EFFONDREMENTS DU LIEU COMMUN

par Docteur C.

À propos de La venue des vers d’eau de Yann Tréhin, TicDeQuai, septembre 2009

 

« Malice de Kant. — Kant voulait démontrer, d’une façon qui abasourdirait « tout le monde », que « tout le monde » avait raison : — ce fut là la secrète malice de cette âme. Il écrivit contre les savants en faveur du préjugé populaire, mais il écrivit pour les savants et non pour le peuple ».

Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, livre troisième, 193 (1)

Ce livre est une petite chose : vingt-quatre pages pour un tirage numéroté de vingt exemplaires, au format A5, le plus économique et le plus commun. Le fait que chaque exemplaire soit rehaussé à l’aquarelle, orné d’aplats colorés originaux de la main de l’auteur, aurait pu l’ériger au rang du livre d’artiste, s’il n’était photocopié sur un papier quelconque, s’il n’avait une couverture imprimée sur le même papier pour photocopie à faible grammage. Ce n’est qu’un fanzine, un fanzine à tout petit tirage, vendu quelques euros.

Yann Tréhin est un auteur discret : il aura été l’un des membres du défunt collectif Stratégie Alimentaire ou Stratalim (avec Guillaume Soulatges et Jürgen Morning, de 2002 à 2007), menant parallèlement la collection Livre Sans Poche, petits fanzines distribués gratuitement et à déposer dans un lieu public après lecture, reprenant le mode de circulation non-marchand initié par les sites de bookcrossing. Yann Tréhin s’auto-publie régulièrement dans la structure TicDeQuai, sortant au moins un fanzine par an, et collabore épisodiquement à quelques revues. Il vient incidemment d’ouvrir une « cordonnerie graphique » à Paris, Chez Cochenet (2). Pourtant ce fanzine formellement quelconque d’un auteur discret sera resté présent à ma mémoire dans un flux. Je me souviens l’avoir acheté aux Musicophages, auparavant fanzinothèque de Toulouse, à l’automne 2009. J’ai entrepris par la suite l’inventaire du fonds de cette fanzinothèque et du dépôt-vente, pour sa liquidation. Le lieu changeant de dirigeants, des milliers de fanzines, un tombereau de bandes dessinées et livres graphiques, sont passés et ont disparu par-là sous mes yeux. Et cette Venue des vers d’eau a surnagé dans cette masse, est demeurée comme d’une certaine importance dans ce flux. Pourquoi ce livre a-t-il surnagé et pourquoi surnage-t-il toujours ?

Noyades urbaines

Dans la couverture flotte une multitude de cœurs animaux qui s’embrassent de leurs langues de serpent, s’agglutinent ou s’entre-dévorent. Des sexes, des corps de chiens, des vers qui entrent et sortent et rongent leurs trous, les chimères prolifèrent dans un élément aqueux. Cet espace de la couverture est une intériorité car ce sont deux yeux dessillés qui contemplent hagards les mutations des créatures fantastiques.

Tout, dans le livre, s’interpénètre sur un même plan, et si parfois les masses s’enroulent et les pans se détachent, c’est dans l’indistinction d’une spatialité incertaine que les cœurs-créatures dévorantes tirent vers l’intérieur les yeux d’un corps ivre effondré sur une table de bar, un verre de rouge renversé lui coulant sur le visage, que circulent les passants indifférents et qu’une enseigne lumineuse de taxi parisien entraîne un autre corps pendu poursuivi par les mêmes cœurs-créatures aux dents hérissées cherchant encore à lui happer les yeux. L’écriture calligraphique se mêle aux dessins, elle se fait miroir de slogans sommaires : « fais-moi confiance, oui oui, toujours, viens, mon amour », comme le dessin se fait miroir déformé de figures sommaires, d’une symbolique parfois pesante. Ainsi les gueules se font lunettes de chiottes à la langue pendante, les globes oculaires s’entrechoquant, incapables d’établir un espace et une direction à leurs perceptions, et dans un coin de la page, un serpent lové glisse entre les corps et les écritures. Toutes les créatures sont ballottées et emportées dans des flots de slogans qui provoquent l’ivresse, jusqu’aux aplats de couleurs qui miment des taches sur une nappe de restaurant en papier. L’ensemble, figures, calligraphies, aplats, n’est qu’une parcelle d’un torrent de vin qui finit par s’écouler dans une bouteille, la gueule de lunette de chiottes en plastique y flotouillant comme un mauvais génie de la lampe dans le gros rouge, ou par s’évacuer dans l’égout. On pourrait dire que c’est l’ensemble de la cité, ici Paris, qui s’enivre, s’embouteille et s’évacue. Avec ce livre de Yann Tréhin, je voudrais m’interroger sur la possibilité de faire dissensus dans ce que Kant aura nommé l’esthétique transcendantale (3). Il faut brièvement rappeler que le terme « esthétique » chez Kant ne renvoie pas à la « critique du jugement de goût », mais désigne d’abord les données immédiates de la conscience (le temps, l’espace) qui fonderaient un sensible universel et un entendement commun. C’est en ce sens que Nietzsche peut écrire que Kant donne raison à « tout le monde ». C’est aussi dans le cadre de ce sensible universel que Jacques Rancière pense les œuvres d‘art, il n’hésitera d’ailleurs jamais à louer le « génie kantien (4) ». Il le fait certes dans un mouvement dual, dialectisant le «partage du sensible» comme étant à la fois le lieu commun d’une expérience, mais aussi une appropriation qui exclurait certains « sans voix » de ce lieu commun. S’il invite à y faire « dissensus », comme pour réformer la concorde symbolique par les œuvres ou défaire la partition entre « savant » et « populaire », il relève pourtant un « malaise » du lieu commun, en ce qu’il diviserait autant qu’il

Or précisément Yann Tréhin se place ici dans un lieu commun : il ne s’agit que d’agiter les chimères de l’amour, de porter témoignage d’une expérience dans un lieu commun, le désir ou le sentiment amoureux prenant comme une ivresse toute la vie de la cité. Il ne s’agit pas tant d’un impensé de l’esthétique qui le conduirait à le faire dans des formes qu’on pourra toujours qualifier d’attendues que la nécessité d’un témoignage qui trouve ici sa forme-sens, d’une activité critique du politique qui laisse sa presque imperceptible trace, d’une expérience commune qui fait sa petite mue, abandonnant quelques grammes de peau morte sur le bord du chemin.

On pourra toujours prétendre, comme le fait Rancière, que c’est la « révolution esthétique » kantienne et la systématisation hégélienne qui produisent cette modalité de l’art, modalité moderne, et tenir toute œuvre et toute théorie des œuvres par les schèmes des rapports entre pathos et logos, le logos faisant irruption dans le pathos, la pensée faisant irruption dans la non-pensée, donnant l’exemple des Leçons sur l’esthétique de Hegel (l’homme se faisant lumière intérieure de la matérialité sensible dans la belle apparence du dieu de pierre), tandis que le pathos ferait irruption dans le logos donnant entre autre l’exemple du Nietzsche de La naissance de la tragédie (le beau apollinien — la pensée — ne pouvant opérer la contention idéale du déchaînement des joies et souffrances sauvages de l’ivresse dionysiaque — la non-pensée) (6). Cela Rancière l’énonce précisément dans un ton kantien, réduit l’apparition des œuvres à des « régimes de pensée » propres à une situation métahistorique. Pour maintenir ce ton kantien, ce ton de savoir surplombant (7), il faut produire des schèmes qui mettent les œuvres à distance et garantissent la certitude d’une connaissance. Pourtant s’il y a des connaissances à tirer des œuvres, elles sont dans leurs plis internes, dans leurs modes de productions, dans les temps hétérogènes qui les traversent, dans ce qu’elles tracent des activités de leurs inventeurs, et certainement pas dans les pauvres universaux que le kantisme aurait révolutionné. Autrement dit, il n’y a aucun lieu du sensible commun qui serait à reconquérir, mais bien plutôt des universaux à défaire. S’il y a dissensus, il se fait dans l’activité critique d’un sujet par les œuvres, activité qui produit des « formes-sens » critiques du politique, et pas dans une esthétique lieu commun du sensible qu’il s’agirait d’altérer pour lui ouvrir la porte des sans-voix. Car c’est dans la conceptualisation même de ce lieu commun du sensible rationnel que sont réduites au silence les « formes-sens » qui grouillent dans les plis et replis des œuvres. C’est une bien curieuse mutation théorique que de vouloir déplacer la mise en commun des moyens de production — Jacques Rancière ayant été un lecteur attentif de Marx — à la mise en commun d’un universel sensible — projet esthétique dans tous les sens du terme, projet éminemment vide.

Cette Venue des vers d’eau transcrit par ses chimères un effondrement interne dans le lieu commun, la totalité du sensible étant emportée dans une noyade subjective. Ce que ce fanzine documente, c’est une modalité de l’effondrement du lieu commun dans une subjectivité qui l’investit, et s’il surnage dans ma mémoire, c’est peut-être qu’il a su faire écho et mettre à distance mes propres effondrements dans le politique.

Funérailles du sensible

La dernière page du livre porte un seul dessin qui n’est pas sans rappeler Les funérailles de l’amour d’Antoine Caron (8). Dans ce tableau produit dans la seconde école de Fontainebleau, un cortège de putti aux têtes couvertes de voiles noirs emporte le nu et blanchâtre cadavre de Cupidon sur son cercueil, suivi par un groupe de poètes antiques vers le temple de Diane, tandis que Vénus contemple la scène depuis les nuées. Allégorie de l’abandon par Ronsard du ton des Amours et des Odes au profit des Discours, ou évocation de la mort de Diane de Poitiers (1566), cette peinture n’en montre pas moins un cortège de putti endeuillés et festifs, une procession dont la statique prolonge plastiquement la durée, entourée d’une foule de témoins curieux. L’enterrement de l’amour universel — ce petit dieu du panthéon romain — se fera dans le temple de la sœur d’Apollon, déesse chasseresse. Et on peut bien penser en regardant ce tableau que les ambiguës funérailles du sensible universel pourraient durer encore longtemps, devant une cohorte de témoins passifs sans cesse renouvelée. Dans le dessin de Yann Tréhin, le cortège est réduit aux six porteurs du cadavre, créatures fantastiques qui n’ont plus rien d’angélique, et n’a d’autre topographie que la page blanche. Et surtout, à Cupidon dans son linceul est substituée une pomme d’amour — cette confiserie de foire faite du fruit de l’arbre de la connaissance nappé d’une épaisse couche de sucre rouge, une pomme d’amour dans laquelle bée une glotte hurlante.


Notes :