Notre hôte : Pascal MATTHEY — 978
Je suis en train de travailler sur ce texte, j’écoute le dernier album de Earl Sweatshirt (1) à bas volume, ma copine va se coucher, j’éteins la musique pour ne pas la déranger. « Non, laisse, ça me berce. » La musique est belle, lente et plutôt calme en effet, mais les paroles — pour ce que j’en comprends — ne sont pas de celles qui a priori inspirent à faire de beaux rêves et pourtant, ça fonctionne. Je peux inventer ma propre histoire sur une autre, je n’ai pas besoin de savoir ce que raconte exactement le rappeur, son flow et la musique dégagent une histoire ouverte, une énergie à investir.
Je parle toujours de musique pour expliquer l’histoire ou les histoires racontées dans 978 à ceux qui me demandent s’il y en a une. C’est une question qui revient souvent. C’est probablement dû au format bande dessinée, le lecteur attend une histoire. Mes cases seraient exposées dans des cadres séparés dans une galerie, personne ne s’en préoccuperait.
Pour moi, une histoire, c’est du mouvement, du rythme, des enchaînements, des impressions, une séquence, c’est un tout et plein d’éléments séparés. Ce n’est pas nécessairement une intrigue, des personnages. J’ai en fait une conception très tralfamadorienne d’une histoire. Tralfamadore est une planète de civilisation extra-terrestre qui revient dans plusieurs romans de Kurt Vonnegut Jr. Dans Abattoir 5, il y a un passage où est décrite la littérature tralfamadorienne, il agit sur moi comme un manifeste :
« Billy a réclamé de la lecture pour le voyage en direction de Tralfamadore. Ses ravisseurs transportaient les copies sur micro-films de cinq millions de volumes terriens mais ne disposaient d’au- cun équipement pour les projeter dans la cabine de Billy. Ils n’avaient qu’un seul vrai livre en anglais, destiné à un musée de Tralfamadore. C’était La vallée des poupées de Jaqueline Susann.
Billy l’a lu, y a remarqué des passages intéressants. De toute évidence, les personnages avaient des hauts et des bas, des bas et des hauts. Et Billy n’avait aucune envie de s’échiner sans fin sur ces montagnes russes. Bien poliment, il a essayé de savoir s’il n’y avait rien de plus.
« Tout juste des romans tralfamadoriens et je suis persuadé qu’ils ne vous diraient absolument rien, a répondu le haut-parleur placé sur le mur.
— Faites-m’en voir un tout de même. »
On lui en a fait parvenir plusieurs. Ils étaient tout petits. Il en aurait fallu une douzaine pour occuper le volume de La vallée des poupées avec tous ses hauts et ses bas, ses bas et ses hauts.
Billy, bien entendu, ne lisait pas le tralfamadorien mais il pouvait tout de même juger de la typographie des ouvrages : de brefs massifs de symboles séparés par des étoiles. Billy a émis l’opinion que les groupes de caractères étaient peut-être des télégrammes.
« C’est exact, a concédé la voix.
— De vrais télégrammes ?
— Les télégrammes sont inconnus à Tralfamadore. Mais vous avez raison : chaque assemblage de signes constitue un message court et impérieux, décrit une situation, une scène. Les messages ne sont enchaînés par aucun lien spécial mais l’auteur les a choisis avec soin afin que, considérés en bloc, ils donnent une image de la vie à la fois belle, surprenante et profonde. Il n’y a ni commencement, ni milieu, ni fin. Pas de suspense, de morale, de cause ni d’effet. Ce qui nous séduit dans nos livres c’est le relief de tant de merveilleux moments appréhendés simultanément (2). »
Beaucoup de gens ont des doutes sur l’existence réelle de Tralfamadore, et réciter deux pages d’un roman de science-fiction pour expliquer quoi que ce soit n’est que rarement accueilli avec beaucoup d’enthousiasme. Donc, pour répondre aux interrogations que peut susciter 978, je parle de musique, car c’est un domaine où l’attachement que l’on porte à un morceau n’est pas forcément conditionné par l’histoire qu’il raconte et ce même lorsqu’il y a du texte. Celui-ci importe, évidemment, mais ne dicte pas nécessairement ce que ressentira l’auditeur en l’écoutant. On va danser en souriant sur Enola Gay (3) , en chanter approximativement les paroles, Hiroshima vient de se faire bombarder et on fait la fête. L’énergie que dégage la musique et l’environnement dans lequel est joué le morceau l’emportent sur son histoire et lui en font raconter d’autres, pas moins justes, pas moins belles.
978 peut évoquer une explosion, un Big Bang ou un pilonnage, il y a des pistes, des signes, mais le sens ne se veut pas figé. 978 ne se résume pas avec des mots, c’est une histoire qui ne se raconte qu’en bande dessinée, un long morceau de bande dessinée concrète à ressentir, explorer et investir. C’est en tout cas comme ça que je le vois, aujourd’hui qu’il est fini.
Fin août 2003, Astérix et la rentrée gauloise (4) sort en librairie, à point pour la rentrée des classes. Je travaille depuis 3 mois dans une librairie-papeterie généraliste dans un centre commercial à l’autre bout de la ville. Je déballe, étiquette et place sur table quelque chose comme 500 exemplaires du Astérix lorsque l’on vient me dire qu’il est en superprix (5). Je dois mettre de nouvelles étiquettes avec le superprix. Je m’exécute naïvement... pour les 500 albums. Mon gérant a bien ri. Je découvre à mes dépens — je serai aussi chargé d’enlever les étiquettes pour les retours des invendus — ce qu’est un office (6) « gratte-ciel » : une grande quantité d’un livre en nouveauté, plus grande que les ventes escomptées, pour faire de grandes piles (le fameux effet pile) qui se voient et prennent de la place sur les concurrents. L’enseigne où je travaille fait partie d’une chaîne de magasins, les offices sont décidés en centrale, plus les quantités sont importantes plus les marges sont intéressantes. Le secteur du livre est encore en pleine magie Harry Potter et si certaines bandes dessinées se vendent effectivement bien, la majorité non. Les quantités d’office ne sont pas adaptées pour autant, les diffuseurs mettent la pression, peu importe qu’on n’écoule à peine que le dixième du placement et retourne le reste, il s’agit d’une guerre territoriale, même si rien n’est vendu, la place est prise.
Dans la librairie, je ne suis pas censé m’occuper spécialement de la bande dessinée, on vend de tout et il n’y a pas de chefs de rayon ; mais mes collègues bienveillantes savent que je fais de la bande dessinée et pensent à moi : « On t’a laissé la BD ! » Personne n’a envie de s’occuper de ça, c’est de la bédé, les caisses sont lourdes, pour placer les nouveautés il faut retourner celles d’il y a 1 mois faute de place. Pour mon premier job alimentaire, je me retrouve les mains dans le cambouis, à servir les forces du mal. Il n’y a pas d’espace pour la bande dessinée que j’aimerais défendre, je suis encore jeune et plein de préjugés, je ne m’intéresse à l’époque qu’à ce qui sort chez les éditeurs indépendants. L’ambiance n’est de toute façon pas vraiment à l’initiative. À cette frustration s’ajoute une aversion innée pour le gaspillage : les nouveautés sont souvent accompagnées de matériel promotionnel : catalogues de parutions, affiches, etc., en grande quantité. La quasi-totalité termine généralement directement dans le container à cartons. Petit à petit germe en moi l’idée de faire quelque chose de toute cette matière imprimée, quelque chose d’un peu cathartique.
En 2004, je travaille sur Le verre de lait, dont les premières planches datent déjà de 2001. J’ai ressorti le projet refusé du tiroir pour le proposer à L’employé du Moi qui est emballé. Malgré la perspective excitante du premier livre enfin publié, la réalisation s’avère laborieuse : je ne suis plus dans l’énergie du découpage (7), j’ai le sentiment que la partie la plus créative et stimulante du travail est depuis longtemps passée. Le livre sort à l’automne, je suis satisfait et soulagé mais je ressens le besoin d’entamer quelque chose de radicalement différent.
À l’époque, je pratique déjà souvent le collage, à partir de mes propres dessins doodle ou pour diverses expériences oubapiennes à base de photocopies de dessins (je n’ai pas encore d’ordinateur) et le seul travail que j’arrive encore à regarder sans rougir de mes années d’études de bande dessinée à St-Luc a été réalisé entièrement en collages : La difficulté d’aimer (8). À partir de magazines et de romans-photos, j’ai constitué au fur et à mesure un récit improvisé. L’expérience s’était révélée jouissive et libératrice. J’ai dans l’idée de tenter quelque chose de semblable à partir des catalogues de bandes dessinées, quelque chose à mi-chemin entre le collage Just what is it that makes today’s homes so different, so appealing de Richard Hamilton et The Malpractice Suite de Art Spiegelman.
Je feuillette les catalogues mais l’inspiration ne vient pas, j’ai envie de raconter quelque chose qui ne se formule pas et je ne vois pas comment commencer. À cette période, j’écoute beaucoup de musique dite expérimentale, et si j’apprécie beaucoup les collages sonores de John Oswald, Negativland, John Wall ou Bob Ostertag, il y a un disque en particulier qui exprime parfaitement, avec la muzak, ce que je veux faire avec la bande dessinée : x10R de David Schafer (9), « ten easy listening records played at the same time (either in « two-second gaps » or « variable gaps ») » . Le résultat est cauchemardesque et éprouvant. Malgré l’influence qu’a pu avoir ce double disque sur mon travail, je ne l’ai peut-être écouté qu’une ou deux fois en entier. L’expérience proposée est pour moi comme une immersion dans la cacophonie d’un samedi après-midi à mon travail, avec la musique de fond du magasin, les reprises kitsch du pianiste installé dans la galerie du shopping pas loin des perruches, les cartes d’anniversaire sonores que les clients testent à répétition, les jingles des appels micros, le téléphone et les sonneries de GSM, les bips des scanners d’articles et les clings des tiroirs-caisses... c’est ce que cet « uneasy listening », cette saturation de confort conventionnel, évoque pour moi en tout cas. J’aimerais réussir à créer quelque chose de similaire avec mes collages.
Dans les divers catalogues que je commence à récupérer, les extraits choisis comprennent une proportion assez généreuse d’explosions. Cela me paraît soudain évident de commencer par là. La suite s’enchaîne naturellement, de manière improvisée, je n’ai pas de plan, une case en appelle une autre, ce sont les couleurs et les formes qui vont dicter la séquence. Le travail est enthousiasmant, je ne ressens plus cette dichotomie entre le découpage et la réalisation des planches comme pour Le verre de lait. Le moment de la création est unique, j’ai déjà vécu cela avec À la plage (10), où j’avançais également à l’aveugle, case après case. Je prends beaucoup de plaisir à ce travail mais aussi beaucoup de temps, jusqu’à 6 heures pour certaines cases (11), surtout que je fais souvent passer en priorité d’autres projets plus urgents que je sais pouvoir ou devoir finir dans un délai plus court.
Il y a SOAP comics, un fanzine mensuel dont je m’occupe avec Habeas Corpus, qu’il faut boucler chaque mois de 2006 à 2009. Il y a la vie aussi, qui impose ses récits ; à cette époque j’ai peur de la mort comme quand j’étais petit, et je ne peux attendre de raconter Pascal est enfoncé qui sortira chez l’employé du Moi en 2007.
Heureusement, il est plutôt aisé et agréable de revenir régulièrement aux collages, même après plusieurs mois de pause, justement parce que c’est du collage et non du dessin. L’abstraction du propos joue aussi, je peux m’y remettre sans forcément devoir retrouver le moteur originel. J’ai entre-temps changé de magasin, je travaille toujours pour la même enseigne mais l’environnement me correspond mieux, il y a plus de marge de manœuvre. Je me débarrasse également petit à petit de certains préjugés, varie mes lectures, ce n’est plus le ressentiment ou la frustration qui guident mon travail. Le recul m’aide également à éviter de devenir trop systématique dans mes collages et à me renouveler. J’aime imaginer que cela se ressent au fil des pages.
Je développe également une espèce de syndrome de Stockholm inversé : je suis devenu avide de catalogues de parution. C’est ma matière première, sans elle mon projet n’existe pas, comme un pompier sans feu. Je me précipite sur les caisses de nouveautés avec excitation en espérant qu’elles contiennent de la bonne came, de grandes affiches, des catalogues remplis de couleurs saturées, de dégradés, de formes obscènes et délirantes, je suis friand de sur-enchère, de tout ce qui explose et dégouline. Parfois je n’en reçois pas assez, je vais alors me fournir dans d’autres librairies. Je développe un rapport différent à mon sujet, je me détache de l’aspect cathartique.
Le travail sur 978 est jusqu’au bout continuellement entrecoupé par d’autres impératifs, concerts, expositions, la série We all go down chez Habeas Corpus et Du Shimmy dans la vision chez l’employé du Moi. Je suis cependant certain de toujours y revenir, à tel point que je redoute même de le terminer, de peur de manquer d’un repère, ou de ne plus être capable d’entamer quoi que ce soit après ça. Il y a aussi que je ne sais pas comment l’achever, je me sens approcher de la fin mais, tant que cela ne se fait pas naturellement, je continue ; j’en arrive petit à petit à cette conclusion sur les couleurs, qui s’impose à moi comme une évidence, à nouveau. Il me faudra cependant rester quelques mois bloqué à la page 45 (la 47 dans le livre), à ne pas savoir comment conclure, pour me rendre compte que c’est en fait déjà fini, que la 46ème page est une page blanche, vide. Une fin inspirée du morceau Four minutes de Roger Waters sur son album Radio K.A.O.S. (12), où un grand silence suit le compte à rebours du largage d’une bombe atomique. Si j’ai toujours trouvé ce disque très lourd, ce passage me donne quand même encore des frissons, et je me rends compte maintenant que la dernière case de mon livre fait aussi inconsciemment écho à sa pochette.
Les planches finies, il s’agit d’en faire un livre. Le premier contact avec la Cinquième Couche s’est fait vers 2006. Je leur propose, pour le collectif Le coup de grâce, la quinzaine de planches que j’ai alors réalisées. Je ne suis pas certain de retomber sur une opportunité de les publier, même la 5c ne semble pas emballée pour en faire un livre. Ce n’est qu’au vernissage du collectif que Xavier Löwenthal me lance : « Alors quand est-ce qu’on le fait, ce livre ? »
La 5c
est enthousiaste et confiante sur toute la durée, et je
bénéficie d’une totale liberté sur la
maquette. J’ai comme par magie 46 planches ? Ça tombe
bien. J’ai envie d’un album cartonné, le fameux
48cc, plus pratique pour faire de grandes piles dans les
librairies...
L’idée du titre arrive vers les dernières planches. 9 7 8, ce sont les trois premiers chiffres du code-barres EAN de n’importe quel livre. En tant que libraire, ce sont des chiffres que l’on répète souvent, au téléphone avec un distributeur ou un autre magasin, pour vérifier la disponibilité d’un titre, on dit ces trois chiffres inutilement, par habitude, la personne sait que tous les codes-barres commencent par cette séquence (avec quelques 979 dernièrement). On le répète inlassablement comme pour donner la mesure : 9-7-8 et c’est parti, une respiration avant le vif du sujet. Je préfère l’énumérer, cela sonne comme un compte à rebours boiteux. Cela correspond à mon livre, les cases sont parsemées d’horloges, le décompte du temps — une fois qu’on a appuyé sur le gros bouton rouge — est inexorable, un peu comme dans Watchmen, si ce qui doit arriver est inévitable c’est que ça a déjà eu lieu ; ici, dans 978, c’est une explosion qui enclenche le décompte, une histoire qui se répète sans fin.
Et puis, 978, c’est aussi — bénédiction du hasard — le nombre de pixels de mes cases à 300 dpi après léger recadrage dans Photoshop.
Le livre sort en juin 2013, pile 10 ans après mon embauche en librairie et pile au moment où je me vois proposé d’aller travailler dans une autre librairie, spécialisée en bande dessinée. Cela tombe bien. Depuis un moment, je ne prends plus de plaisir à mon travail, le ressort s’est cassé et j’ai envie de partir.
Astérix chez les Pictes vient de paraître, cette fois-ci l’office — 100
exemplaires — est trop juste, on sera à court avant le
premier réassort. Je commence mon nouveau travail en décembre,
je suis impatient.
« It’s 8:15, and that’s the time that’s always been
We got your message on the radio, conditions normal and you’re coming home (13) »
Notes