Le sourire des couteaux
à
propos de Pim & Francie :
The
Golden Bear Days
de
Al Columbia
Docteur C.
C’est un vieux théâtre usé, aux couleurs sépia, les tentures du décor baillent sur le bois des cloisons, les panneaux de l’expression en phylactères pendent du haut de la scène, les points de fuite partent dans le décor peint à l’encre noire de nuages et d’arbres décharnés — dans le théâtre labyrinthique des figures.
C’est un goûter d’anniversaire, le vieux magicien fait tournoyer les enfants dans les airs avec les falbalas de sa baguette — avec ses coups de crayon de papier —, de leurs ombilics coupés perlent des gouttes de sang — sur celui-là, une pliure de la page —, dans l’herbe deux petites filles tombées, l’une crayonnée l’autre encrée.
En
haut de la page carrée, on devine le mot calligraphié
aux trois quarts coupé par le bord, COMICS. Au verso, le même
magicien recadré, la même calligraphie massicotée
du mot COMICS.
C’est le même goûter d’anniversaire, c’est le même magicien — même figure inversée. Les bandes d’étoffes nouées à sa baguette, les enfants : des formes géométriques au loin. Et une bordée d’arbres esquissée — avec son trait de perspective tiré à la règle — s’estompe dans le sépia.
C’est
encore le magicien, ce n’est plus la même figure, son
traitement a changé, son costume est devenu noir, son visage
s’est émacié, ses falbalas cette fois encrés
— barrés de quatre aplats blancs craquelés de
tipex.
Puis ce sont les enfants qui tournoient dans les étoffes en bas de page, la petite fille amoureuse accroupie sur une barrière est absorbée dans la contemplation des falbalas — la troisième version de
la figure de la petite fille amoureuse.
C’est encore le magicien dont les falbalas de graphite retournent l’air sans cette fois-ci emporter d’enfants. Ce n’est plus le magicien, c’est la figure d’un homme dont les jointures des membres s’écartent comme tenues par des fils de caoutchouc, à la manière de certains jouets en plastique. Il a quatre bras, autant de longs couteaux qui tournoient. Il semble aveugle. Il sourit.
Ce ne sont que des moules, les figures. De cruels moules. Des obligations d’Être. Qui sont produits par et engendrent des monstres, de ceux qui veulent une culture achevée.
beuh
SALOPE !
IL NE ME RESSEMBLE
PAS DU TOUT !
Une histoire drôle d’inceste #06
Pim&Francie sont du même moule, même morphologie cartoon, même tête ronde, même nez, mêmes gants blancs à leurs mains à quatre doigts, mimétisme des attitudes. Pim&Francie sont des siamois artificiels moulés, liés par un ombilic de chair de chanvre ou de bois. Couple de doubles incestueux qui s’auto-engendrent.
Ils sont pleinement des moules, pleinement altérés de coups de crayon, de feutre, de pinceau, maculés des taches accidentelles d’un doigt glissant sur l’encre de chine encore humide.
Errant dans le théâtre labyrinthique de la représentation, Pim&Francie regardent les fourmis à la loupe dans un dessin qui rassemble manifestement les fragments éparpillés de son irrémédiable déchirure, le décor est en toc et entièrement rafistolé. Le bateau est en toc et entièrement rafistolé. Etc.
Dans une immense majorité des dessins, le bois brut ou façonné par l’homme, les arbres, jusqu’à leurs troncs qui rient ou sanglotent, font ode et lamentation à la pâte, à la cellulose, au celluloïd. Du papier supplicié pour les figures. De l’ossature à nu du théâtre des figures.
Toute figure y est à supplicier.
À taillader au couteau.
À défoncer les museaux et les becs de la souris et de son orchestre de canards et d’écureuils en carton-pâte.
À lacérer le cœur équanime de s’être figé.
À défigurer la gueule du chien rigolo.
Parce qu’elles mentent, ces figures. Elles mentent d’Être. Elles mentent de s’ancrer parfaites, inaltérables, dans nos cerveaux.
Il ne suffit pas de les détourner second degré droguées, au chômage ou deux bites dans l’anus. Mais d’en faire sentir la froideur de pierre, de matière morte. Figés la belle maison bourgeoise dans la campagne et son jardin luxuriant côte à côte avec le Fantôme Noir en flammes dans l’escalier. Figés les grands-parents et la tarte sortant du four de Grand-Mère, images parfaites, sitôt montrés pour ce qu’ils font, des cadavres sur pied, des voisins et des policiers zombifiés.
Ces figures et ces décors produisent des monstres qui dansent et chatoient dans la lumière des projecteurs sur ces monceaux de cadavres, cadavres à la joie artificielle gambadant dans un théâtre, décor bourgeois, voilà les plus cruels des monstres de la nature.
Avec Pim&Francie qui errent leurs chapeaux noirs aux oreilles de Mickey sur la tête et Grand-Mère constatant que
« quelque chose ne va pas avec Grand-Père » dans le Madame Tussauds de papier.
Il est l’heure du Walt Disney’s disjecti membra !
Al
Columbia inachève les myriades de liasses noircies de moules
fabriqués, de décors de théâtre
emberlificotés qui gonflent de vanité et de cruauté
ceux-là mêmes qu’ils prétendent magnifier.
Il les macule jusqu’à en noircir et scarifier le sacré, en livre les versions imparfaites, les boursouflures inabouties dans leur geste technique même.
En
déployant la variété des processus à
l’œuvre derrière les figures, leur matérialité
d’arbre et de ses dérivés, leur qualité
reproductive et reproductible.
Figures en cotillons, figures en miettes, figure chrysalide puis papillon, figures d’enfants mortnés, figure jetée à l’eau dans une valise, figures mortelles du Bloody Bloody Killer maniant fébrilement ses couteaux, le sourire aux lèvres.
Un sourire né dans la matière du papier, dans son jaunissement, dans ses grains et ses pliures, dans
les taches des encres sépia, des gouaches et des lavis, dans les estompes des crayonnés jamais effacés.
C’est son propre sourire carnassier qu’Al Columbia grave visiblement dans le papier, il le fait courir de figure en figure, jusque sur les arbres et dans les fruits, les bêtes qui rampent et qui volent, qui miaulent, qui engendrent et qui meurent, dans les têtes de Pim&Francie et du banquier capitaliste bedonnant, de l’antiquité à ce jourd’hui, jusque dans le noir entre les cases décadrées.
Il barre les figures et taille leur papier en pièces, et dans ce geste produit de nouveaux labyrinthes.
Columbia démembre les belles histoires tissées de moules qui nous contraignent, dans une joie noire, une pratique vivante et noire, qui d’abord hache menu, puis remonte et recompose de cette matière, y fait l’exercice des réminiscences cruelles pour la faire vivre d’une nouvelle vie à l’idéalité noircie.