LE SYSTÈME DE GROENSTEEN
à propos de Système de la bande
dessinée de Thierry Groensteen
Jean-François SAVANG
« Il ne s’agit pas de voir, ici, ni de percevoir, ni même de déchiffrer, mais d’inventer le rythme d’un regarder qui soit le temps d’une subjectivation. »
Gérard Dessons, « Lire la peinture »
J’ai construit mon rapport aux images et à leur organisation dans une sorte d’inconscient du sens. Je traversais les dessins passant d’image en image comme emporté par le tapis roulant des mots. Pour moi le dessin fusionnait dans l’entre-corps des mots et constituait un seul et même mode de signifier. Je n’imaginais pas le dessin ; j’étais pris dans sa projection. Je le vivais et quelque chose de supplémentaire, vécu dans le travail du sens, l’animait et le faisait vivre en moi. C’était mon mirage, la construction d’une activité magique dont le sacrifice était pourtant énorme puisque je voyais à peine le dessin que j’avais sous les yeux. Je vivais l’articulation entre les images, certes, mais surtout l’histoire : je vivais l’organisation narrative des images dans le langage, la domination du récit dans l’organisation du regard. Bref, je lisais des bandes dessinées comme on lit des aventures romanesques ou picaresques, assimilant inconsciemment cette activité à une expérience narrative.
J’ai mis du temps à m’apercevoir que les images n’étaient pas simplement un arrière-plan du texte ou une esthétisation du dire, mais bien l’enjeu d’une signifiance plus large. Quelque chose se trame dans la bande dessinée qui n’a aucun équivalent ailleurs. Il y a une prosodie, une oralité propre à l’organisation de la bande dessinée. C’est là que la bande dessinée intervient : elle montre, en se libérant, que les images ont une voix. Les images signifient et cette signifiance est encore déformée et accentuée dans le tressage du texte. Une voix qu’il nous faut gratter derrière la narration.
Ainsi, à la croisée du dessin et de l’agencement narratif, la bande dessinée perpétue la recherche
dans l’art d‘une dimension anthropologique propre à l’activité du sens et à l’invention de la subjectivité. Elle est une manière de l’art dont les œuvres portent, dans l’expérience qu’elles suscitent, la création d’universels-particuliers, de rencontres, la recherche d’une altérité propre à l’art qu’une situation critique entre le spectaculaire cinématographique et la célébration littéraire empêche de voir. Car l’ordre du spectaculaire va peut-être à l‘encontre de cet intime universel si cher à l’expérience poétique et dont la bande dessinée travaille les marges et le passage du subjectif.
Le lecteur herméneutiste sait déjà ce qu’il va trouver dans une œuvre. La pratique théorique suppose au contraire l’enjeu d’une inconnaissance maintenue dans le déploiement de sa propre situation
critique. Dans toute bande dessinée il y a de la théorie, une intelligence de la pratique, le regard d’un étranger qui se perd.
VOIR
ET LANGAGE
La bande dessinée donne-t-elle véritablement la parole aux images ? Art visuel et parlant à la fois, la bande dessinée articule manières de voir et de lire ; d’un côté, si lire s’applique principalement à la langue, on lit également les images ; de l’autre, voir traverse l’invention de la pensée, tant dans le langage que dans les images. Car les images tiennent leur pouvoir de signifiance du langage et se construisent comme un voir dans la pensée, comme une vue de l’esprit.
La rencontre suggérée par l’art de la bande dessinée implique une écriture-lecture, une oralité de l’entrelacement du dire et du voir ; cette synesthésie du sens dans le corps met en avant le voir dans un montré qui nous rappelle que dire et voir ne sont pas séparés. Le regard s’y dessine comme un lire : « Pour Michaux, mais comme Diderot, ou Char, le voir est un écrire, et non un percevoir. Il ne s’agit jamais, en fait, chez Michaux, de voir quoi que ce soit. Mais de rêver, ou de lire. […] Le problème est celui du regard : qu’est-ce qu’on voit quand on regarde ? Mais un regard, ce n’est pas seulement un voir. Ou ce n’est rien si ce n’est qu’un voir (1). » Le regard, c’est bien ce qui fait rêver. Il est l’utopie du voir dans l’inconnu du sens ; la contemplation de l’univers à la naissance de la pensée. La séparation du dire et du voir n’est pas dans la vie, mais dans les mythologies qui opposent l’esprit et la lettre, la parole et l’écriture, l’immédiateté du monde visible en contrepoint de sa déformation dans le discours.
Le voir s’invente comme une forme de pensée et non comme l’application d’une phénoménologie
ou d’une sémiotique déguisées en esthétique. Du voir provient aussi des récits et des contes, une écoute des silences du sujet qui s’échappent de l’audible ; du silence qui n’a rien à voir avec une absence de son, mais l’activité de ce qu’on n’entend pas dans l’organisation du sens. Le contraire, c’est illustrer, nommer.
La bande dessinée, à sa façon, pourrait laisser entendre qu’elle résout dans sa pratique la vieille opposition entre poésie et peinture, entre la signification du regard et la signifiance du langage. Je parle ici de signifiance à dessein. En effet, il ne s’agit pas, dans notre lecture, d’essayer d’aller vers une signification — un mode donné du sens — de la bande dessinée mais de découvrir l’écoute qui nous permet de saisir comment elle signifie, comment elle fait sens. C’est à ce titre que la bande dessinée constitue un ensemble dynamique faisant système parmi les autres modes de signifier. Saisir la bande dessinée en action, la valeur de sa force de transformation, les conditions subjectives qui font de l’organisation de la pensée un art. Quel est, à cet égard, la signifiance poétique qui constitue l’art de la bande dessinée ? Comme le fait remarquer Gérard Dessons, à propos du mot
d’Horace ut pictura poesis, « poésie muette » ne signifie pas négativement « poésie visuelle », mais tout un univers du sujet, du corps et de la voix qui ne s’entend pas dans le voir. C’est à un type de silence particulier que nous convie la bande dessinée, à une forme théorique spécifique de l’entrelacement qui fait sa pratique même. Et qui pose la question du silence comme de l’invisible.
La bande dessinée constitue une poétique particulière et une activité signifiante sans égale dans
aucun autre système artistique. La bande dessinée n’est ni un genre ni un sous-genre ; à cet égard, elle produit, dans son activité, sa propre théorie et sa propre critique des principes qui l’organisent. On le constate, avec la floraison des discours théoriques de la bande dessinée. S’il y a du sens dans la bande dessinée, comme dans toute aventure de langage qui raconte, il y a aussi de la bande dessinée qui ne raconte pas, qui est l’invention du langage autrement ; et de l’art autrement.
POÉTIQUE DE LA BANDE DESSINÉE
La
bande dessinée est chaque fois comme la poésie, quand
le poème transcende toute unité et tout
discours par sa manière, constituant par-là même
une situation inédite : sa voix. C’est-à-dire ce qui
passe de sujet en sujet et qui constitue, par son travail de
œur même d’un quelque chose
au tour particulier. Il y aurait donc une poétique de la bande
dessinée, une forme à l’œuvre qui échappe
à l’instrumentalisme de l’histoire illustrée,
pour faire de la rencontre de l’histoire et du dessin
l’activité de cette voix. Il y a bien sûr la voix
du discours direct que portent les personnages mis en scène,
la voix du récit agencé, mais aussi la voix du système
d’ensemble issu des multiples combinaisons qui organisent la
signifiance, une signifiance chaque fois particulière montrant
la diversité des univers de pensée. La bande dessinée
est aussi l’invention théorique d’une manière
de penser.
Il y a de la voix dans le visible ; de la voix qui traverse le visible. Prenez une peinture, il y a une voix qui institue l’expérience si particulière de son agencement. La voix est peut-être plus forte que le visible, plus diffuse par rapport au visible. Si l’on accepte de faire de la voix autre chose qu’une représentation du son, qu’un phénomène auditif. Ce qu’il y a à entendre, dans une peinture, c’est le langage à la naissance de sa matérialité, du sujet. Ce n’est pas du son mais du sujet qu’on entend. Il y a en effet des écoutes plus difficiles que des phénoménologies du corps, une multiplicité des corps à découvrir. La peinture a bouleversé cette écoute du sujet. Elle a mis en évidence que la voix à l’œuvre dans la peinture était d’abord constitutive d’une anthropologie passant par la subjectivité. La voix de l’œuvre apparaît ainsi, telle la voix de la transformation du sujet en œuvre. Il s’agit de continuer d’inventer la subjectivité, de montrer l’invention de l’homme et de la société, dans
l’invention d’une subjectivation, dans une poétique. L’épopée homérique construit une voix de l’aventure historique fondée dans cette invention. Les sculptures de Praxitèle sont l’invention d’une autre manière de la voix et de l’invention du sujet, une autre manière de corporaliser le monde dans la voix. Nous tirons de cet universel-subjectif la constitution de multiples modes de penser et d’expérience ; ce qu’on appelle une culture et que chaque œuvre vient reposer problématiquement à l’expérience historique. Parce que la voix est à la fois dans le corps et en dehors du corps, matière subtile du corps, souffle, raclement, silence, ondulation, flux, elle est aussi signifiance d’une certaine forme de l’invention du sujet. Elle est la forme d’une rencontre, la peau tatouée du sujet dans le monde ; faisant de cette expérience mutuelle, le sujet possible d’un discours « sans obligation ni sanction », une vie du langage déployant ses images et sa force depuis sa signifiance particulière. L’invention artistique suppose la recherche de ce déploiement de la pensée en œuvre et de l’œuvre en sujet, en l’invention d’une voix. Il s’agit d’inventer un mode particulier de signifiance, un peu comme on invente un langage. Par exemple, la peinture n’est pas un langage, mais bien le carrefour d’un infini discursif. Chaque œuvre en revanche est la recherche d’une signifiance particulière qui prend à la fois dans le corps et dans la pensée d’un sujet, la recherche d’une transformation de cette matière dans l’altérité des autres sujets qui en font l’expérience. Chaque œuvre tient alors la réalisation de sa signifiance dans l’incertitude du langage des autres sujets qui font de l’œuvre la manifestation d’une forme de vie et d’un continu, le partage d’une voix d’un sujet à l’autre. D’une peinture à l’autre, mais aussi du poème à la peinture, ou encore d’autres continus comme l’écriture-lecture qui fait de la voix ni un corps ni du langage, mais une matière d’œuvre imprédictible dans son devenir.
Comme d’autres arts, la bande dessinée interroge la capacité humaine à explorer la pensée, c’est-à-dire à découvrir l’inconnu, à mettre l’expérience en énigme dans l’invention d’une subjectivité. L’inconnu, entendons par-là des zones vierges de la pensée, des choses qui n’ont pas jusqu’ici de formulation dans le langage. Une inconnaissance constitutive de l’expérience dans l’altérité d’autres sujets. La bande dessinée ne connaît pas a priori l’impact de sa subjectivation en tant qu’œuvre dans l’altérité de la lecture. La bande dessinée est aussi une recherche, la recherche de sa propre valeur, de son propre fonctionnement.
SYSTÈME
DE LA BANDE DESSINÉE ET SIGNIFIANCE DE L’ART
Ce que nous voulons mettre en avant dans cette réflexion et que, nous semble-t-il, interroge à sa façon le travail de Thierry Groensteen dans Système de la bande dessinée, c’est la situation critique que la bande dessinée joue à l’égard de la théorie du langage. Il nous semble en effet éclairant que Groensteen parte de la notion de système comme problème et rapproche la théorie de la bande dessinée de la sémantique particulière proposée par Émile Benveniste en citant ce fameux passage extrait de l’article « Sémiologie de la langue » (2):
« Les relations signifiantes du « langage artistique » sont à découvrir À L’INTÉRIEUR d’une composition. L’art n’est jamais ici qu’une œuvre d’art particulière, où l’artiste instaure librement des oppositions et des valeurs dont il joue en toute souveraineté […] On peut donc distinguer les systèmes où la signifiance est imprimée par l’auteur à l’œuvre et les systèmes où la signifiance est exprimée par les éléments premiers à l’état isolé, indépendamment des liaisons qu’ils peuvent contracter. Dans les premiers la signifiance se dégage des relations qui organisent un monde clos, dans les second elle est inhérente aux signes eux-mêmes. La signifiance de l’art ne renvoie donc jamais à une convention identiquement reçue entre partenaires. Il faut en découvrir chaque fois les termes, qui sont illimités en nombre, imprévisibles en nature, donc à réinventer pour chaque œuvre, bref inaptes à se fixer en une institution »
Le modèle d’une signifiance de la bande dessinée est clairement ici emprunté à celui de l’œuvre d’art. J’ai été surpris de trouver la question d’une signifiance de l’art, distincte chez Benveniste de la signifiance de la langue et de la signifiance du discours, convoquée en ouverture d’une théorie du système de la bande dessinée. Surpris notamment de voir la perspective d’une signifiance de l’art posée en référence au problème de l’unité dans l’œuvre d’art par rapport au langage. Plus coutumier de théorie du langage que de bande dessinée, je n’imaginais pas retrouver Benveniste dans des circonstances aussi précises.
La conception de Benveniste est la suivante : chaque œuvre constitue son propre système. Par système, il ne s’agit pas de structure, mais d’un agencement dynamique. L’inventaire identifie des unités, mais la réalité situe ces unités dans des relations à la fois intrasystémique et extrasystémique. C’est-à- dire que pour qu’il y ait unité, il faut déjà qu’il y ait un système interprétant et un système interprété. Or nous savons depuis Saussure et Benveniste que la signifiance de la langue est particulière et, notamment, qu’elle s’articule sur les deux plans sémantique et sémiotique, à la différence d’autres systèmes. Saussure dit de la langue que c’est un « système sans analogue » ; car la manière dont le sens s’organise dans le système de la langue n’a d’équivalent dans aucun autre système. Pour Benveniste, les œuvres d’art s’inscrivent dans le rapport dynamique d’une sémantique sans sémiotique, à la différence d’une sémiotique universelle comme celle de Peirce, par exemple.
Ceci a son importance pour la bande dessinée et la compréhension de son fonctionnement. En effet, le modèle du langage se diffuse dans nombre d’activités de la vie courante, et le modèle sémiotique en particulier. Pour autant, la logique du signe, interne à l’activité sémiologique du langage, ne se diffuse dans la réalité qu’indirectement. Benveniste précise que la signifiance de la langue agit par homologie dans les autres systèmes. Et l’on retrouve cette caractéristique différentielle dans la composition picturale, dans un poème ou dans une bande dessinée, au même titre que dans la langue. Mais il s’agit de la capacité à faire sens, à signifier, et non d’une reproduction de la langue dans ses structures sémiotiques, identifiant chaque unité comme signe dans la relation interprétative d’ensemble. Le signe, dit aussi Benveniste, n’est pas transsystématique. Chaque unité prend une valeur signifiante dans son propre système par la contamination du modèle du langage, dans la relation de système à système et non par la réduction de toute unité à un signe. Unité de la langue, le signe n’est pas l’unité d’un dessin ni l’unité d’une autre composition artistique ; pas même l’unité d’un poème. Bref, pour faire l’expérience du monde comme d’une œuvre d’art, nous avons besoin du langage. Cependant, sa valeur communicationnelle et instrumentale est secondaire par rapport à la manière dont le langage constitue une fenêtre sur l’invention du monde, l’invention même d’un regard anthropologique, d’un voir qui est aussi un lire, la constitution d’une voix et d’un sujet.
Groensteen cependant reste dans une lecture sémioticienne de Benveniste, même s’il met en évidence la recherche d’une autonomie signifiante de la bande dessinée. Ce dernier essaie de tenir dans une même logique sémiotique et absence de signe : « L’image fournirait l’exemple d’un système sémiotique dépourvu de signes, ou du moins ne reposant sur aucun système fini de signes. C’est en ce sens que Benveniste soutenait qu’« aucun des arts plastiques considérés dans leur ensemble ne paraît reproduire [le] modèle [de la langue] », la langue dans laquelle il faudrait se résigner à voir « le seul modèle d’un système qui soit sémiotique à la fois dans sa structure formelle et dans son fonctionnement » (Semiotica, La Haye, Mouton & Co, 1969, I/1, p. 12, et I/2, p. 132) (3) ». D’un côté, Groensteen évacue à juste raison les notions d’unité et de signe ; de l’autre, il conserve l’ancrage de sa théorie dans une visée « macro- » ou « néo-sémiotique (4) ». Là où Benveniste rappelle que l’unité d’un système n’est pas forcément un signe, Groensteen entretient la confusion. Sa conception de la signifiance est relativement faible et neutre : il s’agit d’une « signifiance immanente » de l’image, une manière de faire entrer la signifiance linguistique dans l’analyse de l’organisation visuelle en lieu et place d’une « narrativité intrinsèque ». Il n’articule pas la théorie des rapports entre systèmes interprétés et systèmes interprétants. Il attribue à la bande dessinée la valeur du langage (5) sans rappeler que la double signifiance sémiotique et sémantique définit une dynamique propre au langage, à la différence des œuvres d’art lesquelles justement ne sont pas du côté de la sémiotique mais constituent des « sémantiques sans sémiotique » ; passe à la trappe aussi le caractère non convertible des unités d’un système dans un autre système : raison pour laquelle il n’y a pas de signes dans une peinture, ni dans une bande dessinée ni même — aussi paradoxal qu’il paraisse — dans un poème ; pas de neurone non plus.
Un autre point, corollaire du problème de ce qui fait l’unité organisatrice de la bande dessinée, tient dans la notion même de système. Thierry Groensteen a raison, encore une fois, de proposer de partir d’un ensemble signifiant pour analyser l’activité de la bande dessinée. Par ensemble signifiant, je veux parler d’un ensemble organisé en sens et donc d’une perspective sémantique ; car une unité dans un système ne prend sa valeur que de s’inscrire différentiellement par rapports à l’ensemble des autres unités qui composent le système. On se rappelle, en effet, qu’il y a des systèmes ouverts et des systèmes fermés, des systèmes non signifiants et des systèmes signifiants et qu’à ce titre la relation d’interprétance et d’intégration des signes dans l’organisation du sens ne peut rester au plan de l’immanence.
Le langage n’est pas seulement du linguistique mais suppose, pour la réalisation d’une signifiance, des conditions extra-linguistiques. Or la bande dessinée n’est pas un langage ; si ce n’est dans l’abus qui fait du langage le nom de tout ce qui signifie. Elle n’est pas plus un langage que la peinture ou la musique. Ce déplacement des termes, cette contamination ne doit pas être ignorée. Elle est révélatrice, avec Benveniste, de la relation de signe qui informe et situe l’ensemble des systèmes sociaux à partir du système de la langue.
La sémiotique interne à la relation de signe organise la signifiance linguistique. Elle ne se reproduit pas d’un système à l’autre, dans la mesure où les unités de la langue n’ont rien à voir, d’un point de vue formel, avec les unités d’autres systèmes sociaux. L’unité, dans une peinture, pouvant devenir l’œuvre même, irréductible au sens et pourtant suscitant un devenir dans le langage. Il s’agit d’un modelage sémiotique de la langue sur les autres systèmes. Ce n’est pas la valeur des unités qui passe d’un système à l’autre, ni le transfert du système entier de la langue comme représentation, mais la capacité de signifiance qui fait la relation entre les unités et qui les transforme en valeur. D’où le statut de la langue comme interprétant des autres système sociaux. Et la notion d’interprétance suppose non pas une sémiotique généralisée des représentations sociales mais une relation sémiologique conférant aux autres systèmes la capacité d’avoir une signifiance, c’est-à-dire « la qualité de systèmes signifiants en les informant de la relation de signe (6). » C’est en ce sens qu’une œuvre d’art constitue un système particulier, informé de signifiance sans constituer un langage pour autant.
La bande dessinée, comme toute œuvre d’art, ne serait donc pas faite de signes. On peut par exemple interpréter des signes dans une vignette, chercher le réel dans les discontinus du sens ; mais ce ne sont pas les signes qui produisent le sens à proprement parler. On peut démonter les éléments matériels qui constituent le médium, mais c’est sur un autre plan que se pose la question de l’activité de ces matériaux. Les objets qui peuplent le monde n’ont de sens que dans la vie d’un sujet, dans la situation d’une dynamique vitale qui anime les choses dans le langage. La bande dessinée déborde la somme des matériaux qui la constituent. C’est pour cette raison, d’une signifiance qui fait le cœur de son œuvre, que nous imaginons schématiquement la force d’un langage — la transformation mutuelle d’une forme-sens et d’une forme-vie pour reprendre la formule d’Henri Meschonnic. L‘ensemble particulier qu’elle constitue induit sa propre unité, comme un tableau ou comme un poème. Elle constitue son propre système ; et c’est dans la relation de ce système aux autres systèmes que prennent sens les minuties du dessin, la signifiance des ellipses, le caractère particulier d’un sujet composé entre langage et image, dans l’escamotage particulier de l’un par l’autre.
Il est intéressant ici de poursuivre l’analyse de Thierry Groensteen depuis le travail de Benveniste. En effet, avec le problème de la signifiance linguistique dont Benveniste emprunte les traits principaux à Saussure en prolongeant la conception de la langue comme système, Benveniste ouvre la faculté signifiante de la langue au-delà de la propriété sémiotique de la langue. La notion de système y est centrale. Et la langue est modélisatrice de cette conception du système. Thierry Groensteen met bien en évidence le problème que pose la recherche d’unités que ce soit dans une œuvre d’art, dans une bande dessinée, dans un poème ou encore pour la théorie même de système. La recherche d’unités spécifiques est consubstantielle d’une définition de la bande dessinée en dehors du système de la bande dessinée. Or Groensteen le remarque bien : un des dangers de ce type de recherche est de privilégier une approche essentialiste et segmentaire de l’activité globale qui détermine la bande dessinée comme fonctionnement et comme recherche d’une anthropologie de la modernité et de la culture ; le caractère empirique particulier que la bande dessinée constitue du questionnement de l’organisation des rapports du sujet et du social, de l’activité des représentations dans l’organisation du sens. Nous pouvons créditer ici l’activité bédéiste d’avoir porté la théorisation de son activité et de son fonctionnement bien au-delà du divertissement et du dire : faisant de la bande dessinée une activité théorique et même parmi les plus complexes compte tenu des processus qu’elle met en jeu.
POÉTIQUE POUR LA BANDE DESSINÉE
À l’époque où Groensteen propose d’aborder la bande dessinée sous forme de système, en s’appuyant sur la théorie du langage de Benveniste, les notes sur la poétique (7) de ce dernier n’avaient été ni publiées ni même déposées à la Bibliothèque nationale. Outre que ces notes ouvrent la théorie linguistique à la poétique, elles renforcent l’idée d’un continu entre la signifiance de la langue et l’enjeu d’une signifiance artistique. Ces deux types de signifiances n’étant plus séparées dans l’analyse d’une poétique de Baudelaire et du poème en général, elles font apparaître dans leur rapport la question d’un « langage iconique ». Peut-être y a-t-il, dans cette nouvelle lecture de Benveniste, la possibilité de problématiser la bande dessinée à nouveaux frais suivant les enjeux d’une poétique qui ne sépare plus le voir et le lire, dans la mesure où lire implique autant la corporalisation du sujet que des critères linguistiques, dans la mesure où il y a dans le voir une force d’évocation langagière propre au fonctionnement même du sujet. Avec la bande dessinée, le corps serait investi dans la combinaison du lire et du voir non seulement sur un plan perceptif, mais dans la motilité même du langage en jeu dans la construction de l’émotion poétique. Un voir différent de la peinture ; un lire qui emprunte son intensité au poème, mais selon une émulation différente.
Dans cette perspective, la bande dessinée constituerait le problème d’une signifiance artistique particulière, au-delà des caractéristiques spécifiques de la langue, dans la mesure où elle mobilise dans son agencement des critères extralinguistiques nécessaires à l’organisation de cette signifiance. En effet lorsque Benveniste fait de l’émotion poétique le caractère particulier du langage iconique, et de l’évocation ou de la suggestion l’enjeu d’une signifiance subtile du sujet dans le langage, il ouvre à la bande dessinée la problématique théorique du corps dans le langage ; à travers la question de ce qui fait corps dans un poème. C’est le corps même qui se transforme dans le langage à travers l’émotion. Mais cette émotion n’est pas à prendre selon l’expression psychologique individuelle. Il s’agit de corporaliser l’émotion dans le langage, d’affecter le trait des tremblements du sujet, tel un sismographe des affects. Car :
« En poésie la référence est intérieure : la / référence est l’émotion, et non ce qui provoque / l’émotion (cela n’a aucun intérêt) : le problème / du poète est donc : comment rendre sensible l’émotion ? / Il n’y a donc plus de « signes » communs à tous / les locuteurs, communiquant à tous un concept identique, / mais autre chose qui n’est pas de l’ordre de la dénomi-/nation, mais de la suggestion. Ce qui en poésie / équivaut au « signe » du langage ordinaire est choisi / librement et par décret personnel du poète, étant / le « symbole » ou le correspondant iconique d’une émotion unique. / La langue poétique est toujours celle d’un poète, et elle est / réinventée par lui dans chacun de ses poèmes (8). »
Et cela, que le poème soit une bande dessinée ou une peinture, quelle que soit la forme de sa prosodie et des moyens par lesquels elle fait le poème ou le chant dans le voir.
Le
poète n’est pas l’homme ; il est dans la vie du
langage, la vie qui se transforme en forme-sens dans
le poème. C’est la manifestation du corps de
l’inconnaissance dans le langage : « Toute la
poésie lyrique procède du corps du poète. / Ce
sont ses impressions musculaires, tactiles, olfactives / qui
constituent le noyau et le centre noyau / vivant de sa poésie. Tout se diffuse sur le monde, /
l’anime, l’éclaire, à partir de la personne
du poète (9) . / »
L’écoute, l’écriture, le dessin ont quelque
chose de musculaire dans la voix qu’ils tissent d’une
subjectivation. Les affects y font corps ; l’utopie, l’amour,
les relations se font dans le langage, entre ces choses minuscules
qui affectent le sujet entièrement, qui le submergent du monde
: « Cette émotion naît d’une
expérience profonde, unique, / du monde. Le poète ne
peut se délivrer de son expérience-/obsession, que
chaque incident de sa vie renouvelle, qu’en / l’exprimant
par le moyen d’images. Il faut que son langage / représente
<le vécu>, re-produise l’émotion : l’image
est le truchement / nécessaire de l’émotion, et
en tant qu’elle est sonorité, / la langue doit retrouver
les sons qui l’évoquent. Le / langage du poète
sera donc, à tous points de vue, un / langage iconique
(10). » La vie passe dans le dessin comme dans l’écriture
et confère à la synesthésie du sens et du voir
la réinvention d’un corps, une poétique de la
signifiance iconique. L’œuvre de bande dessinée
serait alors une activité interne au poème, l’enjeu
d’une précession du langage à la naissance du
regard.
Il y a une activité de l’image dans le langage, la mise en évidence d’un inconscient du langage dont la bande dessinée travaille le fonctionnement à travers le dessin. Le dessin s’engouffre entièrement dans le langage entre les mots, dessinant à son tour le phrasé d’un continu du sujet, une matière de poète de dessin en dessin. Elle montre notamment dans la problématique du rapport entre image et langage une manière d’organisation du sens propre à la signifiance d’un sujet dans le langage. Le des- sin est parlant ; il est déjà, force signifiante, imprégné du corps dans le langage et imprégné de l’évocation qui fait son fonctionnement, la recherche de sa voix, la rencontre d’une voix dans l’entrelacement du voir dans le langage, la voix d’un autre sujet ; la corporalité d’un transsujet.
La bande dessinée est d’abord un mode de subjectivation du monde, une matérialité anthropologique particulière de l’invention du monde. De même, Benveniste entrevoit une matérialité de l’émotion du poète dans ce qu’il appelle le « langage iconique ». Il s’agit d’une mise en image évocatrice du corps dans le langage. Comme le trait continue ensemble le corps et la pensée dans le dessin. Mais aussi, renversant la comparaison, comme si le corps se dessinait par ailleurs dans le langage et notamment dans le langage poétique. Car ce ne sont pas des vrais objets qui sont dans les poèmes, mais des images de ces objets portées par l’émotion du poète ; elles sont déjà moins des choses que du sujet, que de la vie signifiée dans le corps : « ces objets ne sont pas pris / et traités pour eux-mêmes, ce sont des projections / de l’émotion (11). » Autrement dit, il n’y a d’objet que dans le langage d’un sujet. Les mot auraient ainsi pour vocation d’iconiser l’émotion et ainsi de produire du sujet, quelque chose d’un corps-langage. Benveniste met en évidence un « pouvoir iconique des mots » où faire voir, montrer l’activité du voir dans le rapport au langage, jouer de la mise en corps du sens dans la dynamique de l’image, appartient en propre à l’invention de la bande dessinée.
L’IMPENSÉ
POUR SORTIR DU SENS
Comme le font remarquer les traducteurs états-uniens, « Originally published in the « Semiotic Forms » collection, The System of Comics forcefully brings the medium of comics into the field of semiotics, or the study of signs and sign systems (12) ». Maintenir la bande dessinée dans la dépendance de l’analyse sémiotique pose le problème de sa capacité à tenir ensemble les enjeux de la pratique et de la théorie, à constituer un système signifiant pouvant être lui-même interprétant d’autres systèmes, d’autres manières de penser le monde. La sémiotique cherche dans la bande dessinée la confirmation d’un universel du signe à la fois langagier et iconique. Mais ce que cherche à signifier la bande dessinée est d’une toute autre teneur. Groensteen, conscient du problème, convoque Benveniste au point névralgique d’une sémantique de l’art sans finalement quitter la logique du signe. Et c’est jusqu’à sa théorie du système qui fait les frais d’une théorie du langage défaillante. La sémantique devient ici une pragmatique qu’il nous faudrait bien sûr interroger plus avant, dans la perspective d’une théorie du langage continue des enjeux infra- ou extra-linguistiques qui organisent non pas le sens mais la voix d’une subjectivation, l’inconnu du sujet dans le langage.
Le dessin est à la fois voix et activité du sens, l’ouverture d’un inconnu du sujet faisant système du moindre détail dans l’ouverture de la lecture. Chaque dessin est ainsi une ouverture du sens, non pas comme unité perdue d’un ensemble, mais comme universel-personnel. Thierry Groensteen, à cet égard, voit bien la richesse de la notion de système. Hélas, la conception du système est chez lui celle d’une configuration formelle, anatomiste et individuante : « En abordant la bande dessinée en termes de « système », j’entendais signifier qu’elle constitue une totalité organique, associant, selon une combinatoire complexe, des éléments, des paramètres, et des procédures multiples (13) ». Moins totalité que dynamique relationnelle, l’imagination du système est plus à découvrir dans l’organisation du langage que dans l’organisation de la nature, dans un rapport signifiant à la vie. Groensteen voit Démocrite dans le formalisme d’Aristote. Il ne pense pas le caractère dynamique et différentiel du système chez Démocrite, au sens d’une configuration du mouvant, d’un arrangement formel en perpétuel mouvement dans lequel les atomes ne s’accrochent pas entre eux pour structurer l’espace, mais « s’éclaboussent » pour faire de la raison un inconnu de la matière du sens, une configuration jamais identique à elle-même.
Notes