TERMINUS, à propos de Paying for it, de Chester Brown
(édition française : Vingt-Trois Prostituées, Cornélius, 2012)
par Jérôme LeGlatin
On pourra hâtivement résumer
les enjeux de 23 Prostituées (1). Autobiographie sans
fard (suite à une rupture amoureuse, Chester Brown devient le
client régulier de prostituées et nous raconte tout de
son expérience), 23 Prostituées est aussi un
plaidoyer en faveur de la prostitution, de sa dépénalisation
et, plus largement, d’une société enfin délivrée
de quelques interdits hypocrites. Sensibilité, sincérité,
intégrité, justesse, courage seront alors communément
loués chez l’auteur. L’éloge pourra se
mâtiner d’un léger bémol : quelques
considérations développées par Brown, d’ordres
politique et social, peuvent paraître excessives. On
s’empressera de les qualifier de
saugrenues et d’en rire. Ou, plus simplement, de les passer sous silence (et peut-être aussi n’y aura-t-on rien lu que de très commun). Bref, Brown délire parfois un peu, mais quel auteur ! quelle bande dessinée ! Affaire bouclée.
À peu de choses près.
Car ces considérations politiques et sociales, insouciamment évacuées pour tailler le monument, se révèlent, si on s’y attarde, structurer l’album, en déterminer les règles d’expression, en composer le cœur pourri. On affirmera alors que, par la place accordée à son versant argumentatif (2) et en ce qu’il irrigue l’ensemble des pages, 23 Prostituées est une œuvre essentiellement idéologique.
Et que, par le biais d’une relation autobiographique utile à son projet, Brown travaille avant tout à plaider pour un faisceau d’orientations sociales participant d’un projet politique aussi cohérent qu’abject. Et qu’à ce titre, et par-delà la question de la prostitution (question à laquelle il importe, malgré l’intention déclarée, de ne surtout pas réduire les préoccupations de l’auteur), l’argumentation développée en ce livre mérite une attention toute particulière.
Pour appréhender au mieux la pensée de Chester Brown, il faudra d’abord isoler les deux préceptes fondamentaux qui la conditionnent :
1) Un précepte politique : la propriété privée, facteur majeur de progrès en Occident, est un droit essentiel. Il est par conséquent inconcevable que quiconque, État compris, puisse agir ou avoir le moindre droit de regard sur ce qui constitue la propriété d’un individu.
2) Un précepte anthropologique : l’être humain est doté de la capacité d’opérer des choix, d’une façon absolument libre et volontaire. La liberté d’agir est donc un droit naturel de la personne, limité uniquement par le respect de la propriété d’autrui. Tout choix effectué étant par nature libre et volontaire, chacun porte la responsabilité pleine et entière de ses actes.
Deux idées fortes découlent de ces prémisses :
- l’une qui se conçoit comme psychologie introspective anti-psychanalytique. Le concept d’inconscient (et tout ce qui pourrait en soi échapper à la conscience d’un individu) est a priori réfuté. En effet, admettre l’éventualité d’une restriction à la connaissance de soi-même invaliderait de fait la possibilité d’un choix libre et volontaire. Ainsi, à la page 10, quand son interlocuteur suppose qu’il puisse souffrir inconsciemment d’une rupture amoureuse, Brown-personnage proteste : « Absurdité freudienne. Si je ne suis pas conscient de souffrir, c’est que je ne souffre pas (3) ».
- l’autre qui prône une réduction drastique de l’intervention étatique. Puisqu’il n’existe, dans le champ social, que des volontés premières, aptes et disposées à agir librement, l’État ne doit en rien empêcher ou restreindre leur expression. Autrement dit, « aucune loi, aucune règle ne devrait violer nos droits fondamentaux » (p. 195). Est cependant reconnue la nécessité d’une structure étatique minimale, veillant au respect de la propriété privée. Le rôle de l’État sera donc réduit à une fonction policière assurant cette protection (4).
Brown conjugue donc défenses indéfectibles de la propriété et de la liberté de l’individu, en tant que ces deux droits fondamentaux sont consubstantiels à l’être humain et à la société qu’il compose. Cette pensée trouve alors en la prostitution un espace d’articulations particulièrement propice.
Pour Brown, le corps entre sous le régime de la propriété. À ce titre, et entendu que l’individu est essentiellement capable de choix, tout individu doit pouvoir disposer librement de son corps : « c’est votre corps et vous devriez avoir le droit d’en faire ce que vous voulez (quelles qu’en soient les conséquences) autant que vous respectez les droits à la propriété d’autrui » (p. 251). Ainsi, exemple qui permettra de commencer à appréhender l’extension pratique du raisonnement, la notion de « dépendance physique » à un produit est niée : il n’existe aucune preuve physiologique de l’état de toxicomanie, pas plus qu’il n’existe de toxicomanes, mais seulement des individus qui opèrent le choix libre et volontaire d’user d’un produit, que ce produit leur soit néfaste ou pas (p. 250-251).
Campé sur cette base théorique fermement établie, l’analyse que fait Brown de la prostitution est la suivante : la prostituée, en tant qu’elle veut céder son corps et ses services moyennant rétribution, et le client, en tant qu’il veut payer la prostituée pour user de ce bien privé dont elle dispose et des services afférents, sont deux individus responsables consentant à une interaction librement déterminée et volontairement agréée par les deux parties en présence. Aucune loi ne saurait réprimer ou fixer les termes d’une telle transaction. Par conséquent, une dépénalisation de la prostitution s’impose. Dépénalisation et non légalisation, faut-il le préciser, puisque la légalisation ne ferait que ramener sous le coup de la Loi et le giron de l’État une activité humaine qui doit s’affranchir de toute entrave (cf. p. 191 à 197 où Brown-personnage explicite le caractère permissif et dangereux de la Loi et de l’État).
En fin de volume, abandonnant la bande dessinée pour l’écrit, Brown établit une liste, sinon exhaustive du moins conséquente, d’objections qu’il aura croisées ou bien anticipées. Ces objections, telles que Brown les réunit et comment il y réplique, se classent en deux catégories :
- la première série, contrevenant à l’un des deux préceptes fondamentaux (caractère indéfectible de la propriété privée, capacité anthropique essentielle du libre choix) ou les agencements qui en procèdent, est réfutable a priori.
- la seconde série résulte d’une croyance erronée en « l’idéal de l’amour romantique ». Véritable bête noire de Brown (de nombreuses pages y sont consacrées), cet idéal incite à la « monogamie possessive », produit névroses sociales et opinions caduques, affaiblit les êtres libres et volontaires que nous sommes. Non seulement « l’idéal de l’amour romantique est par nature impossible » (p. 125), mais il « encourage un certain type de pensées : le désir de posséder une autre personne. C’est de cette envie qu’est né l’esclavage » (p. 198). On l’aura compris : « l’idéal de l’amour romantique est diabolique » (p. 183).
Toute contradiction apportée aux thèses développées dans 23 Prostituées sera donc soit le fruit d’un défaut théorique fondamental, soit l’expression d’une névrose sociale aveugle à sa cause première. Et l’auteur de conclure l’album après 227 pages de bande dessinée et 53 pages de notes additionnelles.
L’œuvre se veut rigoureuse, voire implacable. Tout comme le versant narratif, en son projet autobiographique, paraît livrer au grand jour actes, sentiments et pensées intimes de Brown-personnage, le versant argumentatif travaille à mettre en lumière un réseau de contraintes (l’État, la Loi, Sigmund Freud, l’Idéal Monogame et autre empêcheur de tourner en rond) opprimant nos volontés premières. Brown nous offrirait en somme, expérience de vie à l’appui, les voies d’une désaliénation globale dont la dépénalisation de la prostitution constituerait à la fois un étalon et une étape déterminante. Étape exemplaire sur laquelle se concentre le livre. Incités alors à la considérer en elle-même (ainsi que nous y sommes conduits dès le titre, le sous-titre, puis l’introduction rédigée par Robert Crumb et l’avant-propos de Brown, textes tous deux dévolus au sujet prétendu central), certains pourront s’empresser d’en défendre la validité tandis que d’autres, à l’instar des contradicteurs générés par Brown, la contesteront. Dialogue démocratique oblige. Il paraîtra, pour ma part, plus pertinent de s’attacher, par-delà ou plutôt en-deçà de la question de la prostitution (et en dépit des modalités établies par l’auteur), aux éléments fondamentaux qui organisent la pensée et l’œuvre de Brown. De s’y attacher afin d’en pointer les omissions. Car c’est dans les carences, les vides, éances de cette bande dessinée qui spécule l’exhaustivité à coups de notes manuscrites, dans tout ce que cette pensée totalisante laisse résolument à l’extérieur d’elle- même, que l’on pourra au mieux saisir son mouvement et reconnaître ses objectifs.
Dans les pages de 23 Prostituées, Brown se fait peu disert sur la notion de propriété privée. Plutôt que de s’étonner de l’omission d’un élément aussi essentiel à sa pensée (quand il en déploie d’autres jusqu’à plus soif), d’aucuns estimeront que cette lacune se justifie par des impératifs d’ordonnancement, jugeant qu’un exposé plus conséquent, sur un point a priori périphérique, aurait nui à la cohérence de l’ensemble. Loin de prêter à Brown une pondération rhétorique que tout l’album contredit, et refusant de dissocier, comme deux pièces hétérogènes, enjeux artistiques et politiques, j’insisterai a contrario sur la place significative que Brown accorde à la notion : celle d’un angle mort, lieu stratégique par excellence.
Angle mort qui n’équivaut pas à une absence totale, puisque la propriété privée est bien évoquée. D’abord pages 164 et 165, lors d’une scène d’auto-analyse en forme d’épiphanie, petit chef-d’œuvre cynique de propagande par l’exemple, où un Brown-personnage taciturne réalise que son bien-être dépend de l’achat d’un logement. Démonstration à l’appui, ainsi que le lui permet le procédé autobiographique, Brown-personnage échappe à son état dépressif en répertoriant les avantages (sécurité, quiétude, indépendance) que procure l’accès à la propriété (5). Pages 234 et 251, Brown définit la propriété comme droit inaliénable (« c’est votre corps et vous devriez avoir le droit d’en faire ce que vous voulez ») pour aussitôt l’instituer devoir moral absolu, étendu à l’ensemble des objets privés. La maxime claque : « Si vous respectez la propriété d’autrui, et faites preuve de courtoisie à son égard, vous menez une vie morale ». Brown écrit encore page 253 : « (…) sans la définition claire des droits de possession qu’offre le système de la propriété privée, il y aurait des conflits de territoire [entre les individus]. » Seth enfin, ami proche convié à témoigner en fin de volume, et à qui on saura gré d’insister sur ce point, dit de Brown qu’il est « un peu trop attaché à la ligne du parti libertarien (6) en ce qui concerne les sacro-saints droits à la propriété. »
Les occurrences sont donc aussi rares que décisives. Lorsqu’il ne fait pas de son axiome un présupposé imperceptible, une convention tue, parant ainsi à toute option critique, Brown l’étend à un devoir souverain procédant logiquement d’un droit naturel et le circonscrit à une aspiration individuelle nimbée d’affects immaculés. Toute la spécificité moderne de la propriété privée, en tant que phénomène historique singulier et contingent, échappe alors d’un coup à la pensée. Le régime capitaliste se fondant sur une vaste opération de confiscation (privation des outils de production, privatisation des sphères du réel par la marchandisation, amplification et accélération des phénomènes particuliers d’accumulation), le droit de la propriété sert avant tout, aujourd’hui, à encadrer et valider un processus à large échelle de dépossession. À l’inverse de ce que postule Brown sous le couvert d’une simple relation autobiographique, la propriété privée n’est en rien la petite-affaire-à-soi de chacun prodiguant paix et réconfort — et encore moins le facteur d’un hypothétique progrès — mais un enjeu collectif crucial et le terme essentiel d’un conflit d’envergure. Évoquer a minima la question de la propriété permet alors à Brown de s’incarner chantre d’une libération globale, anti-étatique (mais pour en conserver la fonction répressive) et anti-psychanalytique (mais en faveur d’une psychologie rudimentaire). Si l’autobiographie consiste en l’invention d’un soi, elle est gouvernée ici par une stratégie politique : Brown s’élabore progressiste et humaniste, défendant les droits et libertés de chacun, condamnant les pouvoirs établis, appelant à un désir affranchi de l’hypocrisie, sujet révolutionnaire en somme. Avançant masqué sous son apparente nudité, Brown cherche à faire oublier qu’il est à la base, agent d’excellence, un indéfectible défenseur du capitalisme terminal.
« Les choix se présentent quand il y a alternative (ainsi le choix entre un travail à bas-salaire et la prostitution) » (p. 240). Lorsqu’il conçoit cette figure archétypale (servie à plusieurs reprises), dont la liberté se limite à choisir entre vendre son corps pour un salaire de misère et vendre son sexe pour un peu plus, Brown abolit de fait, très volontairement, nombre de possibles. Ainsi, par exemple, être bien payé sans vendre son sexe ou, plus décisif encore, aspirer à une existence déliée de la logique arbitraire du salariat, débarrassée des lois du commerce et de la marchandise. De l’idée, nécessaire à tout procès effectif d’émancipation, que la conscience et la volonté d’un être puissent être agies par autrui, que la nature des choix à disposition puisse être conditionnée, leur nombre restreint par une série de facteurs externes (ou internes), Brown n’a cure. Le fait qu’une société (ou un homme) puisse être un champ ouvert de luttes et de tensions, complexes et dissimulées, aussi brutales que stratégiquement escamotées, lui est irrecevable. C’est que Brown veut y voir clair, et nous convaincre de sa clairvoyance. Et pour ce faire, à l’aune de son trait précis et dépouillé, de ses compositions ordonnées, à l’image de ses images (7), prospective iconique régie par l’idéologie, la réduction qu’il opère est implacable. Brown n’interroge jamais les conditions d’apparition d’un éventail de choix donné, n’en déploie jamais ni la généalogie (quand, au contraire, il ne tarit pas de pseudo-historicité en s’attaquant à l’ « amour romantique ») ni les alternatives fondamentales. Il ne lui reste alors plus, suite à cette contraction, qu’à constater objectivement un ensemble de données brutes, pure actualité d’une société acausale et atemporelle telle que la prophétisent les tenants néolibéraux de la « fin de l’Histoire » : un espace-temps figé, où la volonté individuelle est conviée à s’ébattre librement. Mais ce meilleur des mondes finis, tel qu’il est agencé, vise à n’autoriser nulle action en son sein, nulle action autre que sa propre perpétuation. L’agir, mouvement imprévisible et créateur, y est rabattu en une simple réaction, plate opératrice de choix restreints. La volonté décline des actes-réflexes répondant à des sollicitations autoritaires ; la liberté se réduit à une soumission pleine et entière aux normes établies. Monde-machine binaire, tout se résout en on-off, zéro-un, misère ou prostitution. Tout y est très clair, certes, mais tout y est mort.
Plus encore : « La plupart des [immigrés illégaux] veulent [souligné par l’auteur] être l’objet du trafic d’êtres humains (to be trafficked). Ils sont originaires de pays pauvres et veulent venir dans les pays plus riches, soit en raison des opportunités économiques qu’ils y trouveront, soit parce qu’ils veulent voyager. Certains connaissent de mauvaises expériences au cours du trafic (while being trafficked)… d’autres non et sont ravis qu’il existe un moyen d’aller là où ils veulent » (p. 243).
Où comment les mouvements migratoires, nécessairement subordonnés aux conditions complexes d’une situation politique, économique et historique mondiale, sont convertis par Brown en de piteuses extrapolations sur la volonté des migrants (jusqu’à la tautologie cynique du « ils veulent voyager parce qu’ils veulent voyager ») et une ode au devenir-marchandise généralisé. Brown se fait ici le relais aussi enthousiaste que réfléchi (car rien d’hasardeux, j’insiste, dans l’argumentaire politique articulé tout du long par Brown) d’un capitalisme terminal dont le projet, effectif depuis des décennies, inclut les deux objectifs suivants : asseoir une anthropologie qui détermine l’être humain comme uniquement animé par la recherche de ses intérêts privés ; réduire l’individu à l’état-fonction de marchandise par un procès global de réification. En ce meilleur des mondes annoncé par Brown, affinons, tout est très clair car tout est marchandise.
Dates et heures scrupuleusement consignées dans des cases dédiées, âges et mensurations, adresses et numéros de téléphone ; des chiffres, à foison. Individu libre et volontaire, Brown-personnage l’est, impérieusement, autant que s’appose au monde une grille numérique. « 5-8-3-6… d’accord. » Le chiffre partage, le chiffre spécifie, le chiffre fixe des alternatives, permet d’opérer des choix. Le chiffre ne surcode pas le monde, il le décode, le rend lisible et maîtrisable. Le chiffre est aussi une érotique : le tarif (à l’heure, à la demi-heure), l’âge, les mensurations de la prostituée, son adresse, l’heure du rendez-vous, le numéro de téléphone à appeler avant de monter, le code d’entrée d’immeuble à composer, le numéro d’appartement, autant de petits cailloux jalonnant le chemin ritualisé qui mène au vagin, aux vagins matriculés (8) de 23 Prostituées.
Les cases 2 et 3 de la page 60 figurent à la fois un sommet de cette mécanique libidinale et son expression la plus directe. Bien plus qu’une érotique, un instant de pure pornographie, les seules images du livre à mériter le qualificatif puisque ces deux cases exhibent sans fioritures, crûment, le sale petit secret qui couve en ces pages, l’objet tabou du désir aliéné (cet objet même que le substantif Prostituées, par ce qu’il convoque, essaye de dissimuler dès le titre dual 23 Prostituées). Brown-personnage, seul dans sa chambre, assis sur son lit, à manier la chose et se regarder la manier — les deux cases usent de plans rapprochés et subjectifs (9) , deux occurrences rares, ici significativement liées. La chose se dilate sur l’écran de la calculatrice : « Si j’y allais toutes les deux semaines, ça ferait 26 fois par an. 26 multiplié par 160 dollars égale 4160 dollars par an. C’est beaucoup. » Multiplication-masturbation, expansion et contraction : « Trois semaines ferait dix-sept fois par an. 160 multiplié par 17 égale 2720. C’est mieux. » Par-delà le sexe, la jouissance comptable ; cette jouissance que le chiffre, et plus encore, bien plus encore, le chiffre fait monnaie octroie.
C’est que si le choix d’un individu se fonde sur une volonté interne, il se consomme parfois dans un acte ; ce qu’il a choisi, il lui faut agir pour s’en saisir ou le faire advenir (en honorant, il va sans dire, les impératifs fixés par les lois de la propriété). À cette fin, l’individu libre et volontaire, tel que théorisé par l’auteur et très exemplairement incarné par Brown-personnage, peut être amené à interagir avec d’autres individus, nécessairement libres et volontaires comme lui. L’événement réclame un dispositif neutre qui garantisse, sans les pervertir, égalité et rationalité. Pour Brown, l’instrument neutre en soi qu’est la monnaie et son corollaire, le commerce, assurent ces conditions idéales.
Seul hic à cette neutralité bonasse, la monnaie opère avant tout comme équivalent général, puissance d’abstraction. C’est précisément elle qui résout tout à l’état de marchandises, à un inventaire de choses comparables, substituables : d’un acte (sexuel ou pas) accompli par un corps humain au moindre objet manufacturé, et plus avant tout ce que du monde le capitalisme intègre de force à l’effort éternel de production. La monnaie, en rien élément neutre ou pacificateur, est fonction de transmutation, balise d’un procès de conversion qui ne reconnaît aucune limite. Et il ne suffit pas à Brown de jouir par la monnaie, de jouir de la monnaie et du pouvoir qu’elle alloue (procurant à chacun, en tant que moyen de paiement, la capacité de distinguer entre les produits de consommation ; puissance nulle en regard de ce qu’elle inflige effectivement à tous), il lui faut encore sanctionner l’opération, en adopter les techniques, en défendre la nécessité, arguer d’une marchandisation spontanée, naturelle, intemporelle : « Le sexe c’est toujours une histoire de négoce : « Je veux te donner du plaisir physique parce que je veux du plaisir physique en échange » ou « Je ferai l’amour avec toi parce que je veux de l’affection » ou « Tu peux me sauter pour 200 dollars. » Tout ça, c’est du négoce » (p. 274). Sexe, plaisir, corps, désir se résorbent en monnaie ; analogues. Tout devient absolument interchangeable, tout devient absolument marchandise (10). Depuis toujours indexé au signe — miraculeusement rétroactif sinon transhistorique — de la monnaie. Don, échange, négoce : commerce. Capitalisme universel, de tout temps.
La saloperie révisionniste bat son plein et Brown, charitable, tempère nos craintes : « Le commerce n’est pas quelque chose de dégoûtant, de contagieux. C’est juste une manière de rendre facilement disponible les biens et services » (p. 248). Le capitalisme étant précisément affaire de contagion virale, non pas manière de faciliter la vie, mais procédé pour la phagocyter, objectiver en son sein la valeur d’échange, recomposer le réel en pièces de la machinerie productrice de plus-value, Brown peut, à ce degré d’aveuglement volontaire, célébrer en chacune de ses pages l’aboutissement du programme de (dé)composition sociale : une somme d’individus-monades aux agissements et interactions régies par les lois « naturelles » du commerce et de la production ; une libre association de citoyens ayant si parfaitement intériorisé l’ordre qui les asservit qu’ils travaillent inlassablement à sa reproduction — ici en négociant leur corps-marchandise (derrière une caisse-enregistreuse ou sur un lit), là en publiant un livre qui prêche la soumission. Masse atomisée et soumise, le capitalisme terminal engendre son non-peuple.
Les yeux du citoyen exemplaire restent le plus souvent dissimulés sous la surface réfléchissante de ses verres de lunettes — les fenêtres de l’âme sont closes, comblés tous les abîmes. Visage-squelette, visage-lame, le visage du citoyen exemplaire évoque autant le visage d’un mort que celui d’un d’objet. Sujet réifié ou produit individué, humain fétichisé, le citoyen exemplaire arpente serein l’utopie marchande. Tout est sous contrôle : Brown-personnage peut jouir librement de sa calculatrice dans son appartement acheté à crédit, puis s’en aller acquérir ici son repas, là sa relation sexuelle, en se félicitant de la prodigalité d’un monde à portée de paiement. Autonomie fantasmatique de l’agent rationnel, opérateur consciencieux de son temps et de ses gestes, tel que le libéralisme l’a inventé, théorisé, créé. « La deuxième fois que je l’ai vue, on a essayé un tas de positions et la relation sexuelle a duré peut-être vingt minutes. Évidemment, j’ai essayé de faire de même aujourd’hui. J’imagine que pour elle, une passe d’une demi-heure ne signifie pas vingt minutes de baise. Dans le futur, j’essaierai de me limiter à dix minutes de sexe pour un rendez-vous d’une demi-heure » (p. 67) ; couché dans son lit, le citoyen exemplaire réfléchit productivité durable et commerce équitable en matant son plafond.
Capitalisme et philanthropie ont toujours fait bon ménage. Sous le couvert de vœux pieux formulés en introduction, Brown retire nombre de signes distinctifs aux prostituées qu’il représente. L’opération est à double tranchant ; par respect de leur anonymat, Brown lisse appartenance sociale, économique et culturelle, historicité, singularité subjective de chacune de ces femmes. Rien d’anodin dans la sélection opérée par Brown, en cette énième réduction qui prolonge le plan d’ensemble, rien d’anodin dans le peu qu’il daigne conserver et tout ce — déterminismes relatifs et lignes de fuite virtuelles — qu’il évacue. Le lecteur devra non seulement s’en satisfaire mais (apprendre à) estimer cela raisonnable et juste. En tête de chapitres (cf. note 8), prénom de prostituée et chiffre composent des matricules. Le citoyen exemplaire est catalogué, numérisé, valorisé. Brown-personnage consulte en ligne les comptes-rendus des clients ; la communauté d’initiés est des plus ordinaires, occupant son poste sur la longue chaîne de transmutation : qualité - contrôle, on vérifie la valeur d’usage du produit. Liberté d’artiste enfin, Brown ne montre jamais les visages de ces femmes : chevelures, phylactères, cadrages, postures des corps, autant de subterfuges les dérobent. Le réel lui-même, fonctionnel, s’agence pour préserver l’intimité des prostituées. Le miracle est à porter au crédit de celui qui loue le corps des travailleuses sans visages, au crédit de son humanisme éclairé. « J’espère qu’elle ne subit pas de violence. Je n’ai en tout cas vu aucune marque ou quoi que ce soit de ce genre » (p. 56). Mais que peut-on encore distinguer en ce quotidien mutilé, que peut-on encore voir dans ce monde sans visages ? Ou plutôt, quels visages reste-t-il qui s’offrent au regard ?
La réponse — Brown apprécierait — se chiffre : trente-trois. Trente-trois gros plans au total. Occurrence aussi rare que remarquable dans un album qui compte près de mille cinq cent cases et entretient un regard distancié et le plus souvent surplombant. Trente-trois gros plans, autant de visages institués (11). Trente-trois visages se manifestent au sein d’un monde qui en est dépeuplé. Et qu’est-ce que Brown choisit ainsi de visagéifier ? À vingt-huit reprises des mains, reliées treize fois à des signes monétaires, dix fois à des signes sexuels (faut-il s’étonner que le couple main-monnaie l’emporte sur le couple main-sexe ?). C’est tout un art du portrait, politique et performatif, qui se profile en ces pages. Effacement du visage humain et réduction des caractères subjectifs exécutés en parallèle d’une visagéification des mains, de la monnaie et des sexes. Un transfert s’opère, en sourdine. Transfert d’affects par suppression du visage humain et investissement simultané en une série de nouveaux visages coordonnés. Les mains, organes préhensiles, infinies fonctions de l’agir et du rapport ; la circulation de la monnaie à laquelle elles se soumettent ; le plaisir que garantit, en soi et par soi, cette circulation. « Sous la domination d’une pensée fixe ou terrible, mais immuable et sans devenir, éternelle en quelque sorte », ces visages « exprime[nt] une Qualité pure, c’est-à-dire un « quelque chose » de commun à plusieurs objets de nature différente », ces visages « arrache[nt] l’image aux coordonnées spatio-temporelles pour faire surgir l’affect pur en tant qu’exprimé ». Capitalisme terminal, abstraction marchande et satisfaction individuelle dessinent la « ligne enveloppante » d’un nouveau visage-standard.