Thèmes : embryon, homoncule, Genèse
par Gwladys Le Cuff
Chris
Ware distingue sciemment dans ses écrits et entretiens les
visées du dessin et celles de la bande-dessinée. Si les
ressorts et effets de ces deux pratiques divergent, on remarque
cependant que les détails visiblement dessinés
restituant les rêveries de Jimmy Corrigan occasionnent un
retour de l’esquisse (retour à une fragilité des
traits inachevés, des formes indécidables laissées
comme en train de se faire) qui occupe une place particulière
dans le système warien de la récognition visuelle.
L’aspect évanescent des membres ou corps fantasmés,
amas de lignes alors montrés pour eux-mêmes, acquiert en
fait une fonction signalétique puisque destiné à
signifier un degré moindre d’existence. Ces détails
laissés visiblement esquissés pour ménager une
ambiguïté qui échappe à l’identification
directe des formes par le lecteur posent la question du retour de
l’opacité du dessin dans la graphie et dans l’espace
de lisibilité assistée fournie par la bande-dessinée.
Aussi les fantaisies secrétées par l’imagination
de Jimmy Corrigan posent, du fait de l’aspect équivoque
de leur restitution dessinée, avec la question du non
achèvement, celle de la genèse des formes. Au point que
ces esquisses deviennent un repère, un indice en regard duquel
se solidifie la véridicité du monde fictionnel
construit tout autour ; c’est que cette genèse du dessin
ici rendue visible est elle aussi un résultat réfléchi
et maîtrisé destiné à produire son effet
relativement à l’ensemble de la construction.
Lorsque James serre dans ses bras son petit cheval Amos (p. 54), on ne sait si le cheval miniature existe comme jouet, animal, ou si sa tête n’apparaît qu’à la faveur de l’inclinaison des doigts de Jimmy dépassant de son coude — disposition du corps à se prolonger en figures comme en autant d’ombres chinoises incarnées, genèse chorégraphique des formes, des spectres apparus à la faveur du jeu, tous personnages dotés d’une vie autonome, comme lorsque Jimmy fait voler sa main-Superman à l’extérieur de la vitre de l’auto. Jimmy Corrigan et les premiers Acme Novelty interrogent avec insistance la genèse du sujet et proposent pour cela une exploration des divers processus de formation des figures en bande-dessinée : à partir de quelles bribes formelles minimales une silhouette peut-elle être investie de qualités émotionnelles et affectives ?
Dans Jimmy Corrigan aucun doute, sans aucun doute, les pères sont des monstres. Au mieux absents, au pire violents. Leurs doigts épais tiennent des ceintures de cuir. Leurs mots ne les sauvent pas non plus. Autoritaires ensuite jusqu’à la persécution. L’âge les rend, ne les rend pas. Une longue lignée de Jimmy devenus pères.
Jimmy se contente même de sa dent de lait pour créature, dotée par lui de « toutes sortes de caractéristiques humaines des plus charmantes. » Toute une embryologie du personnage graphique est parcourue et tour à tour diversement proposée par les œuvres de Ware. À vrai dire, ces finesses du dessin ne concernent pas uniquement les excroissances subreptices nées de l’imaginaire : les figures secondaires apparaissant toujours comme autant de nuques, d’épaules, de joues et de mentons dépourvus des traits expressifs du visage (serveuses, passagère, collègues, passants inconnus...). Leurs formes s’indéterminent pour laisser le travail de l’imagination les investir. Ces corps se retirent et retournent au statut d’êtres flottants des limbes, fantômes inachevés, spectres que la timidité et toute une série de déterminations n’auront jamais permis de rencontrer, eux-mêmes esquisses inabouties (des êtres aperçus, autant de cathédrales inachevées) restées pour nous des vers aveugles, larves ou épaves sans hublots. Quels mythes fin de siècle ou phénomènes de foire populaire mobiliser pour ces émanations de fond de placard ? Zombies, walking dead, ectoplasmes flottants, femme en chaussons de Tom et Jerry dont le haut du corps reste toujours invisible...? Dans le Acme Novelty n°1 les mythes du Golem et de l’homoncule popularisés et modernisés au XIXe siècle dans la figure de l’automate et du robot apparaîssent sous les écrous vissés par Rocket Sam, rappelant parfois aussi Alice in Wonderland dans le cas du rétrécissement par voie médicamenteuse permettant au personnage d’accéder à la porte de la fusée.
Dans la couverture de la revue Mc Sweeney’s Quarterly Concern dont il parle comme de sa définition métaphysique de la bande-dessinée, Ware présente les dispositions autobiographiques idéales du dessinateur : « drawing ability, originally utilized to create simulated friends and imaginary companions. » Ware y pousse sans doute plus loin qu’ailleurs son hypothèse semi-ironique du Deus pictor, couplée avec la maxime du ogni pittore dipinge se, qui, reportée à l’endroit du scénario, suppose une imbrication éternelle de la même intrigue autour de la procréation inévitable et de la filiation impossible, noyau dramatique égal et inchangé, toujours là en réserve et susceptible d’être déployé avec plus ou moins d’ampleur ou de complexité psychologique selon les occasions. L’humour paradoxalement anthropocentrique dont Chris Ware nourrit la fiction jusque dans l’exploration des sphères animales l’amène à miniaturiser toujours davantage les échelles dramatiques en reportant son attention sur des figures de moindre envergure ; jusqu’à Brandford the best bee in the world et Chargy the particle vivent des drames existentiels dont les termes paraissent presque en tous points comparables à ceux dans lesquels se mesure l’accomplissement de la vie humaine à l’ère libérale. L’appropriation par Ware de la pensée des correspondances entre microcosme et macrocosme a ceci d’ironique qu’elle ne procède pas tant par analogies entre les règnes que par le plaquage des mêmes formes et la reconduction des méandres névrotiques de la vie intérieure sensée être le propre de l’homme : fertiliser la reine devient l’obsession arrachant Brandford à la tranquilité de sa vie domestique, et le déplacement animal se fait sans impliquer de changement structurel à l’endroit des conditions de vie de l’individu moderne atomisé. Chargy la particule décide de prendre fuite pour prouver son libre-arbitre. Le battement d’ailes des papillons produit des changements à l’échelle planétaire sans que ceux-ci ne puissent en voir les effets.
La fixation sur le récit des origines se joue aussi dans l’équivalence posée entre le globe terrestre et la face de Jimmy Corrigan, à la fois individu et astre, monade depuis laquelle se répercutent les questions les plus universelles, diffractées entre topoï culturels et nouages contingents, déterminismes empiriques d’une vie particulière. Le mythe d’Adam et Ève est le leg génésiaque dominant à partir duquel Jimmy interroge ce dont il sait trop bien être le fruit malencontreux. Jimmy s’empare de tout récit motivant les raisons de son existence et pressent anxieusement dans toute explication de l’origine se présentant à lui, comme d’ailleurs dans tout fait échappant à sa claire compréhension, un discours le concernant possiblement en premier chef.
Plusieurs modèles physiques de fécondation ou d’engendrement sont proposés ensemble ou successivement comme principes de génération des formes. La généalogie humaine est débordée par d’autres modèles d’engendrement plus souterrains, alternatifs, insus ou buissonniers (p. 38) : la germination ; la putréfaction ; le moulage ; l’excroissance individuée ; le souffle infus ; l’animation par projection d’affect ; la création artificielle d’êtres et autres façons de génération spontanée... Le fragment de photographie déchirée du père de Jimmy devenu germe souterrain dans un centre d’enfouissement — rebut à l’image du fiat malencontreux de sa décharge inaugurale — n’est pas sans évoquer, avec la putréfaction du cadavre, les vertus alchimiques traditionnellement associées au pourrissement du sperme et la croyance dans le procès de génération spontanée susceptible de se produire si celui-ci est couvé et alimenté. La seule invention consistant à restituer artificiellement l’accès à la visibilité de cette photographie désormais enfouie sous terre suffit à distinguer l’omniscience réparatrice ou vengeresse du dessinateur comme producteur de monde, omniscience animée du postulat que rien de ce qui n’est commis ici-bas ne se perd complètement. La théorie aristotélicienne de la préformation suivie presque uniformément jusqu’au XIXe siècle, postulant l’existence complète de l’homoncule dans le sperme avant même la fécondation, pourrait trouver un équivalent chez Ware dans l’insistance avec laquelle il traque, avec les misères induites par le déterminisme généalogique, les possibilités cauchemardesques d’existence des mêmes formes répercutées ad nauseam comme toujours déjà là, répondant à une prédétermination mimétique avant même leur accès au visible. Quoiqu’on ne distingue pas encore l’homoncule dans le sperme, il ne peut s’agir que d’une miniature promise à générer le même.
Dans son De natura rerum, Paracelse explique ainsi la création de l’homunculus, être vivant généré artificiellement hors du corps féminin : « Renfermez pendant quarante jours, dans un alambic, de la liqueur spermatique d’homme ; qu’elle s’y putréfie comme un ventre de cheval en décomposition et jusqu’à ce qu’elle commence à vivre et à se mouvoir, ce qu’il est facile de reconnaître. Après ce temps, il apparaîtra une forme semblable à celle d’un homme, mais transparente et presque sans substance. Si après cela, on nourrit tous les jours ce jeune produit, prudemment et soigneusement avec du sang humain, et qu’on le conserve pendant quarante semaines à une chaleur constamment égale à celle du ventre d’un cheval, ce produit devient un vrai et vivant enfant, avec tous ses membres, comme celui qui est né de la femme, et seulement beaucoup plus petit. » « It’s a Bug » bredouille Jimmy à sa mère devant le petit avatar de lui-même contenu dans un bocal dans l’Acme Novelty n°3, avant de se demander s’il ne pourrait pas lui donner un peu de laitue.
Le nom sonne déjà comme une devise impossibilisée. Corrigan signifierait en irlandais lance ou hameçon, d’où l’idée que J.C., tête-chercheuse déboussolée, livré à lui-même, n’en continuerait pas moins à se projeter dirigé vers un but, pointé tête en avant dans une recherche. Corrigan ou korrigan réfère aussi à de petits gnomes ou nains fabuleux du folklore breton et cornique dont la figure et le nom ont été propagés par les contes au XIXe et par l’heroic fantasy au XXe siècle. Ce nom désigne Jimmy Corrigan comme rejeton irlandais, fils d’émigrés, semi-orphelin bâtardisé moqué par ses camarades, comme avaient été moqués peu avant les petits ritals. Son patronyme place aussi Corrigan sous le signe de la créature chimérique à l’existence peu crédible, putative, de la caricature et de l’être inabouti. La terrible déclinaison des miniaturisations de Jimmy va jusqu’au gadget-déchet de l’enfant porte-clef rassemblé dans les pocket items du Acme Novelty n°5 ; jusqu’à son petit cheval moulé dans le plomb que ses camarades disent ressembler à une crotte, embryon-moignon de métal mort-né (p. 247) qui le ramène à lui-même, engeance cause de la mort de sa mère, déjection malencontreuse qui aurait bien pu ne pas exister.
En
Corrigenda, l’auteur endosse les qualités réparatrices
de Jimmy Corrigan, échos amoindris de la mission salvatrice de
J.-C. La bande-dessinée serait une pratique exploratoire menée
dans la réclusion larvaire du temps du dessin ou de la
lecture, un temps de gestation solitaire ou de préparation
miniature à l’existence — une propédeutique
à l’intention des inadaptés fournissant force
patrons, maquettes et modes d’emploi. Dans la Corrigenda, Ware
compare son livre à l’urne funéraire de son père
: « son format imprimé semble presque de volume égal
à celui de la petite boîte noire, ou urne, devant
laquelle je me tins brièvement en janvier dernier, sous une
photo en couleur de l’homme que, selon son étiquette,
elle contenait. » Dans cette désignation de l’indigence
anonymisante, dépourvue de soin et de goût, de la mise
en rapport standardisée d’une photographie, du nom et de
l’urne funéraire, Ware achève de vouloir absorber
son père dans l’univers de ses mises en page, et de
faire de lui sa créature. Le temps de lecture de ce livre
touffu correspond grosso modo au temps dérisoire passé
par Ware avec son père, temps anecdotique opposé au
temps long de l’œuvre-reliquaire d’une expérience
de la paternité dans l’absence. Par son abandon, le père
de Jimmy Corrigan est condamné à ne jamais être
que la créature de son fils, à ne jamais être
pour ce fils que la somme fluctuante des projections et suppositions
imaginées pour le faire exister malgré tout comme
figure paternelle et comme interlocuteur. La tête ensanglantée
de son père passant à travers le rideau couleur pêche
d’un restaurant de luxe où Jimmy et Amy l’attendraient
sur leur 31 pour fêter Thanksgiving peut d’ailleurs être
entendue comme un enfantement tant l’aspect plastique donné
à l’ample rideau devenu fond de toutes les cases
alentours ne peut qu’évoquer la chair, cette chair de
pêche constamment associée à Amy et Jimmy par le
biais répété de leurs vêtements, bonnets
et accessoires. Une série de téléspectateurs
identiques encastrés derrière une colonne provoque la
distanciation nécessaire à consacrer la théâtralité
sentimentale de la scène irréelle (p. 363).
L’image de Deucalion et Pyrra, jetant derrière leurs épaules des pierres-rejetons pour repeupler la terre après le déluge, devient ailleurs le modèle d’une génération spontanée étendue à toute une espèce dans l’indifférence des noms individuels particuliers. Modèle d’une régénération complète du genre humain après la décadence des âges d’or, d’argent, de bronze et d’airain, d’une nouvelle humanité de pierre, faite pour la peine et le labeur ; cette nouvelle humanité amenée en bateau, indifféremment, au mépris de toute continuité familiale et historique, pour construire Chicago et son exposition universelle.
La main brisée de la statue jetée par la fenêtre du hangar est ramassée par le père de Jimmy et remise à son fils avec l’autorité mauvaise qu’il s’arroge pour évoquer la guerre qui lui valu la perte de son doigt. Le leg héréditaire de cette main moulée et creuse tenue par ce père pour une relique pleine de l’aura de l’exposition universelle supposée transcender les existences individuelles (p. 84) trouve plus loin une interprétation et une contre-figure avec les cases resserrées autour des membres entassés des soldats amputés (p. 103) évoquant les études de Théodore Géricault peintes vers 1817-1819. Seuls survivants du Déluge, Pyrra et Deucalion repeuplent la terre en jetant derrière leurs épaules les os de leur grand-mère, soit les cailloux qu’ils trouvent au sol : Métamorphoses (I, 313 sq) où l’oracle ordonne « Éloignez-vous du temple, voilez votre tête et dénouez la ceinture de vos vêtements ; et, derrière votre dos, lancez à pleines mains les os de votre grande mère. » Ils s’exécutent plus loin : « Ils descendent, se voilent la tête, dénouent la ceinture de leurs tuniques et, suivant l’ordre reçu, lancent les cailloux derrière eux, tout en marchant. Les pierres — qui le croirait, si l’antique tradition n’en était garante ? — commencèrent à perdre leur inflexible dureté, à s’amollir peu à peu et, une fois amollies, à prendre forme. Bientôt, quand elles eurent grandi et qu’elles eurent reçu en partage une nature plus douce, on put voir apparaître, bien qu’encore vague, comme une forme humaine, comparable aux ébauches taillées dans le marbre et tout semblable aux statues encore inachevées et brutes. Cependant, la partie de la pierre qui est comme imprégnée d’humidité et participe de la terre, se convertit en chair ; ce qui est solide et rigide se change en os ; ce qui naguère était veine, subsista sous le même nom. C’est ainsi qu’en un court espace de temps, par la volonté des dieux, les pierres lancées par les mains de l’homme prirent la figure d’hommes, et des pierres lancées par la femme naquit de nouveau la femme. Et depuis lors nous sommes une race dure, à l’épreuve du labeur, et nous montrons de façon probante de quelle origine nous sommes issus. »
Les
Métamorphoses
d’Ovide ont donné lieu dans les arts figuratifs à
toute une veine de l’exposition de l’engendrement des
formes et des transformations en cours. Aussi, la gravure de Maso
Finiguerra montrant les différents stades de croissance des
rejetons de Pyrra et Deucalion pourrait intéresser
l’embryologie extensive élaborée par Chris Ware
en donnant le modèle d’un dénudement du procès
de gestation des formes assumé ici ex
utero
; gestation qu’assumeraient à leur tour les scories,
germes et rebuts du dessin disséminés çà
et là par Ware. La gravure de Maso Finiguerra n’est pas
sans rappeler certaines créatures wariennes du Acme
Novelty
3, elle qui montre d’une façon incomparable la formation
d’une progéniture en patates amollies jetées
aveuglément derrière l’épaule jusqu’à
gagner l’apparence humaine à force d’excroissances
et de tubercules.
L’obscénité de la rencontre le mettant pour la première fois face à ce visage, conduit Jimmy à imaginer la vision insupportable de cet homme inconnu baisant sa mère ; le lit devient le ring où la tête de la mère apparaît brièvement. À l’instar du lit dans Little Nemo endossant diverses carapaces oniriques, le lit devient dans Jimmy Corrigan un espace du figurable : corps de couvertures aux bosses arrondies, oreillers répétés de case à case devenus rangée de dents au moment où la dent de lait de Jimmy tombe (p. 79), lit-bateau, toiture ou croupe de cheval, ravin (p. 230 et suiv.), draps en poche pancréatique. Éclat de verre dans l’œil du père pour lui faire ravaler ses mots ou sa pinte ; lui fend le dos pour mieux lui faire un sexe de femme. Retour de l’obscénité jusque dans les espaces les plus anonymes et aseptisés : tache menstruelle du burger essuyée par la serveuse ; pisse plus tard essuyée par l’infirmière.
Le petit nounours de l’entête « a message for you » devient un peluche posée dans la chambre d’hôtel où Jimmy serait à deux doigts de conclure avec cette collègue qu’il n’a jamais remarquée (p. 47), mais dont le souvenir est ranimé à présent que son père en a lu le mot comme un signe de l’activité sexuelle de son fils. Dès cet épisode, il n’est pas aisé de savoir à qui est la main posée entre eux sur le lit, comme si l’une devait être solidaire de l’autre pour exister. La question de la sexualité est pour Jimmy, même adulte, crucialement généalogique avant même d’être désirante, et la chambre parentale, la chambre d’enfant restent au cœur de son expérience et de ses visées. Deux pages plus loin, Jimmy est assis sur son fauteuil comme s’il s’agissait du rebord du lit du fils qu’il n’a pas : il serre la main d’un fils alité (Billy) à qui il explique comment s’est passée la rencontre de son propre père et comment se font les enfants. Les phalanges apparaissent ou disparaissent ; le cadrage dévoile plus ou moins l’absence de poignet, de toute présence. Une main non pas pour prendre la mienne (il ne serait pas sérieux d’y croire) mais une main qui émane de la mienne, qui la prolonge et la confirme le temps d’une hallucination où le redoublement assoit ma présence, comme la génération accomplit socialement et attribue une place dans l’ordre préétabli des générations qui se succèdent. Sommes les résidus sédimentés des erreurs, bévues, bavures qui nous précèdent, élevés dans les vapeurs des rêves déçus d’autres nous ayant précédés. Comme la prothèse, le rejeton. La main de l’aimé ou à défaut le gratte-dos. Sceptre domestique de troisième main, zappette du téléspectateur trônant (ANL). Une main à tenir et à border quand je vais me coucher pour ne plus avoir à me coucher mais pouvoir le faire pour un autre, en fonction d’un autre, à travers un autre. Excroissance charnelle et manque structurel que vient combler l’homoncule, petit homme de foire, petit phallus de substitution dont s’encombrent des êtres déjà débordés, dépassés par l’environnant, soumis à sa loi et incertains de tout. Dans les Building stories, les sécateurs de la fleuriste servent imaginairement à couper les phalanges noueuses à l’arthrose bourgeonnante de la vieille logeuse célibataire pour les réunir dans un bol en bouquet contre-nature. Les fils sont des phalanges supplémentaires, les prolongations d’extrémités. Sous un encadrement d’arbres généalogiques sectionnés, Jimmy Corrigan doit retrouver son fils Billy qui n’est plus qu’un petit vers de chair, un mollusque dans les décombres, quatre membres épars, à peine formés. Dans un théâtre à balconnades, sous le regard de souris tirées de Quimby the Mouse, Jimmy retrouve la tête plaintive de Billy et la serre contre lui avant de se décider à l’achever avec un parpaing (p. 53). Ware explore les états d’un en-deçà de l’incarnation minimale nécessaire à former un personnage, tout en continuant de reconnaître à ces états les qualités d’interlocuteurs et de personnes.
À la seconde page du grand format des Building stories, la narratrice assise sur le canapé tient contre elle un sac informe d’où semblent sortir deux membres mal définis (probablement un pied et une tête) au point qu’on ne sache s’il s’agit au juste d’un coussin serré contre son ventre ou plutôt d’un enfant endormi voire allaité, emmitouflé dans des langes qui l’assimileraient à un gros paquet rebondi plus qu’à un corps. Cette indécision volontaire du dessin instille des doutes quant à la véridicité ou à la part d’affabulation à reconnaître à ce récit au passé. L’existence de l’enfant est presque mise en doute et le mystère persiste ensuite lorsque la poussette laisse entrevoir une tête non définie, comme si le dessin n’offrait pas la mise au point nécessaire pour nous faire accéder à ce degré de détail ; le corps de Lucy n’apparaîtra présenté entièrement qu’un peu après, pendant la visite de la nouvelle maison. La mise en doute des paroles de la narratrice fait retour lorsqu’on apprend, après l’avoir vue un très grand nombre de fois marcher seule avec sa poussette dans Oak Park ou à travers les rues, ce que l’on pouvait prendre pour autant de slogans répétitifs de la condition de mère au foyer des suburbs, que cette poussette ne transporte en fait aucun enfant et ne lui sert qu’à se soutenir dans sa marche. Béquille non invalidante car rendue invisible par le codage social en vigueur, la poussette devient une prothèse de normalité qui comme le caddy, le cabas, le vélo ou le déambulateur, suppose l’appartenance à une catégorie reconnaissable de la population. Ce jeu entre attributs pousse rétroactivement à regarder d’un autre œil, dans la vue en plongée du marché (p. 4), la vaste opération de camouflage menée simultanément par les très nombreuses femmes à poussettes et enfants marchant entre les étalages. Comme la prothèse, le rejeton ; la possibilité de détourner cette atèle technologique n’est d’ailleurs apparue à la narratrice qu’après avoir elle-même sacrifié au camouflage par l’engendrement, de sorte que celle qui a toujours été identifiée dans la rue comme une jeune femme infirme à béquilles quand bien même elle usait d’une prothèse pour sa jambe devient désormais une mère normale à poussette pouvant se contenter de porter uniquement l’armature métallique de sa prothèse. Mais la poussette vide utilisée à rebours promène avec elle ses virtualités et germinations affabulatrices et l’on saisit dans ce geste le travail de la mémoire, la manière de se débattre activement dans le ressac des souvenirs. « Ce n’était qu’une opération, juste une ablation, de la taille d’un penny » — à la p. 6, apparaissait entre les cases la clef de voûte creusée par un minuscule embryon, aussi ostensiblement dessiné que l’étaient les fils imaginaires de Jimmy.
Peu
après le suicide de Stephanie, le building livre à ses
habitants l’une de ses ressources résiduelles
insoupçonnées (non plus la mèche de cheveux
renfermée dans un coffret par un ancien habitant, non pas le
squelette d’un chat apparu grâce à une coupe des
fondations pour annoncer la radiographie et la mort prochaine du
chat, non pas une dent cachée dans le mur comme dans la scène
marquante du Locataire de Polanski) en l’espèce d’un
souriceau niché dans un tiroir de commode. Avoir une souris
dans le tiroir. Un écho construit en miroir les œuvres
de Ware si l’on se souvient que le tiroir apparaissait déjà
dans Jimmy
Corrigan
comme une figure de la fécondation et de l’engendrement
(p. 38). La cachette est découverte, comme l’avait été
celle des biscuits de Jimmy dans le tiroir de sa chambre (p. 233),
dépistée par son père à cause du bruit
des souris — cette provision clandestine servant alors à
motiver le renvoi de la bonne en passant sous silence sa grossesse
impossible à assumer.
Prenant sur elle de débarrasser son intérieur de cet intrus, la narratrice des Building stories le jette dans les toilettes et, troublée par l’aspect anthropomorphe de ce quasi-embryon en train de bouger au point de tenter de le sauver dans un linceul de papier hygiénique, se voit dans l’obligation de reconsidérer la banalité objective de la mort comme fait biologique à l’aune incommensurable de la mort individuelle (p. 13). Les toilettes deviennent une face dépourvue d’yeux, une fente pour avaler le souriceau avorton et l’enfanter au néant invisible des tuyaux de canalisations souterrains. Si une case minuscule de Rusty Brown nous faisait déjà surplomber les fèces dans le pot, cette vision-ci étendue à une échelle beaucoup plus grande amplifie ici encore davantage l‘effet de surplomb et ramène nécessairement le lecteur au fait que peu avant, entre culpabilité et dénégation, la narratrice était assaillie par le dilemme résiduel d’un avortement pourtant ancien. Cette figure de la perte revient quand Lucy s’inquiète en voyant fuir l’eau du bain par le trou d’évacuation de la baignoire. L’analogie avec l’éphémère du souffle vital apparaît aussi lorsque la fillette demande s’il existe l’équivalent d’une tombe pour son ballon dégonflé — ceci rappelle comment, dans le Acme Novelty n°10, suivant un accès plus farcesque d’humour noir, Chris Ware faisait déjà la publicité de sacs de grossesse postiches, le placebo birth control, et de ballons de baudruche en forme de fœtus.