ASSEZ DE MUSIQUE, JE PARS A LA CHASSE
sur deux toiles de Clément-Marie Biazin
GuillaumeMassart
Interrogé sur la différence entre les ethnologues, musicologues, cinéastes et photographes venus étudier la Centrafrique, et lui, peintre-historien centrafricain dessinant son pays d’après ses souvenirs de voyage, Clément-Marie Biazin répondait qu’elle tenait en ce qu’eux le dépassent à cause des appareils et lui les dépasse parce qu’il n’a pas ces appareils. Lui fabrique ses œuvres avec les mouvements de ses pouces et de ses doigts : quand eux ont de la technique par rapport à la machine, sa technique vient de la mémoire et du mouvement (1).
Le premier mouvement de Biazin, c’est le cerné. Un lourd cerné noir, qui décide de l’espace à peindre : case dans la feuille, souvent subdivisée elle-même en géométries imbriquées. N’hésitons pas : c’est une bande — une « Bildergeschichte », une histoire en images, pour paraphraser l’ouvrage de la Kunsthalle Düsseldorf qui lui est consacré. Le déroulé séquentiel fait par exemple la base de cette gouache sur papier collé de 50 x 65 centimètres, LA RP CENTRAFRICAINE ÊXPÔSE DEVANT SES AUTORITÉS DU PAYS, LES COMPAT. ET LE MONDE LE RÉSULTAT DE SES RECHERCH ET DÉCOUVERTE DENS LE DOMAINE DE VOYAGE (l’orthographe et la grammaire approximatives sont de Biazin). S’y succèdent douze cases et leur cartel, douze pictogrammes et leur descriptif.
En
lisant de gauche à droite, on voit d’abord une cruche,
ventre rond, couronne évasée, noire. Une ombre violacée
à son goulot fait la profondeur. S’en échappe une
fumée, un nuage, une entité cernée de noir,
elle-même cernée par des stries, des lignes de force
convergeant vers la cruche, mais que cette fumée semble
retenir, empêcher d’atteindre. Le cartel, placé
dessous, indique d’abord : L’HISTOIRE, qui semble valoir
sous-titre pour l’ensemble de la bande. Puis : CE
DANS CETTE POT QUE NOS ENCÊT BUVAIENT L’EAU.
Case suivante, des vaguelettes noires s’entassent sur fond jaune vif et leur chute est interrompue par un bâton, qu’une lame recourbée prolonge, comme tassée à fond de case. CE PAR CETTE HACHE QUIL COUPAIENT LE BOIS.
Un damier noir sur fond violet. À fond de case encore, un autre bâton, mais présentant en son milieu un angle droit et s’achevant sur une pince grise : CE HOUE POUR CULTIVER LA TERRE ET SA PRODUCTION.
Un homme à la peau brune, en pagne blanc, cadré depuis les mollets jusqu’au-dessus de sa tête nue, légèrement courbé contre un amas de traits noirs sur fond rouge, souffle dans une corne noire qui fait bien les deux tiers de sa taille : CE CORNE ET LE CLAIRON TRADITIONEL DE NOS ANCÊTRES.
Un visage d’homme, de face, peau brune, barbe blanche, serre-tête blanc, béance blanche des yeux fixant l’air au-dessus de lui — ou peut-être la pyramide qui le surplombe, hors de son cadre : c’est le seul qui semble la remarquer ; mais de cette pyramide je parlerai plus bas — collier blanc, boucles d’oreilles vertes, sur fond bleu strié de noir : CE VISAGE NOUS MONTRE LE SOUVENIR DU PASSÉE. Notez pourtant qu’on passe au présent.
Aucune reproduction des travaux de Biazin n'est possible ici grâce au travail de rétention d'une seule personne, entamé depuis 1967, qui a décidé de nous refuser, sans même élire une seule ligne, toute publication...
Autre visage, de femme, de profil. Elle regarde l’homme à sa gauche, ou peut-être pas après tout, peut-être que ces cases sont étanches et qu’ainsi elle regarde un horizon, un hors-champ à inventer, ou peut-être encore qu’elle regarde au-delà de l’ancêtre : le pot, la hache, la houe, la corne, ou même l’homme qui soufflait dans la corne, qui était plus jeune, peut-être plus séduisant, et qui lui tourne le dos — car oui, j’avais oublié : le joueur de corne soufflait vers la gauche, vers l’hier, le passé, les outils des aïeux, quand le regard de l’ancêtre ne regarde qu’au-dessus de lui, vers les autorités du titre peut-être, les divinités, l’avenir ; ou pourquoi pas vers rien du tout : le blanc de l’œil est si insistant que ce visage d’ancêtre est possiblement un visage d’aveugle, qui nous montre le souvenir du passé mais ne voit rien de l’avenir, ni tourné vers la droite, ni tourné vers la gauche, se contentant d’être au centre de la bande, ou à peu près, sous la pyramide mais pas en son milieu parfait, qu’il doit partager avec la femme ; la femme donc, ne la perdons pas de vue : apprêtée, sourcils arrondis, collier enserrant son cou, casque lisse de cheveux d’un noir plein, menton légèrement relevé, sur fond rose étoilé. Le cartel donne sa solution : LE VISAGE DE LA FEMME D’ORIGINALITÉ DE NOS ANCÊT.
Même
cadrage que le joueur de corne, cet homme-ci, en armes, est toujours
en pagne blanc. C’est peut-être le même après
tout, à un autre moment : assez de musique, je pars à
la chasse. Cette fois il est tourné vers la droite, un peu
fléchi encore, toujours adossé à des traits
noirs posés maintenant sur fond jaune, qu’il écarte
de son arc violacé, mettant l’avenir en joue. Enfin,
l’avenir, que je crois ; le cartel n’est pas tout à
fait d’accord et l’on repasse au passé : NOS
ENCÊTRE CHASSAIENT ET SE DÉFENDAIENT A L’ARC.
De l’image on fera donc ce qu’on veut : héritage
du passé réitéré dans un acte au présent,
vision d’un futur à l’arc revenu car jamais
échoué, ou encore passé annonçant la
flèche qui vient... On sait que Biazin dessine de mémoire,
lorsqu’il rentre de ses voyages documentaires en Centrafrique :
que sont devenus l’arc et la corne, au moment où il les
immortalise ?
Un crochet à fond rouge vif, que des stries nerveuses ont hachuré : CET AVEC CE COUTEAU QUIL DANSAIENT.
Deux cercles concentriques sur fond brun : CE TASSE ELLE A BOLS POUR MANGER (je ne suis pas sûr d’avoir raison de lire : A BOLS).
Un pilon orange sur fond bleu moucheté : CE MORTIER POUR ÉCRASER LES ALIMENTS.
Manières d’haltères oranges dressés verticalement et une sagaie sur leur flanc droit, fond bleu pâle et lignes de force CE CUHIER POUR MANGER ET RASOIR.
Peut-être un abat-jour jaune, sur dégradé bleu- blanc ? CE PEIGNE POUR SE PEIGNER.
(Ces
cinq dernières natures mortes figurent dans des cases toujours
plus étroites, alors à mon tour je condense.)
Voilà pourquoi ce blanc tout autour. Ce rien. Cette promesse non tenue. Voilà pourquoi les œuvres de Biazin vous sont offertes dans Pré Carré, puis immédiatement soustraites...
Je n’ai pas tout dit : le titre à rallonge s’enroule en deux temps au-dessus de la bande, à ses deux extrémités, surplombant les trois premières et les cinq dernières natures mortes et isolant les figures humaines au centre. Mais celles-ci sont également couronnées : par la fameuse pyramide ocre dont j’ai parlé plus haut, qui seule réchappe à l’invasion du texte, et au centre de laquelle, dans un ensemble triangulaire moucheté de vert, un bouclier bleu-jaune-vert-jaune barré d’un trait carmin horizontal fait figure d’armoirie.
On a peu l’occasion de voir du Biazin et, au moment où j’écris ces mots, j’ignore encore si quelqu’une de ses toiles pourra être ici reproduite. Autant décrire au moins celle-ci, donc, la sauvegarder par le texte comme possible. On y perd beaucoup bien sûr et mon vocabulaire pictural manque de variété pour décrire l’immédiateté du trait, la patience incertaine des enluminures qui surchargent l’espèce d’escargot siamois à deux coquilles que j’ai sous les yeux... Il y a tant d’évidence dans le geste de Biazin et, paradoxalement, une telle circulation de sens parfois contradictoires concentrée dans sa pictographie et ses organisations symboliques, que le tout est en somme peu énonçable. Sauf à inventorier librement et laisser aller : énoncer comme ça vient.
Alors j’énonce encore : c’est une huile sur toile de 56 x 71 centimètres (comme pour LA RP CENTRAFRICAINE ÊXPÔSE DEVANT SES AUTORITÉS..., je suis bien en peine de la dater). Elle s’organise dans la forme picturalement plus familière d’un rectangle, au centre duquel une scène majeure domine, occupant l’essentiel de l’espace, en un sous-rectangle principal. Les autres cases sont distribuées en son entour, comme si elles en constituaient l’encadrement — mais les dessins qui les ornent, on le verra, ne sont pas que des rehauts enluminés, bien plutôt des sortes de contrechamps, qui dialoguent avec le dessin central. Outre la forme, ce qui unifie et rassérène l’œil peu téméraire, que le précédent patchwork bigarré aurait pu effaroucher, c’est la dominante de couleur : un doux bleu nuit, qui se confond parfois, dans une discrète liquidité, avec le noir des cernés (toujours premiers dans le geste de Biazin), que trois virulentes nuances de jaune contredisent en trois endroits distincts.
Le
titre est ramassé à la droite de cette image centrale,
comme glissé de force dans cette sorte de gouttière qui
fait l’encadrement historié que j’ai dit. Chez
Biazin, un peu comme chez Alex Barbier, cet autre peintre de
Bildergeschichten, le
trait du lettrage et celui des cernés viennent du même
pinceau et sont avant tout des formes, qu’il faut disposer sur
l’espace plan. Il n’est pas rare qu’un mot commencé
sur une ligne s’ach
ève
sur la suivante, isolant parfois la seule lettr
e
finale, ou découpant un même mot pl
u
si
eur
s fois
sans retenue. Détail qui valait déjà pour le
premier tableau décrit et que j’avais omis de mentionner
– et l’on voit bien qu’en décrivant on
oublie, on rate, on minore, on néglige ; mais aussi bien on
réinvente, volontairement ou par omission, et c’est
sûrement là qu’on est utile, qu’on ajoute,
qu’on détourne, qu’on recréé et que
ça revit.
Biazin ignorait sans doute qu'un artiste a quelque chose à craindre davantage que la mort : un ayant droit.
Le titre, donc, à rallonge bien sûr, dont vous imaginerez seuls où et comment il se découpe sans vergogne, dans l’étroit cartel vertical qui l’étrangle : RÉSUMÉ D’HISTOIRE COLONIAL FRANÇAISE ET SES SOUVENIRS, L’ARRIVÉE CHEZ NOUS EN OUBANGI AUTREFOIS VOILÀ COMMENT NOS ENCÊTRES LEURS TRANSPORTAIENT EN TYPOYE POUR LES LONGUES VOYAGES ADMIT, L’HISTOIRE EST LA VÉRITÉ PARTOUT AU MONDE ENTIER. À nouveau cette affirmation documentaire et cette volonté ’historiciser, propres à Biazin.
L’image centrale, revenons-y : c’est un colon géant, la peau rose-orangée, cramoisie au vif-safran, en tenue colo jaune canari, pétante. Sous le salacot de Tintin au Congo, l’immense moustachu à la grosse lèvre rouge allonge les jambes, confortablement assis dans un fauteuil tressé de noir et de blanc, que quatre Noirs, en pagnes pareillement tressés de noir et de blanc, portent sur leurs épaules, à travers une végétation éclatée en une myriade de petits rectangles bleu-vert. Les Noirs sont tout petits, au moins deux fois plus petits que l’énorme militaire Blanc et jaune qu’ils supportent dans la nuit. Ils ne sont que des ombres, aux contours incertains : le cerné de leurs corps, et c’est chez Biazin un événement extraordinaire, s’est dissout, bave translucide sur le fond bleu tendre... Ils n’ont plus de visages : ils sont des corps qui portent. Le colon sourit sous sa moustache, sous son pain de sucre, sous son uniforme, sous son apparat, sous son autorité.
Et en
guise d’encadrement, donc, quatre cases. En bas à
gauche, longeant la moitié de la verticale du rectangle
central, un Noir en pied, aux traits de visage retrouvés, tire
justement une tête d’enterrement et transporte ce que
j’aurais envie d’identifier comme une énorme chope
de bière, sur fond jaune caca d’oie. Au-dessus de lui,
une autre case, marron foncé, figure un Noir, très
petit, très loin, les jambes plantées hors-champ comme
en un marécage, et qui semble s’enfoncer, tomber,
sombrer, disparaître dans la couleur uniforme dont seul le
cerné l’isole.
L’arête
horizontale supérieure est plus signifiante encore. On y
découvre d’abord, à gauche, une scène
panoramique de portage traditionnel : des femmes Noires portent sur
leurs têtes des objets et des victuailles, sur un fond jaune
ensoleillé. Le titre l’annonçait déjà
: c’est l’écho du passé, de la tradition,
qu’on entend ici. Du portage traditionnel, pratique quotidienne
familiale, on est passé à un portage militaire, imposé,
désubjectivant.
La dernière case, bien que discrète, culmine avec violence. Trois petites taches rouge auraient pu éveiller l’attention plus tôt, mais les nuances de jaune retenaient l’œil ailleurs sur la toile, empêchaient d’y accéder immédiatement : Biazin a retardé son dévoilement, a conservé cette déflagration pour la fin. C’est le rouge sur bleu de l’uniforme français, porté par un Noir, colonisé pour de bon, un fusil dressé en bandoulière dans le dos, et qu’on voit à la nuit tombée mettre au pas les porteurs traditionnels...
La gouttière horizontale, en bas, est restée vide. Plus exactement : Biazin l’a ostensiblement peinte en blanc. La logique voudrait qu’il s’agisse de l’emplacement d’un avenir.
Oh, j’oubliais : immédiatement après le titre, tout au fond de cette gouttière de droite, donc au plus près spatialement du terrible bruit blanc de l’avenir, Biazin a tracé nettement le mot : FIN.
Notes
(1) Entretien lu dans le catalogue d’exposition Esquisses
pour une encyclopédie biazine,
coll. Arts Majeurs, éd. Tiers Mondes, 1994. Le livre est
épuisé, mais s’échange encore sur quelques
sites de revente et peut être consulté dans certaines
bibliothèques.
C’est
à ma connaissance le seul ouvrage français reproduisant
des toiles de Biazin. On peut y lire de beaux textes de Jean Laude,
inspirés et précis, sur l’œuvre du peintre
centrafricain. On n’y trouve qu’une grosse vingtaine de
reproductions, sur les 500 à 600 toiles qu’un article du Herald Tribune estime
demeurer après la mort de Biazin en 1981, emporté par
la lèpre, et désormais montrées au compte-goutte
par son ayant droit.
Pour
qui veut voir davantage de toiles, il faut se tourner vers un livre
allemand, Clément-Marie Biazin, Bildergeschichten
aus Afrika, Kunsthalle
Düsseldorf, 1980, qui en reproduit 76. Ou un autre, néerlandais
: Clément-Marie Biazin, Schilder-verteller uit
Afrika, Udstilling Stedelijk
Museum, Amsterdam, 1979, qui en montre 50.
ndlr
Ce qui est impossible sur du papier devient parfois plus simple en ligne ; quoiqu'il en soit, voici deux images qui trainent de Biazin, histoire de vous en faire une plus juste idées