QUELLE EST LA DATE ? QUEL EST LE SUJET ?
à propos de Barack Hussein Obama
de Steven Weissman, Fantagraphics Books, 2012

par Julien Meunier

 

Quand Guillaume Massart, qui écrit régulièrement dans cette revue, exerce son métier de producteur de documentaires, il lui arrive de devoir remplir des formulaires d’inscription aux festivals. Voilà un exemple de demande typologique à laquelle il lui faut parfois répondre :

Genre/tranche de population/sujets de votre film (cochez la/les case(s)) :

activisme – animation – art – danse – poésie – musiciens – au moins 1 personnage principal est une personne de couleur – au moins 1 personnage principal est une femme – bisexuel – comédie – documentaire – drame – réalisé par une personne de couleur – réalisé par une personne transgenre – réalisé par une femme – réalisé par une personne faisant partie d’une minorité non listée plus haut – maladie mentale – environnement – expérimental – vivant en marge – micro budget – clip musical – narratif – politique – race – SF/horreur – bande annonce – étranger – société


Ironiquement, il est précisé en introduction :


Nous comprenons que beaucoup de ces catégories se recoupent, et que la question des étiquettes est délicate. Dans le doute, cochez la case. Et ne soyez pas découragé s’il n’y a pas de case pour votre genre/tranche de population/sujet, nous sommes excités de voir votre film « hors case ».

On passera sur l’hypocrisie de la formule, qui tout en réclamant de l’inattendu fabrique instantanément une dernière case à cocher, la case « autre » en quelque sorte, qui inclut in extremis tous les imprévus du formulaire et garantit que rien ne sera oublié.

Ce que ce type de formulaire fait apparaître, c’est avant tout un désir d’efficacité, un mouvement d’organisation supérieur dans lequel tout doit rentrer, être parqué dans des catégories qui ne disent rien de l’œuvre qu’elles sont censées classer. On comprend très bien qu’il ne s’agit pas d’appréhender un travail, mais bien de ranger quelque part ce travail et de créer avant tout des outils pour transformer l’inconnu en déjà vu. On imagine alors l’angoisse du réalisateur, dès lors absolument certain qu’on ne verra pas réellement son film, alors même qu’il ne l’a pas encore envoyé.

Lorsqu’on a ces questionnements en tête, comment aborde-t-on un livre comme Barack Hussein Obama qui brandit fièrement ses signes d’appartenance et avance bardé de repères propres à aiguiller la lecture ?

Voilà un livre dont le titre est le nom du président des États-Unis, et dont le portrait d’Obama qui orne la couverture est encadré par deux dates : 2009 – 2012. Un rapide coup d’œil à l’intérieur nous renseigne sur l’organisation de la narration, il s’agit de strips de 4 cases par page, qui mettent en scène le président, sa famille, son vice-président Joe Biden et sa secrétaire d’État Hillary Clinton.

 

Le livre s’inscrit donc dès les premiers moments dans un rapport frontal à l‘actualité de son époque et à un contexte politique précis et daté. De plus il se place au point de rencontre de deux pratiques de la bande dessinée dans la presse américaine : le strip et la caricature politique. Sujet, date et genre sont affichés immédiatement, comme des points de reconnaissance évidents qui charrient leurs lots de références et créent chez le lecteur une attente particulière. Le moins que l’on puisse dire, c’est que ce livre affirme franchement son appartenance à un monde connu, il définit d’emblée son périmètre d’intervention qui s’avère à la fois très spécifique et réduit. D’un coup, un ensemble de règles et de manières de faire nous tombe dessus et définit à l’avance l’objet qu’on a entre les mains. Après tout pourquoi pas, il ne serait pas le premier à travailler dans les règles de l’art, et d’autres ont pu y trouver un cadre adéquat. Mais si Steven Weissman établit si vite et si clairement son programme, c’est pour tout aussi rapidement le pervertir.

La première violence aux attentes suscitées se fait au niveau du dessin. Le Barack Obama de Weissman n’a strictement rien de ressemblant. C’est d’autant plus troublant que le profil dessiné dans le médaillon de la couverture pouvait faire l’affaire. Mais une fois prouvé qu’il pouvait dessiner Obama, l’auteur décide de le représenter comme un petit bonhomme au visage rond, aux yeux presque bridés et aux cheveux lisses. Le dessin très lâché de Weissman fera qu’à certains moments les proportions et le trait fluctuants pourront approcher quelque chose du président des États-Unis, mais ce sera comme un accident, quelque chose d’involontaire, et le reste du temps le dessin s’obstinera à garder sa ligne, il refusera à Obama de ressembler à Obama. Dès la première case, Weissman se détache de la filiation des cartoonists politiques et rend son dessin autonome de la tradition des caricatures.

Le deuxième assaut se fait contre la forme du strip, où l’on se rend vite compte que l’humour, la chute, et en général tout le rythme lié à une construction des scènes en 4 cases, ne fonctionnent pas, ou fonctionnent mal, ou bizarrement. La satire est étrangement lointaine, comme assourdie, les références à l’actualité ou au monde politique sont floues. Rien n’arrive, rien ne tient, rien de ce qui est du réel n’accroche complètement. Et on saisit mal les chutes, ça nous échappe, le monde d’Obama est un monde stupide, plat et incohérent. C’est presque mou, relâché, voire clairement éloigné d’une mécanique du gag. Pourtant Weissman publiait ses pages régulièrement sur Internet, on imagine donc que chaque page devait suffire en elle-même. Mais c’est rarement le cas, ou plutôt si, mais pas sur le mode humoristique. Le rire n’est pas son affaire. Quelque chose tient mais dans une sorte de déséquilibre, de flottement. C’est comme un faux-plat qui s’installe, un mouvement un peu pénible et intrigant d’où émerge, devant le constat que toutes les promesses du livre sont déçues, l’ennui. Un ennui qui place le lecteur dans un état singulier. Dessin improbable, structure inefficace, traitement hors sujet, c’est un sentiment troublant que de se rendre compte qu’on ne comprend plus rien du projet de Weissman, alors que celui-ci nous apparaissait très clair au début.

Petit à petit Weissman fait le vide. L’espace ouvert provoque un vacillement du cadre, d’où peut apparaître la promesse de quelque chose d’autre.

Puis la promesse se réalise, et vient le fantastique. Celui-ci fait des apparitions légères sur quelques pages (un fantôme, le jeu de deux petites filles) et, page 25, Joe Biden se met à expulser de la lave de ses yeux et de sa bouche lorsqu’on prononce près de lui le nom Eyjafjallajökull. À partir de là, Weissman crée progressivement un monde magique et absurde, où tout est mouvant et indéterminé.

Une beauté naît de cette mutation du livre, qui va s’élever de plus en plus dans une sorte de fantaisie violente et imprévisible. Hillary Clinton se transforme en monstre rageux, Biden a la tête qui rétrécit, des images se projettent des yeux du président et une entité noire complote à réaliser la Prophétie.

Page 68, dans un dessin pleine page, les fillettes de Barack Obama ont sauté de l’avion qui les transportait pour se retrouver sur le dos de leur père transformé en perroquet géant par l’esprit de l’oiseau qu’il avait tué. Le saisissement que provoque cette page permet de mesurer le retournement que le livre a opéré depuis son début, et on comprend alors son principe de libération comme une ascension, une ode à la transformation majestueuse. Sur ce perroquet géant, comme dans une soudaine révélation face à l’évidence, les petites filles diront :

« Je crois aux fantômes

En Dieu

En la magie

Aux mauvais sorts »

La Nation, la République, la Démocratie, le Président, tout ça a

complètement disparu du monde.

Ça agit comme un éloge de l’échappée, ça a glissé et c’est l’irrationnel qui a pris le dessus. De ce point de vue, l’inscription du livre dans le genre du strip et du dessin de presse, puis sa rapide démission face aux codes du genre, réactivent de manière détournée une position face à la question politique que le livre semblait d’abord éviter. Cette position serait celle du décadrage, d’un dérèglement nécessaire pour pouvoir faire place à un devenir autre et pour mieux embrasser l’infini potentiel du monde. Il devient alors possible de faire face à l’ambiguïté des choses. La mécanique grippée des gags rend visibles le désœuvrement et la mélancolie, l’absurde et le fantastique rendent saillante la violence. Les personnages sont des figures violées, des corps creux qui se transforment, gonflent ou explosent, qu’on peut remplir de lave ou d’étoiles. Le retour inattendu du politique, c’est par exemple Barack Obama, ayant l’apparence d’un grand oiseau morbide, qui se penche au-dessus d’un homme, lui demande : « Que veut le peuple ? », puis lui crève les yeux sans attendre de réponse et s’envole.

L’éditeur, lorsqu’il présente le livre, parle d’une Amérique parallèle, d’une version alternative de Barack Obama et de son entourage. D’une certaine manière, c’est là chercher à ancrer le récit dans un territoire qui ne serait pas celui du réel, c’est déplacer le livre là où on peut facilement le ranger. Une Amérique parallèle, c’est une Amérique qui ne nous regarde plus, et c’est aussi une case bien pratique pour y placer les bizarreries du livre et leur enlever leur poids. Un univers fantastique, c’est un univers qui permet à l’étrangeté du livre d’être confortable et justifiée, qui ne pose plus question.

Mais ça ne colle pas, le livre résiste. Il y a en lui quelque chose de radicalement irréductible du fait que ce fantastique n’arrive pas de nulle part, ni n’importe comment. Si la magie a éclaté et élargi le programme du livre Barack Hussein Obama, qu’est-ce que le président Barack Hussein Obama fait à la magie ? Au fond, pourquoi Steven Weissman s’obstinerait à parler de Barack Obama si c’était pour s’en écarter complètement et l’oublier au bout de quelques pages ? C’est que ce n’est jamais vraiment le cas, et d’une certaine manière le réel n’est jamais complètement effacé, il mute mais toujours dans la réalisation d’un potentiel fantastique qu’il portait en lui.

Lorsque le nom du volcan Eyjafjallajökull provoque des giclées de lave dans le corps de Biden, ce n’est rien d’autre qu’une mise en forme du fantastique qui se trouve en puissance dans le fait bien réel que le réveil d’un volcan islandais paralyse le trafic aérien mondial. Et si le nom de Barack Hussein Obama n’est pas fictif, le lire à chaque début de page le transforme en une sorte de mantra, qui à la fois le vide de son sens et arrime chaque nouvelle page à un référent concret. Ce que fait le président Barack Obama à la magie, c’est l’enraciner dans le monde malgré tout. Weissman ne substitue pas au monde un monde alternatif, son livre est plutôt en constant dialogue avec le réel, et son échappée se fait toujours par un rappel de la réalité, de laquelle il ne se détache jamais

complètement. Ainsi il faut lire le bandeau publicitaire aux couleurs du drapeau américain qui ceinture le livre et qui comporte des citations telles que : « « Rassemblez toute votre énergie et placez-la dans Barack Hussein Obama » - Oprah Winfrey », ou « « Barack Hussein Obama a beaucoup de critiques, et je n’en ferai simplement pas partie » - George W. Bush ». En opérant une fusion entre le titre et le personnage, Weissman crée d’emblée un flou, frotte son livre au personnage public pour qu’il s’y confonde jusqu’à troubler la distinction entre fiction et réalité. Cette friction provoque des superpositions, des effacements, une confusion d’où peut émerger un rapport singulier au monde.

Pour ce livre qui se désintéresse du terrain qu’il prétend investir et qui se construit tout le long sur un aller-retour constant entre un lâcher prise et un rappel du réel, peu importe finalement d’où il vient et où il va : seul le geste compte, seul le travail autour de l’écart, du hiatus, semble fertile. C’est une bande dessinée qui fonctionne comme un élastique, qui part du sol et s’étire vers le fabuleux sans perdre de vue son point d’ancrage ; ça se tend, ça se rétracte, puis ça repart en tension dans des degrés d’étirement et de direction multiples. Parfois ça s’épuise, parfois ça accroche le lecteur, mais au bout du compte cette façon de partir d’un lieu circonscrit, de cocher toutes les cases, pour installer ensuite une profonde instabilité, en fait un livre étonnant.

Quelle est la date, le genre ou le sujet ? Dans ce cas précis ces questions deviennent fécondes en ce qu’elles établissent leurs propres limites et permettent à Weissman de les dépasser et travailler l’inactuel, l’indiscernable et l’incertain. Alors que le sol est bien connu, les rhizomes qui le traversent déroutent.