaire : il ne s’agit pas ici d’échapper au verbocentrisme culturel du sens et d’ignorer la puissance signifiante de l’image ; il ne s’agit pas non plus de s’inscrire dans la représentation de l’universalisme du signe et d’imaginer qu’il y aurait des niveaux d’artefact moins idéologiques que d’autres. Le signe reste un artefact plus idolâtre qu’iconique ; et la régie du signe iconique appliquée à l’image laisse entendre le chant des sirènes d’une ontologie de la réalité là où finalement nous n’avons affaire qu’à des agencements signifiants, à des idoles démoralisées.

G.C. : Nous sommes bien d’accord. Aucune illusion à se faire sur le ton d’auto-dérision employé, nous avons bien affaire à un « Humour Libéral » (cynisme purement rhétorique) dans sa version sémiotique, qui sert donc une ontologie naturelle. Ton analyse d’une poétique du signe iconique me semble assez définitive. L’humour de Ware n’a pas du tout la même puissance et la même fonction que celui de Kafka — chez Deleuze et Guattari —, l’exhaustion des phénomènes de pouvoir ne mène pas à leur dégagement critique au-delà de la métaphore mais, au contraire, à leur intégration pour le plus grand confort métaphysique et sentimental du lecteur.

 

 


J.-F.S. : Le problème, ce n’est pas de raconter des histoires. C’est de faire comme si les histoires se racontaient d’elles-mêmes, sans sujet, selon un discours qui efface au maximum les traces de celui qui raconte. Le littéral, pour moi, c’est d’essayer de faire passer ce qui est de l’ordre de la représentation pour une réalité sans tenir compte des stratégies du sujet dans le langage. Le littéral, c’est prendre des vessies pour des lanternes, le signe pour la réalité de la chose qu’il représente. C’est pour cela que de l’artefact du signe au monde qu’il représente il y a tout un appareil ontologique, le jeu d’une essence du monde dans les signes du langage. Pour cette même raison, l’image de la chose représentée dans le signe est aussi d’une forte teneur ontologique. Il y a le monde indiciaire qui guette au loin le réel dans ses traces. Le dessin ressemble, schématise, reproduit des objets du réel. Mais ces représentations ne sont pas détachées d’un sujet qui les tient. Dessiner une voiture ou un bonhomme, ce n’est pas simplement extraire du réel une ressemblance. C’est instaurer le monde dans le processus du dessin et l’anthropologiser à ce titre. Jan Baetens rappelle avec W.J.T. Mitchell qu’on ne peut aborder une image sans le langage, de même qu’on ne peut aborder le langage sans l’anthropologie qui le fait. Le littéral est illusion, effet de réalité : la ressemblance importe moins que la manière ; la ressemblance est inerte tandis que le dessin fait, dans sa manière, la force d’une signifiance du monde pour un sujet.

G.C. : On peut opposer à ce littéralisme réaliste (terrible dans son désir d’un monde fini), une littéralité formelle, signifiante (plutôt dans sa tradition matérialiste qu’idéaliste et esthétique). La question était de savoir si on pouvait établir un continu pour l’analyse, comme pour la création du poème entre cette critique « sémantique sans sémiotique » et une discursivité théorique, une narration (fiction) qui serait sa vérité au sens où Foucault emploie ces deux notions. Mais on va être un peu long là, on fera peut-être un numéro sur McGuire, ha, ha, ha!...

J.-F. : Dans Building Stories, il y a plus qu’une remise en cause de la figure linéaire de la narration : j’y vois la recherche d’une polyphonie énonciative, d’une « graphiation » constellatoire. C’est la polyphonie des habitations collectives, l’enregistrement immobilier de la vie distribuée en tranches historiques : construction et reconstruction, d’où ces histoires de vies et les tremblements du langage dans les murs de l’immeuble ; les anciennes voix qui l’incarnent dans le temps. Cela rappelle l’aventure de New-York dans la polyphonie des destins mis en scène dans Manhattan transfer (Dos Passos). Car, il y a bien cette volonté de passer par l’architectural : « musique gelée ». Et de faire de l’agencement des espaces, la perspective d’un vivre et d’une expérience artistique. La narration est une construction jamais entièrement réalisée. Les changements d’échelle, les temporalités croisées, les jeux de focalisation télescopiques sont autant de mobilisations du corps et de la voix. Tu parlais à travers ça des enjeux de manipulation, de la reconstruction, de l’unicité de chaque lecture dans un ordre chaque fois différent. La question de la corporalisation, du corps accidenté, de la recherche d’une reconstitution impossible de l’entier me semble circuler de l’histoire à ses modes de présentation, incarnée par la jambe amputée de la jeune femme. Le corps, s’il est corporalisation, ne prend sa réalité que dans le rapport à la signifiance qu’il constitue dans sa représentation et les moyens langagiers de cette représentation. J’y mets le dessin du corps comme aventure du morcellement symbolique en quatorze parties. Pourtant, bien qu’il manque une jambe au corps de cette jeune femme sans nom, son corps est entier. L’absence de nom propre est particulier à la rhétorique de l’individu — on n’appelle pas l’individu ; ce vide du sujet ou ce sujet à remplir par un autre est une forme sociale imaginaire comme Benasayag parle de mythe de l’individu. Pas de nom, juste une emprise sociale, une plasticité instrumentale : un stéréotype imaginaire habitable par n’importe quel lecteur. Comme Jimmy Corrigan, c’est un faux « livre sur rien », plein d’agencements minuscules et de représentations stéréotypées. Ce n’est pas la complétude du corps qui fait le corps. Pourtant, il y a cette jambe qui manque, le décalage entre un corps réel et un corps imaginaire ; une jambe du désir, un sceptre d’émotion. Groensteen parle de fragments ; il a tort, ce n’est pas la logique de la chose, chaque élément est un entier, un passage dans l’histoire. J’y vois une concentration de moyens. C’est la polyphonie du temps en soi, pris dans les strates d’émotion, de l’imaginaire. Une temporalité propre à l’agencement de l’œuvre partagée en lecture.

 


G.C. : Oui, j’imaginais cette nouvelle manipulation que nous propose Ware comme extensivité du geste de la lecture, une sorte de prolongement corporel d’une activité de l’écriture : l’entre-deux d’une danse, singulière et commune... Comme j’imaginais le passage d’une ellipse, prise dans l’arthrose tabulaire d’un récit névrotique, aux jeux d’angles de la boîte faisant pivoter les sujets dans un espace nouvellement libre, une sortie, un dehors, un infini topographique... Ceci avant de succomber à son épuisante faconde de conteur libéral (et pas schizo du tout). Si Groensteen se trompe sur la finalité totalisante de tout ça, c’est en plein accord avec son objet. L’usage qui est fait chez Ware du sens, de la représentation, du sujet ne laisse aucun doute sur l’absence totale de pensée et d’imagination théorique, politique, éthique et artistique de ce que lui a proposé sa fantaisie plastique et éditoriale. Il semble qu’il surenchérisse sur l’expression con comme un peintre en prenant très rétiniennement à Duchamp l’idée de sa boîte. Pourquoi la BD « d’importance historique » n’arrive-t-elle pas à envisager le temps autrement que comme narratif/individuant ? Est-ce le narratif (fiction) qui fait problème ou une absence d’imagination et d’ampleur théorique de celui-ci ? (2) Est-ce un problème esthétique, politique ? Pas d’image-temps en « bande-dessinée magistrale », juste une interminable et précieuse déclinaison de l’image-mouvement. Des vanités Oubapiennes aux grosses œuvres américaines, on a l’impression d’un grand foirage de la pensée en BD. On l’a dite adulte, on la découvre pubère hésitante, peu, entre de longues études et le monde du travail (la signature). Toute une histoire des valeurs en BD est à transmuter. La micro-édition semble s’être emparée du problème. On a tout à gagner à abandonner l’Histoire majeure de la « BD magistrale » pour produire son historicité mineure. Parce que la BD a moins à sortir d’elle-même pour trouver sa puissance qu’à cesser son petit commerce — anecdotique — d’importation extra-disciplinaire et transhistorique. Commencer à penser.

J.-F.S. : Je ne veux pas spécialement défendre la narration, que ce soit avec Ware ou un autre. Je ne veux pas l’ignorer non plus. Juste, s’il y a une histoire, il y a quelqu’un qui raconte, une discursivité énonciative. Mieke Bal distingue la narratologie comme étude des enjeux langagiers — y compris subjectifs — constituant un fait culturel — l’agir du raconter dans le langage — du genre. Mais au-delà de cette distinction qui me fait reconnaître le récit comme une forme sociale voire comme une structure mentale organisant notre rapport culturel à l’histoire et à l’expérience du monde, j’ai toujours l’impression d’être dans une forme apriorique de la pensée dissimulant ses processus et son discours, à des fins soit ontologiques soit esthétiques.

 


G.C : Je ne te reproche (!) pas de défendre la narration, mais plutôt de ne pas la défendre assez... puisque justement avec Foucault et Mieke Bal, je me souviens qu’il s’agissait, dans ton jardin, d’en élargir la notion à l’éthique, aux conditions du travail théorique, à la subjectivation. Plutôt, donc, faire la critique de la critique de la narration parce que j’ai l’impression que cette dernière fait écran à une sémantique de l’œuvre plus large. En fait, il s’agirait d’inclure tous les aspects du sens (politique, éthique, théorique) dans les moyens de productions dont use une œuvre d’art, à l’instar des autres « médiums » de la discipline plus évidemment impliqués dans la critique d’art. Ces matériaux sémantiques relevant eux aussi d’une question de goût, dirait Nietzsche... C’est peut-être reprendre la question de l’idéologie dans l’œuvre avec cependant, me semblait-il, cet acquis Deleuzien que justement l’idéologie n’existe pas, que tout est là, non pas seulement le matériel dans sa physicalité mais le pensé. Pas du tout la verticalité du super — et de l’Infra —, ni celle de l’Idée et du sensible, leur dualité abstraite, mais plutôt leur continu immanent dans l’art, leur sens comme matérialité. Parce que tout ça — éclaircir les conditions d’une critique de la narration au regard du sens de l’œuvre — me semble rendre possible une critique de l’échec de Ware, au-delà du simple constat d’une réussite esthétique et d’un manquement théorique, du constat benêt d’un choix entre « l’expérience subjective » et une « lecture politique » (tu parles !).

Ware entretient une confusion : pour ne pas être dans l’effacement du signifiant, il n’en use pas cependant avec une conscience telle qu’il fasse autre chose qu’affirmer la représentation et son monde clos. « Tout ce qui peut être imaginé est réel » sonne chez Ware comme une menace, comme le triomphe d’un réalisme universel plutôt que comme un plaidoyer pour l’imagination. Il y a d’abord une confusion entre les représentations et l’imaginaire, nulle place à l’imaginaire autre qu’anecdotique, dans une volonté déclarée de faire histoire du quotidien pour les générations futures, non plus que dans le projet intra-diégétique de description du monde environnant ou dans son harassant goût pour le néant anthropomorphique. Il s’agit de reproduction. L’imaginaire, les procédés de l’art, l’idée et la curieuse présence de la boîte sont impuissants à dire autre chose, dans leur heureux clignotement sitôt disparu, que leur vocation poétique manquée, reprise par une affirmation de la représentation, qu’ils servent, comme Réelle. Je soutiens que l’absence d’analyse des possibilités (des éléments) d’une narration élargie le mène à élever une réalité (politique) historique à son apothéose ontologique (le Réel comme existant) et unitaire. Que c’est un échec de l’art, que c’est une œuvre tendancieuse qui joue la circularité théorique d’un monde à reproduire. Il ne faudrait pas que Ware soit le seul à penser qu’il est un artiste raté. Tu dis le « dessin du corps comme aventure du morcellement symbolique en quatorze parties ». À toute virtualité de rapport réel, Ware substitue un glorieux et inoffensif rapport métaphorique (de celui qui désespérait tant Kafka). Je veux dire que le morcellement de la boîte ouvre des béances elliptiques que Ware est très loin de travailler dans leur possible ampleur symbolique. Tout ça finit plutôt par évoquer la livraison d’un précieux secrétaire, bourré de journaux intimes soignés, aux formats occasionnels — « stéréotypie imaginaire habitable ». Ce n’est pas seulement la petite narration qui enferme le visuel, le plastique, c’est lui-même qui la produit, sa conne histoire trop humaine. Ware n’est qu’un scout au regard d’une responsabilité hyper-morale de l’œuvre. Il ne s’agit pas de ce que dit une œuvre, ni de comment elle le dit, mais de ce qu’elle fait (savoir, pouvoir, subjectivation). Point critique, zone d’immanence, de pénétration où s’évaluerait la valeur de la valeur que se donne l’œuvre d’art.

(1) https://narratologie.revues.org/6909#text

(2) cf : les notions de « signature » et de « fiction » dans Pré-carré 7, Regarder lire Ici de Richard McGuire de Loïc Largier.